Publiée le 11-09-2010
DansLiberté Politique, par Pierre-Olivier Arduin
Les états généraux de la bioéthique ont constitué la première expérience française de débat public sur des questions de société. Une proposition de loi visant à généraliser cette méthode a été adoptée par l'Assemblée nationale en février dernier et transmise au Sénat [1]. L'essentiel de la discussion parlementaire s'est penchée sur le concept de « conférences de citoyens » qui pourra à l'avenir précéder toute modification de la législation relative à la bioéthique.
Dans le but de faire vivre les grands principes de l'éthique de la discussion chère au philosophe allemand Jürgen Habermas, le gouvernement avait décidé de mettre en place lors du premier semestre 2009 des états généraux de la bioéthique dont l'organisation fut confiée à un comité de pilotage présidé par le député Jean Leonetti. Une expérience qu'il avait annoncée comme une première en France.
Selon Habermas, seul un discours sur la place publique où les arguments de tous les protagonistes sont évalués de manière critique, sans contrainte et dans le respect de l'égalité des sujets impliqués, peut établir la validité des énoncés pratiques. Parce qu'il y a acceptation de la possibilité de proférer et d'affirmer des valeurs différentes dans l'espace public, l'éthique de la discussion se présente comme la volonté de contenir les effets néfastes du pluralisme radical de nos sociétés postmodernes. À la question de savoir comment sortir du relativisme éthique contemporain, Habermas répond : par la discussion et la mise en débat des normes morales.
La vérité entre parenthèse
Nous reviendrons dans d'autres articles sur les faiblesses de ce modèle. Disons simplement que l'éthique de la discussion met entre parenthèses l'idée même de vérité. Dès lors, le risque majeur est que des principes moraux universels obligeant tous les hommes soient battus en brèche par leur mise en débat. Bref, que des principes « non négociables » soient « négociés ». Le bien et la vérité ne seraient alors plus que la résultante d'un perpétuel consensus obtenu à partir d'une série de procédures discursives. Dans son document À la recherche d'une éthique universelle, nouveau regard sur la loi naturelle, la Commission théologique internationale (CTI) a tenu à rappeler « le caractère non conventionnel mais naturel et objectif des normes fondamentales qui régissent la vie sociale et politique. En particulier, la forme démocratique de gouvernement est intrinsèquement liée à des valeurs éthiques stables qui ont leur source dans les exigences de la loi naturelle et qui ne dépendent donc pas des fluctuations d'un consensus [2] ».
Il n'est donc pas étonnant que la CTI ait consacré un numéro entier à la question de l'éthique de la discussion pour en critiquer le fond tout en reconnaissant l'importance de l'instauration d'un réel débat autour des questions de société, à condition que le dialogue qui le sous-tende repose sur la prise en compte d'un agir moral conforme à la nature même de l'homme :
« Dans ce contexte où la référence à des valeurs objectives absolues reconnues universellement est devenue problématique, certains, désireux de donner tout de même une base rationnelle aux décisions éthiques communes, prônent une éthique de la discussion dans la ligne d'une compréhension dialogique de la morale […].
L'éthique de la discussion s'intéresse surtout à la méthode par laquelle, grâce au débat, les principes et les normes éthiques peuvent être mis à l'épreuve et devenir obligatoires pour tous les participants. Elle est essentiellement un procédé pour tester la valeur des normes proposées et ne peut produire de nouveaux contenus substantiels. L'éthique de la discussion est donc une éthique purement formelle qui ne concerne pas les orientations morales de fond. Elle court le risque de se limiter à une recherche du compromis. Certes, le dialogue et le débat sont toujours nécessaires pour obtenir un accord réalisable sur l'application concrète des normes morales dans une situation donnée, mais ils ne sauraient reléguer à la marge la conscience morale. Un vrai débat ne remplace pas les convictions morales personnelles mais il les suppose et les enrichit [3]. »
Une discussion sous contrôle
Sans perdre de vue cette analyse, essayons tout de même de savoir si la façon dont ont été menés les états généraux de la bioéthique relevait véritablement de l'éthique de la discussion. Pour donner corps à la pensée du philosophe allemand, les pouvoirs publics français ont souhaité mettre en place plusieurs procédures présentées au départ comme complémentaires. Le premier volet a consisté à faciliter l'organisation de réunions et colloques sur tout le territoire – quelques 220 rencontres ont ainsi rythmé les 6 premiers mois de l'année 2009 – afin de favoriser l'information d'un maximum de citoyens en dialogue avec des acteurs de la réflexion éthique. Le second axe conçu expressément pour faire émerger une pensée instruite et éclairée provenant de la société civile fut la mise en place d'un site internet chargé de recueillir les contributions des Français, 1658 au total, qui devaient faire l'objet d'une synthèse finale.
Comme nous l'avions ici même déploré [4], ces deux éléments méthodologiques ont finalement été largement occultés par la tenue de trois forums citoyens constitués par des panels sensés représenter la diversité de la société française. Formés pendant deux week-ends dans la « plus stricte neutralité » selon l'expression du président du comité de pilotage, les forums citoyens ont consisté essentiellement en une espèce de débat plus ou moins improvisé entre les personnes sélectionnées et ceux qu'on a appelé les « grands témoins ». À l'issue de la procédure, les délégués des différents jurys ont rendu des propositions sur chacun des thèmes choisis. Ce sont ces conclusions qui ont représenté l'essentiel du contenu du rapport final des états généraux de la bioéthique rédigé par le philosophe Alain Graf, laissant dans l'ombre les autres apports « démocratiques » [5].
Exhibé au départ comme l'une des grandes innovations méthodologiques des états généraux, le site internet, voulu comme un espace d'expression ouvert à tous les citoyens désireux d'apporter leur pierre au débat en envoyant leur contribution avec l'espoir qu'elle serait prise en compte dans le document achevant le processus délibératif, a été pourtant passé consciencieusement à la trappe (six pages sur les 66 du rapport lui sont consacrées). Alain Graf en a expliqué les raisons : « Parce qu'ils n'ont pas été sélectionnés selon des critères de représentativité, les témoignages individuels diffusés sur le site des états généraux de la bioéthique ne sauraient être appréhendés de la même manière que les contributions issues d'un débat et d'une réflexion collective [6]. »
Prenant l'exemple de la problématique des techniques de diagnostic prénatal et des risques d'eugénisme qu'elles suscitent, il a qualifié les avis des internautes de « discours de dénonciation » en les opposant à ceux des panélistes des conférences citoyennes, jugés « beaucoup moins hostiles [7] ». Plutôt que de confronter les différentes sources de réflexion ainsi que l'aurait voulu une authentique éthique de la discussion, les contributions du site internet ont été systématiquement jugées à l'aune des avis citoyens qui ont constitué dès lors la norme de ce nouveau type de « démocratie participative ».
« Citoyenneté ouverte » contre « conviction figée »
En déposant en février 2010 une proposition de loi visant à généraliser la méthode des états généraux aux questions éthiques et de société, le député Jean Leonetti a confirmé « le faible intérêt » – selon ses propres mots – du recueil sans tirage au sort de la réflexion des Français via un site internet. Même l'organisation de colloques par les espaces éthiques régionaux pose selon lui des problèmes méthodologiques :
« Les résultats de ces deux types de débats peuvent être biaisés par l'absence de sélection des participants. Ceux-ci sont souvent en majorité des personnes directement intéressées. Leur opinion doit être écoutée avant les réformes mais elle ne saurait représenter l'avis général de la société. Il est donc difficile de tirer des conclusions de ces débats, à la différence des conférences de citoyens qui formulent des recommandations finales [8]. »
Rien d'étonnant dans cette analyse en forme de couperet puisqu'Alain Graf avait formulé déjà les mêmes griefs. Seuls les panels citoyens reflètent une éthique collective « citoyenne et républicaine [9] », parée des attributs des « Lumières » (ibid.) susceptible de s'opposer à une « éthique de conviction figée » (ibid.), avait-il affirmé.
Adoptée en février dernier par l'Assemblée nationale et transmise dans la foulée au président du Sénat, la proposition de loi si elle était définitivement votée modifierait ainsi le Code de la santé publique :
Art. L. 1412-1-1 : « Tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé est précédée d'un débat public sous forme d'états généraux. Ceux-ci sont organisés à l'initiative du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, après consultation des commissions parlementaires compétentes et de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques… » ;
Art L. 1412-3-1 : « Les états généraux mentionnés à l'art. L. 1412-1-1 comprennent en particulier des conférences de citoyens choisis de manière à représenter la société dans sa diversité. Après avoir reçu une formation préalable, ceux-ci débattent et rédigent un avis ainsi que des recommandations qui sont rendus publics ».
L'objectif avoué par Jean Leonetti est de « forger une éthique de la discussion ouverte et citoyenne pour rechercher ensemble des valeurs partagées et des principes communs [10] ». Les conférences de citoyens telles qu'ici envisagées relèvent-elles véritablement de l'éthique de la discussion ? Plusieurs points semblent affirmer le contraire.
Une fausse neutralité
En premier lieu, rien ne laisse penser que Jürgen Habermas pensait confier à des jurys citoyens le soin de discuter des questions sociétales qu'une démocratie doit trancher. Son propos visait bien plutôt les différents acteurs et experts de tel ou tel sujet, « lesquels doivent tous prendre part à la discussion » selon son principe D [11]. Selon ce principe, on comprend que l'ensemble des théologiens, juristes, philosophes, médecins, scientifiques, puissent débattre, argumenter leurs positions, défendre leurs convictions sans qu'aucune censure ne vienne étouffer le dialogue. Pourquoi opposer les avis de citoyens sélectionnés aux autres apports de réflexion, qu'ils émanent de spécialistes ou de Français désireux de participer, puisque l'éthique de la discussion invite théoriquement tous ceux qui ont quelque chose à dire à s'exprimer, afin que toutes les positions soient loyalement prises en comptes et écoutées ?
Deuxièmement, en admettant la pertinence d'une consultation des citoyens, le cadre formel tel qu'il est actuellement défendu pèche par un défaut fondamental qui témoigne indubitablement que ce genre de procédure ne saurait être confondu avec une authentique éthique de la discussion. La neutralité revendiquée de la formation du panel citoyen est un point tout à fait contestable. Sur des questions bioéthiques par nature complexes et suscitant de nombreuses confrontations et analyses divergentes, viser la neutralité d'une formation est au mieux un vœu pieux au pire un mensonge. Le biologiste Jacques Testard, bien connu pour être l'auteur de la première fécondation in vitro en France, l'est moins en tant que co-auteur d'un projet de loi élaboré par la Fondation sciences citoyennes (FSC) définissant les points essentiels d'une conférence de citoyens [12]. À ce titre, il est très critique quant à la manière dont se sont déroulés les forums des états généraux de la bioéthique [13].
Même si nous ne partageons pas forcément le fond de sa pensée, il est intéressant de citer une partie de sa réflexion. Il propose ainsi de composer le comité de pilotage de sorte que les spécialistes soient choisis pour « représenter l'essentiel du pluralisme disciplinaire et du pluralisme des opinions sur la question débattue » (ibid.). Pour Jacques Testard, « c'est la présence délibérée des contradictions au sein du comité qui permet de rechercher l'objectivité du programme de formation des citoyens [14]». Comment cela ? En leur exposant loyalement « les controverses et la diversité des points de vue », l'exact contraire d'une formation soi-disant neutre sur le plan moral.
L'éthique de la discussion est ici reprise dans un de ses aspects les plus centraux – n'écarter aucun point de vue –, d'autant que le comité de coordination serait, dans cette configuration, chargé de recueillir et distribuer « les cahiers d'acteurs émis par toutes les personnes physiques ou morales désireuses d'en produire » (ibid.). À cette fin tous les documents seraient équitablement distribués au panel de citoyens pour leur offrir « une présentation des positions contradictoires dans la controverse en cause » (ibid.).
Testard est donc très sévère à propos de sa participation à l'un des forums citoyens en juin 2009 :
« La volonté délibérée d'écarter la controverse de la formation et de la réserver pour le débat public a eu pour conséquence de ne faire découvrir la position des experts qu'au dernier moment, juste avant la rédaction du rapport final par le panel, court-circuitant ainsi la nécessaire maturation des avis des citoyens que permet la discussion interne au panel. Leur surprise était évidente quand j'ai évoqué l'avenir eugénique prévisible du DPI ainsi que la non justification des recherches sur l'embryon humain avant que des résultats probants soient obtenus chez l'animal » (ibid.).
Quand les hommes n'ont plus de repères, quand ils ne savent plus où est le bien, ils se donnent des procédures sensées les extraire des sables mouvants du relativisme éthique contemporain. La proposition de loi de Jean Leonetti visant à légitimer les conférences de citoyens veut s'inscrire dans ce mouvement. Pour autant, le manque de rigueur du dispositif ne nous semble pas relever des principes habermassiens de l'éthique de la discussion, elle-même bien fragile pour espérer dépasser le pluralisme radical de nos sociétés. La volonté de trouver à tout prix un consensus n'est-il pas un « leurre démocratique » ? La protection de la dignité humaine dans le champ bioéthique est-elle à chercher dans un hypothétique compromis issu d'un forum citoyen ?
Prochain article : Institutionnaliser les désaccords éthiques ?
[1] Proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale relative à l'organisation du débat public sur les problèmes éthiques et les questions de société, n. 289, 16 février 2010.
[2] Commission théologique internationale, À la recherche d'une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009, p. 148.
[3] Commission théologique internationale, op.cit., n. 8, p. 21-22.
[4] Pierre-Olivier Arduin, États généraux : le piège des jurys citoyens, 3 juillet 2009, et États généraux : une méthode ambigüe, un rapport décevant, 18 septembre 2009, Libertepolitique.com.
[5] Alain Graf, Rapport final des États généraux de la bioéthique (pdf), 1er juillet 2009. Mgr d'Ornellas, président du groupe de travail des évêques de France sur la bioéthique, constate également que « le rapport ne tient compte que des trois forums rassemblant des citoyens », Bioéthique. Questions pour un discernement, Lethielleux/DDB, 2009, p. 8.
[6] Alain Graf, op.cit., p. 7.
[7] Alain Graf, op.cit., p. 57-58.
[8] Jean Leonetti, Rapport relatif à l'organisation du débat public sur les problèmes éthiques et les questions de société, Assemblée nationale, XIIIe législature, n. 2276, 3 février 2010.
[9] Alain Graf, op.cit., p.7-8.
[10] Rapport relatif à l'organisation du débat public…, op.cit.
[11] « Une norme n'est véritablement valide que si elle fait l'unanimité des personnes concernées lesquelles doivent toutes prendre part à la discussion », J. Habermas, Morale et Communication, Paris, Le Cerf, 1986, p.86-87.
[12] Jacques Testard, Convention de citoyens (CdC) : Points importants pour la qualité et la crédibilité de la procédure, www.jaques.testard.free.fr.
[13] Jacques Testard, « Les États généraux de la bioéthique : un leurre démocratique ? », Alternative Santé, octobre 2009.
[14] Jacques Testard, Des conférences de citoyens organisées par le Comité national d'éthique ?, février 2010, www.jacques.testard.free.fr.