Saint Benoit

Publié le 2025-07-11

2005

10 juillet 2005 – Méditation de Benoit XVI lors de la prière de l’Angelus

     Demain sera célébrée la fête de saint Benoît Abbé, Patron de l'Europe, un saint qui m'est particulièrement cher, comme on peut le deviner à travers le choix de mon nom. Né à Nursie aux alentours de 480, Benoît accomplit ses études initiales à Rome mais, déçu par la vie de la ville, il se retira à Subiaco, où il demeura pendant près de trois ans dans une grotte - le célèbre "sacro speco" - se consacrant entièrement à Dieu. À Subiaco, se servant des ruines d'une villa cyclopéenne de l'empereur Néron, il construisit avec ses premiers disciples plusieurs monastères, donnant vie à une communauté fraternelle fondée sur le primat de l'amour du Christ, dans laquelle la prière et le travail s'alternaient de façon harmonieuse dans une louange à Dieu. Quelques années plus tard, sur le Mont Cassin, il donna sa forme définitive à ce projet, et le mit par écrit dans la "Règle", la seule de ses œuvres qui nous soit parvenue. Sur les cendres de l'Empire romain, Benoît, recherchant avant tout le Royaume de Dieu, jeta, peut-être même sans s'en rendre compte, la semence d'une nouvelle civilisation qui devait se développer, en intégrant les valeurs chrétiennes à l'héritage classique, d'une part, et aux cultures germanique et slave, de l'autre.

     Il existe un aspect typique de sa spiritualité, que je voudrais souligner en particulier aujourd'hui. Benoît ne fonda pas une institution monastique ayant pour but principalement l'évangélisation des peuples barbares, comme d'autres grands moines missionnaires de l'époque, mais il indiqua à ses disciples comme objectif fondamental et même unique de l'existence, la recherche de Dieu : "Quaerere Deum". Il savait toutefois que, lorsque le croyant entre en relation profonde avec Dieu, il ne peut se contenter de vivre de façon médiocre à l'enseigne d'une éthique minimaliste et d'une religiosité superficielle. On comprend alors mieux, sous cette lumière, l'expression que Benoît tira de saint Cyprien et qui résume dans sa Règle (IV, 21) le programme de vie des moines : "Nihil amori Christi praeponere", "Ne rien placer au-dessus de l'amour du Christ". C'est en cela que consiste la sainteté, proposition valable pour chaque chrétien et devenue une véritable urgence pastorale à notre époque où l'on ressent le besoin d'ancrer la vie et l'histoire à de solides références spirituelles.

     Un modèle sublime et parfait de sainteté est représenté par la Très Sainte Vierge Marie, qui a vécu en communion constante et profonde avec le Christ. Nous invoquons son intercession, avec celle de saint Benoît, afin que le Seigneur multiplie, également à notre époque, le don d'hommes et de femmes qui, à travers une foi éclairée, témoignée dans la vie, soient dans ce nouveau millénaire le sel de la terre et la lumière du monde.

 

2008

9 avril 2008 – Enseignement du Pape Benoit XVI lors de l’Audience Générale

     Je voudrais parler aujourd'hui de saint Benoît, fondateur du monachisme occidental, et aussi Patron de mon pontificat. Je commence par une parole de saint Grégoire le Grand, qui écrit à propos de saint Benoît:  "L'homme de Dieu qui brilla sur cette terre par de si nombreux miracles, ne brilla pas moins par l'éloquence avec laquelle il sut exposer sa doctrine" (Dial. II, 36). Telles sont les paroles que ce grand Pape écrivit en l'an 592; le saint moine était mort à peine 50 ans auparavant et il était encore vivant dans la mémoire des personnes et en particulier dans le florissant Ordre religieux qu'il avait fondé. Saint Benoît de Nursie, par sa vie et par son œuvre, a exercé une influence fondamentale sur le développement de la civilisation et de la culture européenne. La source la plus importante à propos de la vie de ce saint est le deuxième livre des Dialogues de saint Grégoire le Grand. Il ne s'agit pas d'une biographie au sens classique. Selon les idées de son temps, il voulut illustrer à travers l'exemple d'un homme concret - précisément saint Benoît - l'ascension au sommet de la contemplation, qui peut être réalisée par celui qui s'abandonne à Dieu. Il nous donne donc un modèle  de  la  vie  humaine  comme ascension vers le sommet de la perfection. Saint Grégoire le Grand raconte également dans ce livre des Dialogues de nombreux miracles accomplis par le saint, et ici aussi il ne veut pas raconter simplement quelque chose d'étrange, mais démontrer comment Dieu, en admonestant, en aidant et aussi en punissant, intervient dans les situations concrètes de la vie de l'homme. Il veut démontrer que Dieu n'est pas une hypothèse lointaine placée à l'origine du monde, mais qu'il est présent dans la vie de l'homme, de tout homme.

     Cette perspective du "biographe" s'explique également à la lumière du contexte général de son époque:  entre le V et le VI siècle, le monde était bouleversé par une terrible crise des valeurs et des institutions, causée par la chute de l'Empire romain, par l'invasion des nouveaux peuples et par la décadence des mœurs. En présentant saint Benoît comme un "astre lumineux", Grégoire voulait indiquer dans cette situation terrible, précisément ici dans cette ville de Rome, l'issue de la "nuit obscure de l'histoire" (Jean-Paul II, Insegnamenti, II/1, 1979, p. 1158). De fait, l'œuvre du saint et, en particulier, sa Règle se révélèrent détentrices d'un authentique ferment spirituel qui transforma le visage de l'Europe au cours des siècles, bien au-delà des frontières de sa patrie et de son temps, suscitant après la chute de l'unité politique créée par l'empire romain une nouvelle unité spirituelle et culturelle, celle de la foi chrétienne partagée par les peuples du continent. C'est précisément ainsi qu'est née la réalité que nous appelons "Europe".

     La naissance de saint Benoît se situe autour de l'an 480. Il provenait, comme le dit saint Grégoire, "ex provincia Nursiae" - de la région de la Nursie. Ses parents, qui étaient aisés, l'envoyèrent suivre des études à Rome pour sa formation. Il ne s'arrêta cependant pas longtemps dans la Ville éternelle. Comme explication, pleinement crédible, Grégoire mentionne le fait que le jeune Benoît était écoeuré par le style de vie d'un grand nombre de ses compagnons d'étude, qui vivaient de manière dissolue, et qu'il ne voulait pas tomber dans les mêmes erreurs. Il voulait ne plaire qu'à Dieu seul; "soli Deo placere desiderans"  (II  Dial.  Prol. 1). Ainsi, avant même la conclusion de ses études, Benoît quitta Rome et se retira dans la solitude des montagnes à l'est de Rome. Après un premier séjour dans le village d'Effide (aujourd'hui Affile), où il s'associa pendant un certain temps à une "communauté religieuse" de moines, il devint ermite dans la proche Subiaco. Il vécut là pendant trois ans complètement seul dans une grotte qui, depuis le Haut Moyen-âge, constitue le "coeur" d'un monastère bénédictin appelé "Sacro Speco". La période à Subiaco, une période de solitude avec Dieu, fut un temps de maturation pour Benoît. Il dut supporter et surmonter en ce lieu les trois tentations fondamentales de chaque être humain:  la tentation de l'affirmation personnelle et du désir de se placer lui-même au centre, la tentation de la sensualité et, enfin, la tentation de la colère et de la vengeance. Benoît était en effet convaincu que ce n'était qu'après avoir vaincu ces tentations qu'il aurait pu adresser aux autres une parole pouvant être utile à leur situation de besoin. Et ainsi, son âme désormais pacifiée était en mesure de contrôler pleinement les pulsions du "moi" pour être un créateur de paix autour de lui. Ce n'est qu'alors qu'il décida de fonder ses premiers monastères dans la vallée de l'Anio, près de Subiaco.

     En l'an 529, Benoît quitta Subiaco pour s'installer à Montecassino. Certains ont expliqué ce déplacement comme une fuite face aux intrigues d'un ecclésiastique local envieux. Mais cette tentative d'explication s'est révélée peu convaincante, car la mort soudaine de ce dernier n'incita pas Benoît à revenir (II Dial. 8). En réalité, cette décision s'imposa à lui car il était entré dans une nouvelle phase de sa maturation intérieure et de son expérience monastique. Selon Grégoire le Grand, l'exode de la lointaine vallée de l'Anio vers le Mont Cassio - une hauteur qui, dominant la vaste plaine environnante, est visible de loin - revêt un caractère symbolique:  la vie monastique cachée a sa raison d'être, mais un monastère possède également une finalité publique dans la vie de l'Eglise et de la société, il doit donner de la visibilité à la foi comme force de vie. De fait, lorsque Benoît conclut sa vie terrestre le 21 mars 547, il laissa avec sa Règle et avec la famille bénédictine qu'il avait fondée un patrimoine qui a porté des fruits dans le monde entier jusqu'à aujourd'hui.

     Dans tout le deuxième livre des Dialogues, Grégoire nous montre la façon dont la vie de saint Benoît était plongée dans une atmosphère de prière, fondement central de son existence. Sans prière l'expérience de Dieu n'existe pas. Mais la spiritualité de Benoît n'était pas une intériorité en dehors de la réalité. Dans la tourmente et la confusion de son temps, il vivait sous le regard de Dieu et ne perdit ainsi jamais de vue les devoirs de la vie quotidienne et l'homme avec ses besoins concrets. En voyant Dieu, il comprit la réalité de l'homme et sa mission. Dans sa Règle, il qualifie la vie monastique d'"école du service du Seigneur" (Prol. 45) et il demande à ses moines de "ne rien placer avant l'Œuvre de Dieu [c'est-à-dire l'Office divin ou la Liturgie des Heures]" (43, 3). Il souligne cependant que la prière est en premier lieu un acte d'écoute (Prol. 9-11), qui doit ensuite se traduire par l'action concrète. "Le Seigneur attend que nous répondions chaque jour par les faits à ses saints enseignements", affirme-t-il (Prol. 35). Ainsi, la vie du moine devient une symbiose féconde entre action et contemplation "afin que Dieu soit glorifié en tout" (57, 9). En opposition avec une réalisation personnelle facile et égocentrique, aujourd'hui souvent exaltée, l'engagement premier et incontournable du disciple de saint Benoît est la recherche sincère de Dieu (58, 7) sur la voie tracée par le Christ humble et obéissant (5, 13), ne devant rien placer avant l'amour pour celui-ci (4, 21; 72, 11) et c'est précisément ainsi, au service de l'autre, qu'il devient un homme du service et de la paix. Dans l'exercice de l'obéissance mise en acte avec une foi animée par l'amour (5, 2), le moine conquiert l'humilité (5, 1), à laquelle la Règle consacre un chapitre entier (7). De cette manière, l'homme devient toujours plus conforme au Christ et atteint la véritable réalisation personnelle comme créature à l'image et à la ressemblance de Dieu.

     A l'obéissance du disciple doit correspondre la sagesse de l'Abbé, qui dans le monastère remplit "les fonctions du Christ" (2, 2; 63, 13). Sa figure, définie en particulier dans le deuxième chapitre  de  la Règle, avec ses qualités de beauté spirituelle et d'engagement exigeant, peut-être considérée comme un autoportrait de Benoît, car - comme l'écrit Grégoire le Grand - "le saint ne put en aucune manière enseigner différemment de la façon dont il vécut" (Dial. II, 36). L'Abbé doit être à la fois un père tendre et également un maître sévère (2, 24), un véritable éducateur. Inflexible contre les vices, il est cependant appelé à imiter en particulier la tendresse du Bon Pasteur (27, 8), à "aider plutôt qu'à dominer" (64, 8), à "accentuer davantage à travers les faits qu'à travers les paroles tout ce qui est bon et saint" et à "illustrer les commandements divins par son exemple" (2, 12). Pour être en mesure de décider de manière responsable, l'Abbé doit aussi être un personne qui écoute "le conseil de ses frères" (3, 2), car "souvent Dieu révèle au plus jeune la solution la meilleure" (3, 3). Cette disposition rend étonnamment moderne une Règle écrite il y a presque quinze siècles! Un homme de responsabilité publique, même à une petite échelle, doit toujours être également un homme qui sait écouter et qui sait apprendre de ce qu'il écoute.

     Benoît qualifie la Règle de "Règle minimale tracée uniquement pour le début" (73, 8); en réalité, celle-ci offre cependant des indications utiles non seulement aux moines, mais également à tous ceux qui cherchent un guide sur leur chemin vers Dieu. En raison de sa mesure, de son humanité et de son sobre discernement entre ce qui est essentiel et secondaire dans la vie spirituelle, elle a pu conserver sa force illuminatrice jusqu'à aujourd'hui. Paul VI, en proclamant saint Benoît Patron de l'Europe le 24 octobre 1964, voulut reconnaître l'œuvre merveilleuse accomplie par le saint à travers la Règle pour la formation de la civilisation et de la culture européenne. Aujourd'hui, l'Europe - à peine sortie d'un siècle profondément blessé par deux guerres mondiales et après l'effondrement des grandes idéologies qui se sont révélées de tragiques utopies - est à la recherche de sa propre identité. Pour créer une unité nouvelle et durable, les instruments politiques, économiques et juridiques sont assurément importants, mais il faut également susciter un renouveau éthique et spirituel qui puise aux racines chrétiennes du continent, autrement on ne peut pas reconstruire l'Europe. Sans cette sève vitale, l'homme reste exposé au danger de succomber à l'antique tentation de vouloir se racheter tout seul - une utopie qui, de différentes manières, a causé dans l'Europe du XX siècle, comme l'a remarqué le Pape Jean-Paul II, "un recul sans précédent dans l'histoire tourmentée de l'humanité" (Insegnamenti, XIII/1, 1990, p. 58). En recherchant le vrai progrès, nous écoutons encore aujourd'hui la Règle de saint Benoît comme une lumière pour notre chemin. Le grand moine demeure un véritable maître à l'école de qui nous pouvons apprendre l'art de vivre le véritable humanisme.

 

9 avril 2008 – Au terme de l’Audience Générale, aux francophones

     La vie et l'œuvre de saint Benoît, père du monachisme occidental, ont exercé une influence fondamentale sur la civilisation et sur la culture européennes. Né vers 480 à Nursie, il étudie à Rome, puis il se retire dans la solitude, ne voulant plaire qu'à Dieu. Ce temps fut pour lui une période de maturation intérieure, qui lui permit de lutter contre les tentations. Il décide alors de fonder ses premiers monastères près de Subiaco. En 529, il s'établit à Montecassino, sur une hauteur, montrant ainsi qu'un monastère, tout en étant loin, a aussi une finalité publique dans la vie de l'Église et de la société. À sa mort, en 547, Benoît laisse, avec sa Règle et la famille bénédictine, un patrimoine qui portera du fruit dans le monde entier. L'engagement premier du disciple de saint Benoît est la recherche sincère de Dieu, sur le chemin tracé par le Christ humble et obéissant, à l'amour duquel il ne doit rien préférer. La Règle demeure étonnamment moderne, offrant des indications utiles pour tous ceux qui cherchent un guide sur leur chemin vers Dieu. En 1964, le Pape Paul VI a proclamé saint Benoît Patron de l'Europe.

 

9 avril 2008 – Au terme de l’Audience Générale, aux français

     A l'exemple de saint Benoît, donnez une place importante à la prière et à la contemplation du visage du Christ ressuscité présent et agissant dans votre vie! Bon temps pascal !

 

12 septembre 2008 – Discours de Benoit XVI aux Bernardins, à Paris

     Merci, Monsieur le Cardinal, pour vos aimables paroles. Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu édifié par les fils de saint Bernard de Clairvaux et que votre grand prédécesseur, le regretté Cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de dialogue de la Sagesse chrétienne avec les courants culturels, intellectuels et artistiques de votre société. Je salue particulièrement Madame le Ministre de la Culture qui représente le gouvernement, ainsi que Monsieur Giscard d’Estaing et Monsieur Chirac. J’adresse également mes salutations aux ministres présents, aux représentants de l’UNESCO, à Monsieur le Maire de Paris et à toutes les autres autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de l’Institut de France qui savent ma considération et je désire remercier le Prince de Broglie de ses paroles cordiales. Nous nous reverrons demain matin. Je remercie les délégués de la communauté musulmane française d’avoir accepté de participer à cette rencontre ; je leur adresse mes vœux les meilleurs en ce temps du ramadan. Mes salutations chaleureuses vont maintenant tout naturellement vers l’ensemble du monde multiforme de la culture que vous représentez si dignement, chers invités.

     J’aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne. J’ai mentionné en ouverture que le lieu où nous nous trouvons était emblématique. Il est lié à la culture monastique. De jeunes moines ont ici vécu pour s’initier profondément à leur vocation et pour bien vivre leur mission. Ce lieu, évoque-t-il pour nous encore quelque chose ou n’y rencontrons-nous qu’un monde désormais révolu ? Pour pouvoir répondre, nous devons réfléchir un instant sur la nature même du monachisme occidental. De quoi s’agissait-il alors ? En considérant les fruits historiques du monachisme, nous pouvons dire qu’au cours de la grande fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. Comment cela s’est-il passé ? Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces lieux ? Quels étaient leurs désirs ? Comment ont-elles vécu ?

     Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’« eschatologie ». Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme - comme s’ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort - mais au sens existentiel : derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. Quaerere Deum : comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq : eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre (cf. L’amour des lettres et le désir de Dieu, p.14). Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme l’école. Ces deux lieux ouvraient concrètement un chemin vers la parole. Saint Benoît appelle le monastère une dominici servitii schola, une école du service du Seigneur. L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir au milieu des paroles, la Parole.

     Pour avoir une vision d’ensemble de cette culture de la parole liée à la recherche de Dieu, nous devons faire un pas supplémentaire. La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin, est une Parole qui donne naissance à une communauté. Elle remue certes jusqu’au fond d’elle-même chaque personne en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le Grand décrit cela comme une douleur forte et inattendue qui secoue notre âme somnolente et nous réveille pour nous rendre attentifs à la réalité essentielle, à Dieu (cf. Leclercq, ibid., p. 35). Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi. C’est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais également la lire de façon juste. Tout comme à l’école rabbinique, chez les moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un acte corporel. « Le plus souvent, quand legere et lectio sont employés sans spécification, ils désignent une activité qui, comme le chant et l’écriture, occupe tout le corps et tout l’esprit », dit à ce propos Dom Leclercq (ibid., p. 21).

     Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquelles nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq : « Les moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre : les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des divers tons du chant » (cf. ibid.,  p. 229).

     Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la ‘région de la dissimilitude’. Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII, 10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la ‘région de la dissimilitude’, dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme. Saint Bernard se montre ici évidemment sévère en recourant à cette expression, qui indique la chute de l’homme loin de lui-même, pour qualifier les chants mal exécutés par les moines, mais il montre à quel point il prend la chose au sérieux. Il indique ici que la culture du chant est une culture de l’être et que les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés, est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité.

     Enfin, pour s’efforcer de saisir cette culture monastique occidentale de la parole, qui s’est développée à partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au moins faire une brève allusion à la particularité du Livre ou des Livres par lesquels cette Parole est parvenue jusqu’aux moines. Vue sous un aspect purement historique ou littéraire, la Bible n’est pas simplement un livre, mais un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des tensions visibles existent entre eux. C’est déjà le cas dans la Bible d’Israël, que nous, chrétiens, appelons l’Ancien Testament. Ça l’est plus encore quand nous, chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses écrits à la Bible d’Israël en l’interprétant comme chemin vers le Christ. Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n’est pas de façon habituelle appelée « l’Écriture » mais « les Écritures » qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous est adressée. Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, à travers leurs paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite, que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de façon moderne : l’unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas saisissables d’un point de vue purement historique. L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain. Ce qui explique la formulation d’un distique médiéval qui, à première vue, apparaît déconcertant : Littera gesta docet – quid credas allegoria…(cf. Augustin de Dacie, Rotulus pugillaris, I). La lettre enseigne les faits ; l’allégorie ce qu’il faut croire, c’est-à-dire l’interprétation christologique et pneumatique.

     Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple : l’Écriture a besoin de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. Dit sous une autre forme : il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire. À travers la perception croissante de la pluralité de ses sens, la Parole n’est pas dévalorisée, mais elle apparaît, au contraire, dans toute sa grandeur et sa dignité. C’est pourquoi le « Catéchisme de l’Église catholique » peut affirmer avec raison que le christianisme n’est pas au sens classique seulement une religion du livre (cf. n. 108). Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette multiplicité et la réalité d’une histoire humaine. Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle aujourd’hui « fondamentalisme ». La Parole de Dieu, en effet, n’est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et, à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que dans l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu’un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent seulement dans la parole et dans l’histoire humaines.

     Le caractère crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a exprimé de manière radicale ce que signifie le dépassement de la lettre et sa compréhension holistique, dans la phrase : « La lettre tue, mais l’Esprit donne la vie » (2 Co 3, 6). Et encore : « Là où est l’Esprit…, là est la liberté » (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l’ampleur de cette perception de la Parole biblique ne peut se comprendre que si l’on écoute saint Paul jusqu’au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur a un nom et que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure : « Le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté » (2 Co 3, 17). L’Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l’idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète. L’Esprit est Christ,et le Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec cette parole sur l’Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s’ouvre, mais en même temps, une limite claire est mise à l’arbitraire et à la subjectivité, limite qui oblige fortement l’individu tout comme la communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte : le lien de l’intelligence et de l’amour. Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture, a déterminé aussi la pensée et l’œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, et de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction.

     En considérant « l’école du service du Seigneur » - comme Benoît appelait le monachisme -, nous avons jusque là porté notre attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l’« ora ». Et, de fait, c’est à partir de là que se détermine l’ensemble de la vie monastique. Mais notre réflexion resterait incomplète, si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme « labora ». Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l’esprit ; il abandonnait le travail physique, considéré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas supposés atteindre cette existence supérieure, celle de l’esprit. La tradition juive était très différente : tous les grands rabbins exerçaient parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut de l’Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa vie par le travail de ses mains. Il n’était pas une exception, mais il se situait dans la tradition commune du rabbinisme. Le monachisme chrétien a accueilli cette tradition : le travail manuel en est un élément constitutif. Dans sa Regula, saint Benoît ne parle pas au sens strict de l’école, même si l’enseignement et l’apprentissage – comme nous l’avons vu – étaient acquis dans les faits ; en revanche, il parle explicitement, dans un chapitre de sa Règle, du travail (cf. chap. 48). Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un livre particulier. Les chrétiens, s’inscrivant dans la tradition pratiquée depuis longtemps par le judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpelés par la parole de Jésus dans l’Évangile de Jean, où il défendait son action le jour du shabbat : « Mon Père (…) est toujours à l’œuvre, et moi aussi je suis à l’œuvre » (5, 17). Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu Créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. « L’ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent : Lui, l’Un, le Dieu vivant et vrai, est également le Créateur. Dieu travaille, il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. Et dans le Christ, il entre comme Personne dans l’enfantement laborieux de l’histoire. « Mon Père est toujours à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre ». Dieu Lui-même est le Créateur du monde, et la création n’est pas encore achevée. Dieu travaille, ergázetai ! C’est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. L’originalité de cet ethos devrait cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration avec le Créateur, qui ont en Lui leur mesure. Là où cette mesure vient à manquer et là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction.

     Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le quaerere Deum - se mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. Celui qui devenait moine, s’engageait sur un chemin élevé et long, il était néanmoins déjà en possession de la direction : la Parole de la Bible dans laquelle il écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s’efforcer de Le comprendre pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout en restant impossible à évaluer dans sa progression, s’effectuait au cœur de la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une certaine mesure, sa résolution. Pour que cette recherche soit possible, il est nécessaire qu’il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui suscite non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible le fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie sur lequel Dieu va à la rencontre de l’homme pour lui permettre de venir à Sa rencontre. En d’autres termes, l’annonce de la Parole est nécessaire. Elle s’adresse à l’homme et forge en lui une conviction qui peut devenir vie. Afin que s’ouvre un chemin au cœur de la parole biblique en tant que Parole de Dieu, cette même Parole doit d’abord être annoncée ouvertement.  L’expression classique de la nécessité pour la foi chrétienne de se rendre communicable aux autres se résume dans une phrase de la Première Lettre de Pierre, que la théologie médiévale regardait comme le fondement biblique du travail des théologiens : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte (logos) de l’espérance qui est en vous » (3, 15). (Le Logos, la raison de l’espérance doit devenir apologie, doit devenir réponse). De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu Un et Vrai qui s’était fait connaître au cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et, qu’au plus profond d’eux-mêmes, tous attendent. L’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte à Lui constituaient pour eux la motivation et, à la fois, le devoir de l’annonce. Pour eux, la foi ne dépendait pas des habitudes culturelles, qui sont diverses selon les peuples, mais relevait du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes.

     Le schéma fondamental de l’annonce chrétienne ad extra - aux hommes qui, par leurs questionnements, sont en recherche – se dessine dans le discours de saint Paul à l’Aréopage.     N’oublions pas qu’à cette époque, l’Aréopage n’était pas une sorte d’académie où les esprits les plus savants se rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un tribunal qui était compétent en matière de religion et qui devait s’opposer à l’intrusion de religions étrangères. C’est précisément ce dont on accuse Paul : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères » (Ac 17, 18). Ce à quoi Paul réplique : « J’ai trouvé chez vous un autel portant cette inscription : "Au dieu inconnu". Or, ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l’annoncer » (cf. 17, 23). Paul n’annonce pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent : l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au fond, ils ont connaissance et qui est cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable. Au plus profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté. Toutefois, bien que tous les hommes le sachent d’une certaine façon – comme Paul le souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) – cette connaissance demeure ambigüe : un Dieu seulement pensé et élaboré par l’esprit humain n’est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La nouveauté de l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples : Il s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne ne réside pas dans une pensée, mais dans un fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair. Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : il en est vraiment ainsi en réalité, à présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel. Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité de Dieu.

     Sous de nombreux aspects, la situation actuelle est différente de celle que Paul a rencontrée à Athènes, mais, tout en étant différente, elle est aussi, en de nombreux points, très analogue. Nos villes ne sont plus remplies d’autels et d’images représentant de multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du Dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne. Quaerere Deum – chercher Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable.

Merci beaucoup.

 

 

 

20 septembre 2008 – Discours de Benoit XVI , aux participants du congrès international de la confédération Bénédictine, à Castelgandolfo

      C'est avec une grande joie que je vous accueille et vous salue à l'occasion du Congrès international qui, tous les quatre ans, vous réunit tous à Rome, abbés de votre confédération et supérieurs des prieurés indépendants, pour réfléchir et débattre sur les manières d'incarner le charisme bénédictin dans le contexte social et culturel actuel et de répondre aux défis toujours nouveaux qu'il lance au témoignage de l'Evangile. Je salue avant tout l'abbé primat Dom Notker Wolf et je le remercie pour ce qu'il a dit au nom de tous. Je salue également le groupe d'abbesses, venues en représentantes de la Communio Internationalis Benedictinarum, ainsi que les représentants orthodoxes.

     Dans un monde désacralisé et à une époque marquée par une inquiétante culture du vide et du "non-sens", vous êtes appelés à annoncer sans compromis le primat de Dieu et à avancer des propositions d'éventuels nouveaux parcours d'évangélisation. L'engagement de sanctification, personnel et communautaire, que vous poursuivez et la prière liturgique que vous cultivez vous permettent d'apporter un témoignage d'une efficacité particulière. Dans vos monastères, vous êtes les premiers à renouveler et approfondir quotidiennement votre rencontre avec la personne du Christ, qui est toujours à vos côtés comme hôte, ami et compagnon. C'est pour cela que vos couvents sont des lieux où des hommes et des femmes, à notre époque aussi, accourent pour chercher Dieu et apprendre à reconnaître les signes de la présence du Christ, de sa charité, de sa miséricorde. Avec une confiance humble, vous ne vous lassez pas de partager, avec ceux qui s'adressent à votre sollicitude pastorale, la richesse du message évangélique, qui se résume dans l'annonce de l'amour du Père miséricordieux, prêt à embrasser chacun dans le Christ. Vous continuerez ainsi à offrir votre contribution précieuse à la vitalité et à la sanctification du Peuple de Dieu, selon le charisme particulier de Benoît de Nursie.

     Chers abbés et abbesses, vous êtes les gardiens du patrimoine d'une spiritualité radicalement ancrée à l'Evangile, per ducatum evangelii pergamus itinera eius, dit saint Benoît dans le prologue de la Règle. C'est justement cela qui vous engage à communiquer et à offrir aux autres les fruits de votre expérience intérieure. Je connais et apprécie beaucoup votre généreuse et compétente œuvre de culture et de formation que beaucoup de vos monastères réalisent, spécialement en faveur des nouvelles générations, en créant un climat d'accueil fraternel qui favorise une expérience d'Eglise particulière. En effet, il est de toute première importance de préparer les jeunes à affronter leur avenir et à se mesurer avec les multiples exigences de la société en faisant constamment référence au message évangélique, qui est toujours actuel, inépuisable et vivifiant. Dévouez-vous par conséquent avec une ardeur apostolique renouvelée aux jeunes, qui sont l'avenir de l'Eglise et de l'humanité. Pour construire une Europe "nouvelle", il convient en effet de commencer par les nouvelles générations, en leur offrant la possibilité d'approcher de plus près les richesses spirituelles de la liturgie, de la méditation, de la lectio divina.

     Cette action pastorale et formative, en réalité, est plus que jamais nécessaire pour toute la famille humaine. Dans de nombreuses régions du monde, notamment en Asie et en Afrique, il y a un grand besoin d'espaces vitaux de rencontre avec le Seigneur, dans lesquels retrouver, à travers la prière et la contemplation, la sérénité et la paix avec soi-même et avec les autres. Ne manquez donc pas d'aller à la rencontre des attentes de ceux qui expriment, également en dehors de l'Europe, le vif désir de votre présence et de votre apostolat pour pouvoir puiser dans les richesses de la spiritualité bénédictine. Laissez-vous guider par le désir intime de servir avec charité tous les hommes, sans distinction de race et de religion. Avec une liberté prophétique et un sage discernement, soyez des présences significatives partout où la Providence vous amène à vivre, en vous distinguant toujours par l'équilibre harmonieux entre prière et travail qui caractérise votre style de vie.

     Et que dire de la célèbre hospitalité bénédictine ? Elle est votre vocation particulière, une expérience pleinement spirituelle, humaine et culturelle. Qu'il y ait un équilibre là aussi :  que le cœur de la communauté soit grand ouvert, mais que les temps et les modes d'accueil soient bien proportionnés. Vous pourrez ainsi offrir aux hommes et aux femmes de notre temps la possibilité d'approfondir le sens de l'existence dans l'horizon infini de l'espérance chrétienne, en cultivant le silence intérieur dans la communion de la Parole de salut. Une communauté capable d'une authentique vie fraternelle, fervente dans la prière liturgique, dans l'étude, dans le travail, dans la disponibilité cordiale pour le prochain assoiffé de Dieu, constitue la meilleure impulsion pour faire surgir dans les cœurs, notamment dans celui des jeunes, la vocation monastique et, en général, un parcours de foi fécond.

     Je voudrais adresser une parole spéciale aux représentantes des moniales et des sœurs bénédictines. Chères sœurs, vous souffrez vous aussi, comme d'autres familles religieuses, surtout dans certains pays, du manque de nouvelles vocations. Ne vous laissez pas décourager, mais affrontez ces situations douloureuses de crise avec sérénité et dans la conscience que ce n'est pas tant la réussite qui est demandée à chacun, que l'engagement dans la fidélité. Ce que l'on doit absolument éviter, c'est une baisse de l'adhésion spirituelle au Seigneur, à la vocation et à la mission. En persévérant fidèlement en elle, on confesse en revanche, avec une grande efficacité face au monde également, sa ferme confiance dans le Seigneur de l'histoire, qui tient entre ses mains le temps et le destin des personnes, des institutions, des peuples. C'est à Lui que l'on confie les réalisations historiques de ses dons. Faites vôtre l'attitude spirituelle de la Vierge Marie, heureuse d'être "ancilla Domini", totalement disponible à la volonté du Père céleste.

     Chers moines, moniales et sœurs, merci de cette visite que j'apprécie! Je vous accompagne de ma prière, afin que lors de vos rencontres en ces jours de congrès vous puissiez distinguer les modalités les plus opportunes pour témoigner visiblement et clairement dans votre style de vie, dans votre travail et dans la prière l'engagement d'une imitation radicale du Seigneur. Que la Très Sainte Vierge Marie soutienne tous vos projets de bien, vous aide, avant tout autre chose, à toujours garder Dieu devant les yeux, et vous accompagne comme une mère sur votre chemin. Tandis que j'invoque d'abondants dons célestes pour soutenir chacune de vos généreuses propositions, je vous donne de tout cœur, ainsi qu'à toute la famille bénédictine, une Bénédiction apostolique spéciale.

 

 

 

 

 

 

 

2009

 

 

9 mars 2009 – Visite de Benoit XVI au monastère Sainte Françoise Romaine à tor de’ Specchi

     C'est avec une grande joie, après ma visite au Capitole, non loin d'ici, que je viens vous rencontrer dans ce monastère historique de sainte Françoise Romaine, alors que nous sommes encore en l'année du quatrième centenaire de sa canonisation, qui a eu lieu le 29 mai 1608. De plus, précisément aujourd'hui, est célébrée la fête de cette grande sainte, dans le souvenir de la date de sa naissance au ciel. Je suis donc particulièrement reconnaissant au Seigneur de pouvoir rendre cet hommage à la "plus romaine des saintes", qui suit de façon heureuse la rencontre que j'ai eue avec les membres de l'administration municipale au siège de celle-ci. En adressant mon salut cordial à votre communauté, et en particulier à la présidente, mère Maria Camilla Rea - que je remercie pour les paroles courtoises à travers lesquelles elle a interprété les sentiments communs - je l'étends à l'évêque auxiliaire, Mgr Ernesto Mandara, aux étudiantes qui séjournent ici et à toutes les personnes présentes.

Comme vous le savez, je viens de terminer, avec mes collaborateurs de la Curie romaine, les Exercices spirituels, qui coïncident avec la première semaine du Carême.    Pendant cette période, j'ai ressenti une fois de plus combien le silence et la prière sont indispensables. Et j'ai pensé à sainte Françoise Romaine, à son dévouement total à Dieu et à son prochain, dont a jailli l'expérience de vie communautaire ici, à Tor de' Specchi. La contemplation et l'action, la prière et le service de charité, l'idéal monastique et l'engagement social:  tout cela a trouvé ici un "laboratoire" riche de fruits, dans un lien étroit avec les moines Olivétains de Santa Maria Nova. Le véritable moteur, toutefois, de ce qui s'est réalisé ici au fil du temps, a été le cœur de Françoise, dans lequel l'Esprit Saint déversa ses dons spirituels et dans le même temps suscita de nombreuses initiatives de bien.

     Votre monastère se trouve au cœur de la ville. Comment ne pas voir en cela presque le symbole de la nécessité de ramener au centre de la coexistence civile la dimension spirituelle, pour donner son sens plein aux multiples activités de l'être humain? Précisément dans cette perspective, votre communauté, avec toutes les autres communautés de vie contemplative, est appelée à être une sorte de "poumon" spirituel de la société, afin qu'à toutes les activités, à tout le dynamisme d'une ville ne manque pas le "souffle" spirituel, la référence à Dieu et à son dessein de salut. Tel est le service que rendent en particulier les monastères, lieux de silence et de méditation de la Parole divine, des lieux où l'on se préoccupe de garder toujours la terre ouverte vers le ciel. De plus, votre monastère possède une particularité spécifique, qui reflète naturellement le charisme de sainte Françoise Romaine. Ici est vécu un équilibre particulier entre la vie religieuse et la vie laïque, entre la vie dans le monde et la vie hors du monde. Un modèle qui n'est pas né sur le papier, mais de l'expérience concrète d'une jeune romaine:  écrit - dirait-on - par Dieu lui-même dans l'existence extraordinaire de Françoise, dans son histoire de petite fille, d'adolescente, de très jeune épouse et mère, de femme mûre, conquise par Jésus Christ, comme le dirait saint Paul. Ce n'est pas pour rien que les murs de ce lieu sont décorés par des images de sa vie, pour montrer que le véritable édifice que Dieu aime construire est la vie des saints.

     De nos jours également, Rome a besoin de femmes - et naturellement également d'hommes, mais je voudrais souligner ici la dimension féminine - des femmes, disais-je, entièrement données à Dieu et entièrement données à leurs prochains; des femmes capables de recueillement et d'un service généreux et discret; des femmes qui savent obéir aux pasteurs, mais également les soutenir et les encourager par leurs suggestions, mûries dans le dialogue avec le Christ et dans l'expérience directe dans le domaine de la charité, de l'assistance aux malades, aux laissés-pour-compte, aux mineurs en difficulté. C'est le don d'une maternité qui ne fait qu'un avec l'oblation religieuse, sur le modèle de la Très Sainte Vierge Marie. Pensons au mystère de la Visitation :  après avoir conçu dans son cœur et dans sa chair le Verbe de Dieu, Marie se met immédiatement en route pour aider sa parente âgée, Elisabeth. Le cœur de Marie est le cloître où la Parole continue à parler dans le silence et, dans le même temps, est le foyer d'une charité qui pousse à des gestes courageux, ainsi qu'à un partage persévérant et caché.

     Chères sœurs ! Merci de la prière par laquelle vous accompagnez toujours le ministère du Successeur de Pierre, et merci pour votre présence précieuse au cœur de Rome. Je vous souhaite de ressentir chaque jour la joie de ne rien préférer à l'amour du Christ, une devise que nous avons héritée de saint Benoît, mais qui reflète bien la spiritualité de l'apôtre Paul, que vous vénérez comme patron de votre Congrégation. A vous, aux religieux olivétains et à toutes les personnes présentes, je donne de tout cœur une Bénédiction apostolique particulière

24 mai 2009 – Homélie de Benoit XVI lors de la Messe de l’Ascension célébrée à Cassino, place Miranda. (extraits)

     Chers frères et sœurs, nous sentons retentir au cours de notre célébration l'appel de saint Benoît à garder notre cœur fixé sur le Christ, à ne rien placer avant Lui. Cela ne nous distrait pas, au contraire, cela nous pousse encore davantage à nous engager pour construire une société où la solidarité s'exprime à travers des signes concrets. Mais comment ? La spiritualité bénédictine, que vous connaissez bien, propose un programme évangélique résumé dans la devise :  ora et labora et lege, la prière, le travail, la culture. Avant tout la prière, qui est le plus bel héritage laissé par saint Benoît aux moines, mais également à votre Eglise particulière :  à votre clergé, en grande partie formé au séminaire diocésain, dont le siège a été pendant des siècles dans cette même Abbaye du Mont-Cassin, aux séminaristes, aux nombreuses personnes éduquées dans les écoles et dans les "patronages" bénédictins et dans vos paroisses, à vous tous qui vivez sur cette terre. En élevant le regard de chaque village et contrée du diocèse, vous pouvez admirer l'appel constant au ciel que représente le monastère du Mont-Cassin, vers lequel vous montez chaque année en procession à la veille de la Pentecôte. La prière, à laquelle chaque matin le tintement grave de la cloche de saint Benoît invite les moines, est le sentier silencieux qui nous conduit directement au cœur de Dieu; c'est le souffle de l'âme qui nous redonne la paix au cours des tempêtes de la vie. En outre, à l'école de saint Benoît, les moines ont toujours cultivé un amour particulier pour la Parole de Dieu dans la lectio divina, devenue aujourd'hui patrimoine commun de nombreuses personnes. Je sais que votre Eglise diocésaine, en faisant siennes les indications de la conférence épiscopale italienne, consacre un grand soin à l'approfondissement biblique, et a même inauguré un itinéraire d'étude des Ecritures Saintes, consacré cette année à l'évangéliste Marc et qui se poursuivra au cours des quatre prochaines années pour se conclure, si Dieu le veut, par un pèlerinage diocésain en Terre Sainte.    Puisse l'écoute attentive de la Parole divine alimenter votre prière et faire de vous des prophètes de vérité et d'amour dans un engagement commun d'évangélisation et de promotion humaine.

     Un autre point central de la spiritualité bénédictine est le travail. Humaniser le monde du travail est typique de l'âme du monachisme, et cela représente également l'effort de votre communauté qui entend rester aux côtés des nombreux travailleurs de la grande industrie présente à Cassino et des entreprises qui y sont liées. Je sais combien la situation de nombreux ouvriers est critique. J'exprime ma solidarité à tous ceux qui vivent dans une précarité préoccupante, aux travailleurs au chômage technique, ou même licenciés. Que la blessure du chômage qui frappe ce territoire pousse les responsables des affaires publiques, les entrepreneurs et tous ceux qui en ont la possibilité à rechercher, avec la contribution de tous, des solutions justes à la crise de l'emploi, en créant de nouveaux emplois pour protéger les familles. A ce propos, comment ne pas rappeler que la famille a aujourd'hui un besoin urgent d'être mieux protégée, car elle est profondément menacée dans les racines mêmes de son institution ? Je pense également aux jeunes qui ont des difficultés à trouver une activité professionnelle digne qui leur permette de construire une famille. Je voudrais leur dire:  ne vous découragez pas, chers amis, l'Eglise ne vous abandonne pas! Je sais que 25 jeunes au moins de votre diocèse ont participé à la Journée mondiale de la jeunesse à Sydney:  en tirant profit de cette extraordinaire expérience spirituelle, soyez un levain évangélique parmi vos amis et les jeunes de votre âge ; avec la force de l'Esprit Saint, soyez les nouveaux missionnaires sur cette terre de saint Benoît !

     Enfin, l'attention au monde de la culture et de l'éducation appartient également à votre tradition. Les célèbres archives et la bibliothèque du Mont-Cassin rassemblent d'innombrables témoignages de l'engagement d'hommes et de femmes qui ont médité et recherché la façon d'améliorer la vie spirituelle et matérielle de l'homme. Dans votre abbaye, on touche du doigt le "quaerere Deum", c'est-à-dire le fait que la culture européenne a été la recherche de Dieu et la disponibilité à se mettre à son écoute. Et cela vaut également à notre époque. Je sais que vous œuvrez dans ce même esprit è l'université et dans les écoles, afin qu'elles deviennent des ateliers de connaissance, de recherche, de passion pour l'avenir des nouvelles générations. Je sais également que, en préparation à ma visite, vous avez récemment tenu un congrès sur le thème de l'éducation pour solliciter chez chacun la profonde détermination à transmettre aux jeunes les valeurs incontournables de notre patrimoine humain et chrétien. Dans l'effort culturel actuel, visant à créer un nouvel humanisme, fidèles à la tradition bénédictine, vous voulez à juste titre souligner également l'attention à l'homme fragile, faible, aux porteurs de handicap et aux immigrés. Et je vous suis reconnaissant de me donner la possibilité d'inaugurer aujourd'hui la "Maison de la Charité", où l'on édifie de façon concrète une culture attentive à la vie.

     Chers frères et sœurs ! Il n'est pas difficile de percevoir que votre communauté, cette portion de l'Eglise qui vit autour du Mont-Cassin, est l'héritière et la dépositaire de la mission, imprégnée par l'esprit de saint Benoît, de proclamer que dans notre vie, rien ni personne ne doit ôter la première place à Jésus ; la mission d'édifier, au nom du Christ, une nouvelle humanité à l'enseigne de l'accueil et de l'aide aux plus faibles. Que vous aide et vous accompagne votre saint patriarche, avec sainte Scolastique, sa sœur ; que vous protègent les saints patrons et surtout Marie, Mère de l'Eglise et Etoile de notre espérance. Amen !

 

 

 

 

24 mai 2009 – Méditation de Benoit XVI lors des Vêpres avec les Abbés et Abbesses et les moines et moniales bénédictins – Basilique du Mont Cassin

Chers frères et sœurs de la grande famille bénédictine !

     En conclusion de ma visite, je suis particulièrement heureux de m'arrêter dans ce lieu sacré, dans cette abbaye, détruite et reconstruite quatre fois, la dernière fois après les bombardements de la deuxième guerre mondiale il y a 65 ans. "Succisa virescit":  la devise de son nouveau blason en montre bien l'histoire. L'abbaye du Mont-Cassin, comme un chêne séculaire planté par saint Benoît, a été "élaguée" par la violence, mais elle a ressuscité plus vigoureuse. Plus d'une fois, j'ai eu moi aussi l'opportunité de profiter de l'hospitalité des moines, et dans cette abbaye, j'ai passé des moments inoubliables de sérénité et de prière. Ce soir, nous y sommes entrés en chantant les Laudes regiae pour célébrer ensemble les vêpres de la solennité de l'Ascension de Jésus. J'exprime à chacun de vous ma joie de partager ce moment de prière, en vous saluant tous avec affection, reconnaissant de l'accueil que vous m'avez réservé, ainsi qu'à ceux qui m'accompagnent dans ce pèlerinage apostolique. En particulier, je salue l'abbé dom Pietro Vittorelli, qui s'est fait l'interprète de vos sentiments communs. J'étends mon salut aux abbés, aux abbesses et aux communautés bénédictines ici présentes.

     Aujourd'hui, la liturgie nous invite à contempler le mystère de l'Ascension du Seigneur. Dans la brève lecture, tirée de la Première lettre de Pierre, nous avons été exhortés à fixer notre regard sur notre Rédempteur, qui est "mort pour les péchés, une fois pour toutes" afin de nous reconduire à Dieu, à la droite duquel il se trouve "après être monté au ciel, au-dessus des anges et de toutes les puissances invisibles" (cf. 1 P 3, 18.22). "Elevé en-haut" et rendu invisible aux yeux de ses disciples, Jésus ne les a toutefois pas abandonnés:  en effet, "dans sa chair, il a été mis à mort; dans l'esprit, il a été rendu à la vie" (1 P 3, 18), Il est maintenant présent de manière nouvelle, intérieure, chez les croyants, et en Lui le salut est offert à chaque être humain sans différence de peuple, de langue et de culture. La Première lettre de Pierre contient des références précises aux événements christologiques fondamentaux de la foi chrétienne. La préoccupation de l'Apôtre est celle de mettre en lumière la portée universelle du salut en Christ. Nous trouvons une préoccupation analogue chez saint Paul, dont nous célébrons le bimillénaire de la naissance, lorsqu'il écrit à la communauté de Corinthe:  "Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n'aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux" (2 Co 5, 15).

     Ne plus vivre pour soi-même, mais pour le Christ :  voilà ce qui donne un sens plénier à la vie de celui qui se laisse conquérir par Lui. Cela apparaît clairement dans l'histoire humaine et spirituelle de saint Benoît, qui, abandonnant tout, se plaça fidèlement à la suite de Jésus Christ. En incarnant l'Evangile dans sa propre existence, il est devenu l'initiateur d'un vaste mouvement de renaissance spirituelle et culturelle en Occident. Je voudrais ici mentionner un événement extraordinaire de sa vie, rapporté par son biographe saint Grégoire le Grand, et que vous connaissez certainement bien. On pourrait presque dire que le saint patriarche fut également "élevé en-haut" lors d'une expérience mystique indescriptible. Dans la nuit du 29 octobre 540 - lit-on dans sa biographie -, alors que, penché à la fenêtre, "avec les yeux fixés sur les étoiles, il s'absorbait dans la contemplation divine, le saint sentit que son cœur s'enflammait... Pour lui, le firmament étoilé était comme la tenture brodée qui révélait le Saint des Saints. A un moment donné, son âme se sentit transportée de l'autre côté du voile, pour contempler dévoilé le visage de Celui qui habite dans une lumière inaccessible" (cf. A.I. Schuster, Storia di San Benedetto et dei suoi tempi, éd. Abbazia di Viboldone, Milan, 1965, pp. 11sq.). Assurément, de même que ce fut le cas pour Paul après son ravissement au ciel, pour saint Benoît aussi, précisément à la suite de cette extraordinaire expérience spirituelle, une vie nouvelle dut commencer. En effet, si la vision fut passagère, les effets demeurèrent, sa physionomie elle-même - rapportent les biographes - en fut modifiée, son aspect resta toujours serein et son allure angélique et on comprenait qu'avec le cœur, bien que vivant sur la terre, il était déjà au paradis.

     Saint Benoît ne reçut certainement pas ce don divin pour satisfaire sa curiosité intellectuelle, mais plutôt pour que le charisme dont Dieu l'avait doté ait la capacité de reproduire dans le monastère la vie même du ciel et d'y rétablir l'harmonie de la création à travers la contemplation et le travail. C'est donc à juste titre que l'Eglise le vénère comme "maître éminent de vie monastique" et "docteur de sagesse spirituelle dans l'amour pour la prière et le travail"; "guide resplendissant des peuples à la lumière de l'Evangile" qui, "élevé au ciel par une voie lumineuse", enseigne aux hommes de tous les temps à chercher Dieu et les richesses éternelles qu'Il a préparées (cf. Préface du saint dans le supplément monastique au MR, 1980, 153).

     Oui, Benoît fut un exemple lumineux de sainteté et il indiqua le Christ aux moines comme unique grand idéal; il fut un maître de civilisation qui, proposant une vision équilibrée et adaptée des exigence divines et des finalités ultimes de l'homme, garda toujours à l'esprit également les nécessités et les raisons du cœur, pour enseigner et susciter une fraternité authentique et constante, afin que dans l'ensemble des rapports sociaux, on ne perde pas de vue une unité d'esprit capable de construire et de nourrir sans cesse la paix. Ce n'est pas un hasard si le mot pax accueille les pèlerins et les visiteurs aux portes de cette abbaye, reconstruite après le terrible désastre de la deuxième guerre mondiale ; celle-ci s'élève comme un avertissement silencieux pour rejeter toute forme de violence afin de construire la paix :  dans les familles, dans les communautés, entre les peuples et dans l'humanité tout entière. Saint Benoît invite toutes les personnes qui gravissent ce Mont à rechercher la paix et à la suivre :  "inquire pacem et sequere eam (Ps 33, 14-15)" (Règle, Prologue, 17).

     A son école, les monastères sont devenus, au cours des siècles, de fervents centres de dialogue, de rencontre et de fusion bénéfique entre peuples différents, unifiés par la culture évangélique de la paix. Les moines ont su enseigner par la parole et par l'exemple l'art de la paix, en réalisant de manière concrète les trois "liens" que Benoît indique comme nécessaires pour conserver l'unité de l'Esprit entre les hommes :  la Croix, qui est la loi même du Christ ; le livre, c'est-à-dire la culture ; et la charrue, qui indique le travail, la domination sur la matière et sur le temps. Grâce à l'activité des monastères, articulée selon le triple engagement quotidien de la prière, de l'étude et du travail, des peuples entiers du continent européen ont connu un authentique rachat et un développement moral, spirituel et culturel bénéfique, en s'éduquant au sens de la continuité avec le passé, à l'action concrète pour le bien commun, à l'ouverture vers Dieu et la dimension transcendante. Prions afin que l'Europe sache toujours valoriser ce patrimoine de principes et d'idéaux chrétiens qui constitue une immense richesse culturelle et spirituelle.

     Cela n'est cependant possible que si l'on accueille l'enseignement constant de saint Benoît, c'est-à-dire le "quaerere Deum", chercher Dieu, comme engagement fondamental de l'homme. L'être humain ne se réalise pas pleinement, ne peut pas être véritablement heureux sans Dieu. C'est en particulier à vous qu'il revient, chers moines, d'être des exemples vivants de cette relation intérieure et profonde avec Lui, en accomplissant sans compromis le programme que votre fondateur a résumé dans le "nihil amori Christi praeponere", "ne rien placer avant l'amour pour Dieu" (Règle 4, 21). C'est en cela que consiste la sainteté, proposition valable pour chaque chrétien, plus que jamais à notre époque, où l'on ressent la nécessité d'ancrer la vie et l'histoire à de solides références spirituelles. C'est pourquoi, chers frères et sœurs, votre vocation est plus que jamais actuelle et votre mission de moines est indispensable.

     De ce lieu, où repose sa dépouille mortelle, le saint Patron de l'Europe continue à inviter chacun à poursuivre son œuvre d'évangélisation et de promotion humaine. Il vous encourage tout d'abord vous, chers moines, à rester fidèles à l'esprit des origines et à être des interprètes authentiques de son programme de renaissance spirituelle et sociale. Que le Seigneur vous accorde ce don, par l'intercession de votre saint fondateur, de sa sœur sainte Scolastique et des saints et des saintes de l'ordre. Et que la Mère céleste du Seigneur, que nous invoquons aujourd'hui en tant qu'"Auxiliatrice des chrétiens", veille sur vous et protège cette abbaye et tous vos monastères, ainsi que la communauté diocésaine qui vit autour du Mont-Cassin. Amen!

 

 

 

 

 

 

 

2011

 

 

 

 

 

10 juillet 2011 – Méditation de Benoit XVI lors de la prière de l’Angelus

        Chers amis, demain, nous célébrerons la fête de saint Benoît, abbé et patron de l’Europe. À la lumière de cet Évangile, regardons vers lui comme un maître de l’écoute de la Parole de Dieu, une écoute profonde et persévérante. Nous devons toujours apprendre du grand patriarche du monachisme occidental à donner à Dieu la place qui lui revient, la première place, en lui offrant, par la prière du matin et du soir, les activités quotidiennes.

     Que la Vierge Marie nous aide à être, à son exemple, « la bonne terre » où la semence puisse porter beaucoup de fruit.

 

 

 

 

 

 

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