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Amoris Latitia : analyse du Cardinal Burke

Publiée le 12-04-2016

Les médias laïcs et même certains médias catholiques dépeignent la récente Exhortation Apostolique Post-synodale Amoris Laetitia "Sur l'amour dans la famille" comme une révolution dans l'Eglise, comme un éloignement radical de l'enseignement et la pratique de l'Eglise sur le mariage et la famille tel qu'il a été transmis jusqu'à présent. Une telle lecture du document est source d'inquiétude et de confusion pour les fidèles, et même potentiellement de possible scandale, non seulement pour les fidèles, mais aussi pour toutes les personnes de bonne volonté qui se tournent vers le Christ et l'Église pour enseigner et refléter dans la vie la vérité sur le mariage et ses fruits, la vie de la famille, cellule de base de l'Eglise et de toute société.

C'est aussi un mauvais service à la nature du document en tant que fruit du Synode des évêques, une rencontres d'évêques qui représente l'Eglise universelle «pour prêter aide avec leurs conseils au Pontife romain dans la sauvegarde et la croissance de la foi et de la morale, le respect et la consolidation de la discipline ecclésiastique et aussi pour étudier les problèmes relatifs à l'activité de l'Eglise dans le monde» (can. 342). En d'autres termes, ce serait en contradiction avec le travail du Synode que d'engendrer la confusion sur ce que l'Eglise enseigne, protège et promeut avec sa discipline. L'unique clé pour l'interprétation correcte d'Amoris Laetitia est l'enseignement constant de l'Église et de sa discipline, qui protège et promeut cet enseignement. Le Pape François a clarifié dès le début que l'Exhortation apostolique post-synodale n'est pas un acte du Magistère (cf. n. 3).
 

La typologie même de document le confirme. Il est écrit comme une réflexion du Saint-Père sur le travail des deux dernières sessions du Synode des Évêques. Par exemple, dans le chapitre huit, que certains se plaisent à interpréter comme le projet d'une nouvelle discipline avec des conséquences évidentes sur la doctrine de l'Eglise, le Pape François, citant l'Exhortation apostolique post-synodale Evangelii Gaudium, dit:

«Je comprends ceux qui préfèrent une pastorale plus rigide qui ne prête à aucune confusion. Mais je crois sincèrement que Jésus Christ veut une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité : une Mère qui, en même temps qu’elle exprime clairement son enseignement objectif, "ne renonce pas au bien possible, même [si elle] court le risque de se salir avec la boue de la route"» (n. 308).

En d'autres termes, le Saint-Père propose ce que lui personnellement considère être la volonté du Christ pour son Église, mais il n'entend pas imposer son point de vue, ni condamner ceux qui insistent sur ce qu'il appelle «une pastorale plus rigide». La nature personnelle, c'est-à-dire non magistérielle du document ressort également du fait que les citations utilisées proviennent principalement du document final de la session 2015 du Synode des évêques, ainsi que des discours et homélies du pape François lui-même. On ne trouve pas l'engagement constant de relier le texte en général ou telle et telle citation, au Magistère, aux Pères de l'Église et aux autres auteurs éprouvés.

Par-dessus tout, comme mentionné ci-dessus, un document qui est le résultat du Synode des Évêques doit toujours être lu à la lumière de l'objectif du Synode lui-même, à savoir la protection et la promotion de ce que l'Église a toujours pensé et pratiqué conformément à son enseignement. En d'autres termes, une Exhortation apostolique post-synodale, par sa nature même, ne propose pas une nouvelle doctrine et une nouvelle discipline, mais applique la doctrine et la discipline constantes aux situations du monde contemporain.

Alors, comment ce document doit-il être reçu? Tout d' abord, il doit être accueilli avec ce respect profond dû au Pape en tant que Vicaire du Christ, c'est-à-dire, selon les mots du Concile Vatican II, «le principe et le fondement perpétuel et visible de l'unité tant des évêques que de la multitude des fidèles» (Lumen Gentium, n. 23).

Certains commentateurs confondent ce respect avec une présumée obligation de croire «par foi divine et catholique» (canon 750, § 1) tout ce qui est contenu dans le document. Mais l'Eglise catholique, tout en insistant sur le respect dû à l'Office pétrinien, comme institué par notre Seigneur lui-même, n'a jamais prétendu que chaque affirmation du successeur de Saint Pierre doive être reçue comme faisant partie de son magistère infaillible.

L'Eglise, historiquement, a été sensible à ces tendances erronées qui interprétaient chaque mot du Pape comme contraignant pour la conscience, ce qui est certainement absurde. Selon l'enseignement traditionnel, le pape a deux "corps", l'un en tant que membre individuel des fidèles et donc soumis à la mortalité, et l'autre en qualité de Vicaire du Christ sur la terre, et celui-là, selon la promesse de notre Seigneur, perdurera jusqu'à Son retour dans la gloire. Le premier corps est son corps mortel; le second est l'institution divine de l'Office de Saint Pierre et de ses successeurs. Les rites liturgiques et les habits que revêt le Pape soulignent cette distinction, de sorte qu'une réflexion personnelle du Pape, tout en étant reçue avec le respect dû à sa personne, ne doit pas être confondue avec la foi contraignante dûe à l'exercice du Magistère. Dans l'exercice du Magistère, le Pontife romain comme Vicaire du Christ agit dans une communion ininterrompue avec ses prédécesseurs depuis Saint Pierre.

Je me souviens du débat qui a accompagné la publication des conversations entre le Bienheureux Paul VI et Jean Guitton en 1967. L'inquiétude résidait dans le risque que les fidèles pouvaient confondre les réflexions personnelles du Pape avec l'enseignement officiel de l'Eglise. Si d'un côté le Pontife romain a des réflexions personnelles qui peuvent être intéressantes et stimulantes, l'Église doit toujours être vigilant en soulignant que la publication de ces réflexions est un acte personnel, et non pas un exercice du Magistère pontifical. En revanche, ceux qui ne comprennent pas la distinction ou ne veulent pas la comprendre, présenteront ces réflexions et même des anecdotes du Pape comme déclarations d'un changement dans l'enseignement de l'Eglise, provoquant ainsi une grande confusion parmi les fidèles. Une telle confusion est préjudiciable aux fidèles, et affaiblit le témoignage de l'Eglise comme Corps du Christ dans le monde.

Avec la publication d'Amoris Laetitia, le but des pasteurs et de ceux qui enseignent la foi, est de la présenter dans le cadre de l'enseignement de la discipline de l'Eglise, afin qu'elle soit au service de l'édification du Corps du Christ dans sa cellule vitale primaire, c'est-à-dire le mariage et la famille. En d'autres termes, l'Exhortation apostolique post-synodale peut être correctement interprétée, en tant que document non magistériel, en utilisant uniquement la clé du Magistère, comme expliqué dans le Catéchisme de l'Église catholique (nn. 85-87).

La doctrine officielle de l'Eglise, en effet, fournit la clé d'interprétation irremplaçable de l'Exhortation apostolique, afin qu'elle puisse vraiment servir au bien de tous les fidèles, les unissant encore plus étroitement au Christ, qui est notre unique salut. Il ne peut y avoir aucune opposition ou contradiction entre la doctrine de l'Église et sa pratique pastorale, car comme nous le rappelle le Catéchisme de l'Eglise catholique, la doctrine est naturellement pastorale:

«La mission du Magistère est liée au caractère définitif de l’alliance instaurée par Dieu dans le Christ avec son Peuple ; il doit le protéger des déviations et des défaillances, et lui garantir la possibilité objective de professer sans erreur la foi authentique. La charge pastorale du Magistère est ainsi ordonnée à veiller à ce que le Peuple de Dieu demeure dans la vérité qui libère. Pour accomplir ce service, le Christ a doté les pasteurs du charisme d’infaillibilité en matière de foi et de mœurs. L’exercice de ce charisme peut revêtir plusieurs modalités» (CEC n. 890)

On peut voir la nature pastorale de la doctrine, de façon éloquente, dans l'enseignement de l'Eglise sur le mariage et la famille. Le Christ lui-même montre la profonde nature pastorale de la vérité de la foi dans son enseignement sur le Saint Mariage dans l'Evangile (cf. Mt 19 , 3-12), dans lequel il enseigne à nouveau le plan de Dieu sur le mariage «depuis le début». Au cours des deux dernières années, où l'Eglise a été impliquée dans une discussion intense sur la famille et le mariage, j'ai souvent rappelé un épisode de mon enfance. J'ai grandi sur une ferme familiale dans la campagne du Wisconsin; j'étais le plus jeune des six enfants de bons parents catholiques. La messe dominicale de 10 heures dans notre paroisse proche du village était clairement le cœur de notre vie de foi; à un moment donné, je remarquai un couple, des amis de mes parents provenant de la ferme voisine, qui étaient toujours présents à la sainte messe, mais ne recevaient jamais la sainte communion. Quand je demandai à mon père pourquoi ils ne recevaient pas la sainte communion, il m'expliqua que l'homme était marié à une autre femme et ne pouvait donc pas recevoir les sacrements.

Je me souviens clairement que mon père m'expliqua la pratique de l'Eglise, dans la fidélité à son enseignement, d'une manière sereine. La discipline avait évidemment un sens pour lui et avait un sens pour moi; en effet, son explication fut pour moi la première occasion de réfléchir sur la nature du mariage comme lien indissoluble entre le mari de sa femme. Dans le même temps, je dois dire que le curé de la paroisse traitait le couple en question avec le plus grand respect, même s'ils prenaient part à la vie paroissiale selon la modalité appropriée à la situation irrégulière de leur union. Pour ma part, j'ai toujours eu l'impression que, même si cela doit avoir été vraiment difficile de ne pas pouvoir recevoir les sacrements, ils étaient tranquilles en vivant selon la vérité de leur situation matrimoniale.

Après plus de quarante années de vie et de ministère sacerdotal, dont vingt et une menées dans le ministère épiscopal, j'ai rencontré beaucoup d'autres couples en situation irrégulière, dont moi ou mes autres frères prêtres avons eu le soin pastoral. Même si leur souffrance était évidente pour toute âme compatissante, j'ai vu de plus en plus clairement au fil des ans que le premier signe de respect et d'amour pour eux était de leur dire la vérité avec amour. De cette façon, l'enseignement de l'Eglise n'est pas quelque chose qui les afflige encore plus, mais en vérité les libère pour aimer Dieu et leur prochain.

Il pourrait être utile d'illustrer par un exemple la nécessité d'interpréter le texte d'Amoris Laetitia à la lumière du Magistère. Dans le document , il y a de fréquentes références au mariage «idéal». Une telle description du mariage peut être trompeuse. Elle peut amener le lecteur à penser au mariage comme à une idée éternelle, à laquelle les hommes et les femmes doivent plus ou moins se conformer dans des circonstances changeantes. Mais le mariage chrétien n'est pas une idée; c'est un sacrement qui confère la grâce à un homme et une femme pour vivre un amour mutuel fidèle, permanent et fécond. Chaque couple chrétien validement marié, à partir du moment du consentement, reçoit la grâce de vivre l'amour qu'ils se sont promis l'un à l'autre. Étant donné que nous subissons tous les effets du péché originel, et puisque le monde dans lequel nous vivons se fait promoteur d'une vision complètement différente du mariage, les époux sont tentés de trahir la réalité objective de leur amour. Mais le Christ leur donne toujours la grâce de rester fidèle à cet amour jusqu'à la mort. La seule chose qui peut les limiter dans leur réponse fidèle est de ne plus correspondre à la grâce qui leur a été donnée dans le sacrement de mariage. En d'autres termes, leur difficulté n'est pas avec une idée que leur a imposée l'Église. Leur lutte est avec les forces qui les conduisent à trahir la réalité de la vie du Christ en eux. Au fil des ans, et en particulier au cours des deux dernières années, j'ai rencontré beaucoup d' hommes et de femmes qui, pour diverses raisons, se sont séparés ou ont divorcé de leurs conjoints, mais qui vivent dans la fidélité à la vérité de leur mariage et continuent à prier tous les jours pour le salut éternel de l'époux, même s'il ou elle les a abandonnés. Dans nos conversations, ils reconnaissent la souffrance dans laquelle ils sont impliqués, mais surtout la paix profonde qu'ils éprouvent en restant fidèles à leur mariage.

Certains pensent qu'une telle réaction à la séparation ou au divorce est un héroïsme auquel la moyenne des fidèles ne peut pas parvenir, mais en vérité, nous sommes tous appelés à vivre héroïquement, quel que soit notre état de vie. Le Pape saint Jean-Paul II, à la fin du Grand Jubilé de l'an 2000, se référant aux paroles de notre Seigneur qui concluent le sermon sur la montagne - «Soyez parfaits comme votre Père» (Mt 5, 48) - nous a enseigné la nature héroïque de la vie quotidienne dans le Christ avec ces mots:

«Comme l'a expliqué le Concile lui-même, cet idéal de perfection ne doit pas être interprété comme s'il impliquait une sorte de vie extraordinaire, praticable seulement par quelques "génies" de la sainteté. Les voies de la sainteté sont multiples, selon la vocation de chacun. Je remercie le Seigneur qui m'a permis de béatifier et de canoniser, ces dernières années, de nombreux chrétiens, et parmi eux beaucoup de laïcs qui ont atteint la sainteté dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. C'est le moment de reproposer à tous, avec conviction cette "mesure haute" de la vie chrétienne ordinaire: toute la vie de la communauté ecclésiale et des familles chrétiennes doit mener dans cette direction».

Rencontrant des hommes et des femmes qui, en dépit d'une rupture de leur vie conjugale, restent fidèles à la grâce du sacrement du mariage, j'ai été témoin de la vie héroïque que la grâce rend possible pour nous chaque jour.

Saint Augustin d'Hippone, dans un sermon pour la fête de Saint Laurent, diacre et martyr, en 417, utilise une très belle image pour nous encourager dans notre coopération avec la grâce que notre Seigneur a gagnée pour nous avec sa Passion et sa Mort. Il nous assure que, dans le jardin du Seigneur, il n'y a pas seulement les roses de martyrs, mais aussi les lys des vierges, le lierre du couple et les violettes des veuves. Et il conclut que nul ne doit désespérer de sa propre vocation parce que «le Christ est mort pour tous» (Sermon 304).
Puisse la réception d'Amoris Laetitia, dans la fidélité au Magistère, confirmer les mariés dans la grâce du sacrement du Saint Mariage, de sorte qu'ils puissent être signe de l'amour fidèle et durable de Dieu pour nous "depuis le début", un amour qui a atteint sa pleine manifestation dans l'Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu. Que le Magistère, comme clé pour sa compréhension, fasse en sorte que «le peuple de Dieu demeure dans la vérité qui libère» (Catéchisme de l'Eglise catholique, n. 890).


Cardinal, patron de l'Ordre Souverain Militaire de Malte

 

 

 

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