Publiée le 19-01-2020
Le Père Jean-Pascal Duloisy, exorciste de l'archidiocèse de Paris, est l'auteur d'un petit livre, très précis et clair, sur la réalité du combat spirituel. Non pour faire du sensationnalisme, mais par souci de vérité. Et pour éclairer les consciences. Entretien.
Le combat spirituel est plus rude que la bataille d’hommes, disait Rimbaud. Quelle est la stratégie du démon, et nos armes dans ce combat ?
Père Jean-Pascal Duloisy : Il faut d’abord être conscient que le démon est toujours actif et ne se repose jamais : il possède une volonté de nuisance jamais satisfaite. La lutte est quotidienne, aussi la première arme est-elle le courage. Le pape François en parle dans sa méditation du 30 octobre 2014 : « Nous sommes tous un peu paresseux dans la lutte, et nous nous laissons entraîner par les passions, par certaines tentations. (…) Mais ne vous découragez pas ! Courage et force, parce que le Seigneur est avec vous. »
Ensuite, le démon agit par la peur et l’intimidation. C’est capital chez lui. Dès lors, le combat consiste surtout à se détourner du mal, pour ne pas offenser Dieu, en demeurant dans la douceur et l’humilité. Cette dernière est d'ailleurs une arme absolue, un répulsif pour le démon, comme le chantent les chrétiens d'Orient dans l'hymne acathiste, à propos de la Vierge Marie « servante du Seigneur » : « Réjouis-toi, en qui les démons sont défaits. »
De même la douceur est-elle la béatitude de ceux qui se sentent aimés de Dieu. Quand on n’est pas doux, on adore un faux Dieu, car le démon se démasque dans toute violence.
Au final, souligne saint Paul, « les armes de notre combat ne sont pas purement charnelles » (Cor 10, 4), mais spirituelles : il est inutile et dangereux de compter sur ses propres forces ! Pour combattre le démon, certes présent dans d’autres religions, le seul vrai remède est donc le Christ, qui combat et nous protège. Tous les évangiles en attestent : « En dehors de moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5). Il reste à l’homme d'effectuer un choix : celui d’user de sa liberté pour choisir la vie. Est-ce que j’ai bien utilisé mon âme ? Voilà la question à se poser.
Qu’est-ce qui obscurcit les consciences aujourd’hui ?
Une des grandes portes ouvertes au démon, en Occident, est la perte de la crainte de Dieu, qu’on appelle aussi la piété. La crainte de Dieu est présente dans de nombreux psaumes : « Venez, mes fils, écoutez-moi, que je vous enseigne la crainte du Seigneur » (Ps 33). Cette crainte est en fait le commencement de l’amour : il faut craindre Dieu parce qu’il pardonne et parce qu’il est bon. C’est une crainte amoureuse, comme lorsque l'on craint de faire du mal à un enfant ou à celui qu'on aime.
Or, le démon a ceci de redoutable qu'il veut couper notre relation avec Dieu. Ses ruses – la tromperie, la fascination, la séduction – visent à introduire en nous le germe de l’opposition à Dieu. Il nous pousse au panthéisme, ou à l’athéisme, afin d’éclipser la voix de Dieu en nous. C'est un voleur d’âmes.
Aussi le problème de l’Occident, aujourd’hui, est-il la perte du sens de Dieu. Il n’y a jamais eu autant de sociétés athées, dans lesquelles a pris le dessus la quête de l’argent, du pouvoir, du plaisir sans fin et quel qu’en soit le prix. Cet athéisme, avec l’hédonisme, l’individualisme, et les attaques contre la famille, sont l’½uvre du démon, avec la violence qui les accompagne.
Même l’écologie, tant prisée aujourd’hui, n'est pas sans dangers, puisqu’elle est une écologie sans Dieu. Elle est sans avenir même, car si le c½ur de l’homme ne respecte pas Dieu, il ne respectera pas plus sa création.
L'écrivain Gabriel Matzneff défraye l'actualité pour avoir jadis revendiqué la pédophilie. Il avouait avoir « sombré dans la nuit », parlant même de « descente aux enfers ». Quelle réflexion cela vous inspire-t-il, en tant qu’exorciste ?
Gabriel Matzneff est un très bon exemple de l’obscurcissement dans lequel le démon peut nous conduire. Comme le dit le Christ lui-même : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps sans pouvoir tuer l’âme ; craignez plutôt celui qui peut faire périr dans la géhenne l’âme aussi bien que le corps » (Mt 10, 28). Le Père Thomas Kowalski mettait ainsi en garde contre le pouvoir qu’a le démon de nous pousser à aimer faire le mal avec bonne conscience. Ainsi les grands dictateurs se sont annoncés comme des bienfaiteurs, pour finir par mettre en ½uvre ce mal. L’âme est touchée dans sa capacité à choisir le bien, et elle risque alors d’être détruite.
Ancien soldat, saint Ignace parle du choix permanent à opérer entre deux étendards, celui de Dieu et celui du diable… Ce combat suppose-t-il un héroïsme peu commun ?
Le seul héroïsme est celui de l’espérance. Il faut regarder le Christ, car avec lui, ce qui est mort n’est jamais perdu. L'espérance est le carburant des chrétiens. Avec le Christ, il faut croire qu’on peut tirer du bien de toutes les situations. Alors que le démon, lui, nous conduit à penser que Dieu est loin, et qu’il ne sert à rien de s’appuyer sur Lui.
Certes le mystère de la croix est là, devant nous. Mystère d’iniquité… Mais c’est aussi une Bonne Nouvelle, car le Christ a promis que nous serions victorieux : « Maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors » (Jn 12, 31). Le démon est ainsi confondu par l’amour qui ne se reprend jamais, qui se livre jusqu’au don total, et qui redonne vie. La seule voie possible pour l'homme est donc la sainteté : le fait de vivre à l'écoute de l’Esprit Saint qui ne nous fera jamais défaut.
Le diable est un perdant, disait saint François d'Assise. Ce n'est pas toujours évident lorsque l'on regarde notre monde...
Charles Péguy, dans son poème de la Tapisserie de Notre-Dame, exprime son émerveillement devant la grandeur de la cathédrale de Chartres. Le poète y dévalue par contraste tout ce qui est méprisable :
« Nous avons délavé nos malheureuses têtes
D’un tel fatras d’ordure et de raisonnement… »
De la même manière, les informations dont nous sommes abreuvés passent leur temps à rapetisser, avilir, exalter ce qui est bas. Voilà pourquoi au cours d’un exorcisme, le démon a avoué qu’il n’aimait pas le silence : « J’ai inventé la télévision, disait-il, pour qu’ils ne soient jamais en silence. » On pourrait ajouter les écrans de toutes sortes, qui font que les hommes ne prient plus. Devant ce grand tapage du démon, il ne faut pas se découvrir un instant. Car au final, le bien est plus contagieux que le mal, et la victoire est déjà là : cela donne de l’énergie ! à la différence des avocats, l’église aujourd’hui fait finalement peu de procès au monde, mais elle avance et participe à la victoire du Christ sur le diable : c’est une place unique ! Et je suis convaincu que de grands saints se préparent dans le secret…
La principale ruse du diable est de se faire oublier, dit-on. Pour le démasquer, faut-il le voir à l'½uvre partout, comme le « prince de ce monde » ? Quelle juste place lui donner ?
Tout le mal dans le monde ne vient pas du démon, mais aussi de l’incurie des hommes : voilà pourquoi il faut sans relâche annoncer, éduquer, éclairer. C’est un appel à l’évangélisation, qui ne signifie pas endoctriner, mais libérer, un mot cher au pape ! Et nous avons les armes de la victoire que sont la foi, le courage, et l’espérance. Dès lors, comme le dit saint Paul, qui nous séparera de l’amour de Dieu et de nos frères ?
La damnation est-elle une possibilité réelle pour tout un chacun, alors que l'on insiste tant sur la miséricorde infinie de Dieu ?
Un chrétien qui peut répéter avec ferveur : « Jésus, j’ai confiance en toi », ou toute autre phrase d’adoration, ne peut être possédé, car le démon n’adore pas. Le diable n’a pas de rotules, disaient les Pères de l'église : il ne se met jamais à genoux.
Le diable sait très bien qui est Jésus, mais n’y voit qu’une source d’inquiétude à son pouvoir : « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? », dit-il au Christ dans l’évangile (Mc 1, 24). Le croyant est ainsi celui qui voit son avenir en Dieu, quand le démon y voit sa perte. C’est un bon moyen de distinguer entre les personnes, en particulier celles qui sont sur le chemin de la perdition : la première tache de rouille peut conduire à la ruine de la poutre, si l'on n’y porte remède.
La voyance, l'occultisme, le fait de faire tourner les tables et de parler aux esprits : est-ce une porte d'entrée pour le Malin ?
C’est avant tout le signe d’un manque de foi évident : plutôt qu’à Dieu, on a laissé la place dans sa vie à une grande crédulité. Cela conduit à des actes désordonnés, dans l’ordre financier et intellectuel. Et cela mène ensuite à des choix ésotériques qui font que tôt au tard, on va croiser le démon sur sa route (cf. ci-contre). Il s’agit donc d'abord de perturbations de la liberté, concernant autant les chefs d’état que les gens simples. C’est plutôt l’ignorance qui est dangereuse, et qui enclenche un engrenage : on passe de charlatan en charlatan, jusqu’au démon, chef et père du mensonge. On peut même dire que le démon possède le diplôme de la meilleure école de commerce sur la planète !
De même que la sainteté est un chemin, il existe un chemin qui mène à la perdition. Quand ces personnes auront tellement souffert, elles reviendront peut-être vers l’église, avec parfois des dégâts irréparables : il faudra alors pratiquer un exorcisme...
Les parents doivent-ils craindre les chansons qui parlent du démon, comme dans le dernier album de Johnny : « J'en parlerai au diable... » ?
Ceux qui se font de l’argent avec le démon vont dans le sens du spectacle qui rapporte, et qui n’exalte pas l’honnêteté, la bienveillance, le sacrifice. C’est donner la parole au démon, à l’inverse de Jésus qui lui dit avec force : « Tais-toi ! » Le démon ne mérite pas l’intérêt qu’on lui accorde.
De plus, on ne compose pas de chansons pour faire l'apologie de ce qui est destiné à disparaître dans les fosses septiques, ou de ce qui appartient au monde de la mort. On chante pour louer la vie, comme le fait saint François d’Assise.
Qu’en est-il de l’enfer ?
L’enfer existe. Ce n’est pas un symbole, et ceux qui le considèrent comme tel, et le disent, sont sous l’emprise du démon. Le théologien Urs von Balthasar, dans Le chrétien Bernanos, affirme ainsi : « La damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard après la mort une âme absolument inutilisée ? » C’est un choix terrifiant, celui du non-amour, où l’on s’auto-exclut de la rédemption et de la création, par volonté de ne pas dépendre de Dieu.
Il faut donc prier pour que personne n’y aille, même si l’on sait qu’il est peuplé au moins par le démon et ses anges. Mais en dernier recours, comme l'a écrit édith Stein, carmélite morte en 1942 à Auschwitz, « il appartient à l'âme de décider d'elle-même. Le grand mystère que constitue la liberté de la personne, c'est que Dieu s'arrête devant elle ».
Comment le démon agit-il sur nous, et quelle est la place du psychologique ?
Son pouvoir est limité, car il ne peut pénétrer au fond des âmes, souligne saint Thomas d’Aquin. En revanche, le démon utilise toutes les failles possibles, y compris celles laissées par le péché originel : il peut agir sur le psychisme, l’imagination, ou l’affectivité, surtout lorsqu’elles sont altérées. Et pousser à considérer Dieu comme un ennemi, non comme un Père.
Il peut donc être dangereux de cloisonner, de façon idéologique, les maladies psychiques dans le seul domaine médical. Celles-ci peuvent aussi relever d’obsessions occultes, et les médecins le savent très bien. C’est si vrai qu’ils viennent parfois voir l’exorciste avec le patient qui les inquiète. Il faut éviter de séparer le corps et l’âme lorsqu’on évoque la santé de l’homme. La devise des anciens mens sana in corpore sano – un esprit sain dans un corps sain – reste valable.
Comment se débarrasser du démon ?
Le démon ne se chasse pas en se préoccupant de lui. Il suffit de demeurer dans le Christ. Ainsi un enfant n'échappe au vide en s'en préoccupant, mais en restant attaché à la main de son père qui le guide et qui l'en sort. Il en va de même dans le domaine spirituel : en ne lâchant pas la main de son Père céleste par la foi, on possède la paix. Alors que celui qui se laisse troubler par les nuisances démoniaques sera envahi par la peur ou la révolte. Joie et charité sont au contraire des preuves qu’une personne n’appartient pas au démon.
Aujourd'hui le nombre d'exorcistes est en augmentation, les prières de guérison sont remises à l'honneur. Est-ce bon signe ?
Dans l’église catholique, ces dernières décennies, on s’est beaucoup occupé de social, d’humanitaire – ce que l’église a toujours fait, et avec beaucoup de résultats. Mais il ne suffit pas de soigner les corps si l’on oublie les âmes. Cela ne résout pas le problème de la pauvreté, et peut même parfois l’aggraver… On a donc fait beaucoup d’action catholique, mais on a délaissé la vie spirituelle. On redécouvre aujourd’hui, face à un monde très englué dans le matériel, qu’il y a des âmes en déshérence, plus qu’on ne l’avait imaginé. Et que la pauvreté spirituelle n’est pas forcément liée au compte bancaire.
Le signe de ce malaise, ce sont toutes les thérapies qu’on invente, et qui me font penser à cette phrase de saint Augustin : « Mon c½ur est sans repos tant qu’il ne demeure en Toi. » Alors on fait du yoga, etc., parce que l’homme cherche la paix. Or la vraie paix de l’âme est un don de Dieu, c’est Jésus-Christ. Tous les troubles de l’âme viennent de cette perte du Christ, parce que l’homme ne peut vivre sans amour, et que Jésus est l’amour.
Propos recueillis par Aymeric Pourbaix – France Catholique