Publiée le 27-01-2015
Quarante ans jour pour jour après la promulgation de la loi Veil, le Parlement s’empare une nouvelle fois de « la fin de vie ». Ce rapprochement pourrait paraître incongru à certains tant ces thèmes semblent poser des problèmes différents, l’un le « droit des femmes », l’autre le « droit de mourir dans la dignité ». Ainsi Claude Lanzmann (Le Point du 1er décembre 2014) s’oppose courageusement à l’euthanasie mais tient à souligner à quel point son refus de donner la mort ne s’applique pas à l’avortement. Il n’en est rien. L’euthanasie existe déjà en droit français, précisément depuis 40 ans. Certes le mot ne se trouve pas dans la loi Veil mais la chose, sans nul doute. En effet, celle-ci dépénalise l’avortement jusqu’à dix semaines mais en cas de malformations graves du fœtus l’autorise jusqu’au terme de la grossesse. Quel est l’argument justifiant une telle différence de traitement ? La logique euthanasique. Il s’agit de supprimer l’enfant pour « son bien » ; par « compassion ». Comment infliger à un enfant une vie handicapée ? Mieux vaut le libérer d’emblée de souffrances futures. Ainsi au commencement et au terme de la vie humaine, le même raisonnement légitime le fait de donner la mort. La mort n’est plus ce qu’il faut éviter à tout prix, la vie étant un bien à sauvegarder quel qu’en soit le coût. A la mort se substitue désormais la souffrance, physique et/ou psychique. En quoi tout cela nous révèle-t-il la manière dont notre société se représente l’homme ? Et quelle vision de l’homme de telles pratiques impliquent-elles et favorisent-elles ?
Leur présupposé commun est que la vie n’est pleinement humaine que si elle est prise dans un projet lui donnant un sens. La valeur d’une vie dépend de la construction dont elle est l’objet. Il faut que le matériau à partir duquel réaliser cette œuvre soit adéquat au but recherché. Mais ce matériau n’est autre que la personne dans son corps et ses diverses potentialités ? Et à certains moments, le matériau disponible peut apparaître comme incapable de réaliser le projet de vie. Lorsque la personne subit des maux qui oblitèrent ses forces d’action et de création, la vie peut apparaître comme un fardeau insupportable et désormais insensé. Le handicap, la souffrance, la grande dépendance remettent en cause le projet de vie de la personne incapable d’assumer cette passivité envahissante. A l’aune d’un tel critère, de telles conditions de vie peuvent même sembler violer sa dignité. La mort est alors envisagée comme une libération et devient l’objet d’un appel à la bienveillance d’autrui. C’est ici que se met en place le cercle des dispositions sociales influençant les mentalités et par là les attitudes, et réciproquement.
Le sociologue Zygmunt Bauman, fin observateur des sociétés modernes, souligne le lien fort entre le succès du projet et le progrès des déchets (Vies perdues, la modernité et ses exclus, Payot, 2006). Le déchet est l’ombre du projet : sa présence se renforce à proportion de l’instauration de la performance comme critère d’une vie humaine réussie. Que faire de ce qui ne peut plus être mobilisé pour produire une vie réussie ? Comment gérer la baisse de la rentabilité ou comment empêcher qu’une vie s’engage dans une impasse ? L’euthanasie et l’interruption médicale de grossesse sont deux dispositions sociales permettant une telle gestion de ce qui ne rentre pas ou plus dans le projet. Au lieu d’accueillir la passivité et d’y lire un appel à la solidarité vécue jusque dans ses marges les plus reculées, au lieu d’y discerner un révélateur de la finitude humaine, le corps handicapé et défiguré doit être retranché du monde humain.
Certains objecteront que de nombreuses sociétés ont reconnu voire valorisé le suicide et l’avortement, ainsi le paganisme antique, et que nous arrivons aujourd’hui au terme de la parenthèse que le christianisme aurait été dans l’histoire de l’humanité. Le reflux de la foi chrétienne en Occident se traduirait par un retour aux standards anthropologiques. Notons cependant que ces pratiques ne sont pas comprises par leurs promoteurs comme la simple résurgence d’un fond humain ayant toujours existé. Notre époque a trop conscience de son exceptionnalité pour accepter un tel jugement. Et de fait, la culture du déchet n’est pas vécue comme une exclusion imposée par la société à certains de ses membres. Elle est bien plutôt envisagée comme la conséquence normale de « l’individu total » dont parle Marcel Gauchet. Car c’est au nom des droits de l’individu, de son autonomie spirituelle et éthique que la culture du déchet se met en place dans une grande indifférence. Non pas par mauvaise volonté mais en raison de son invisibilité. Le déchet est une sorte de point-aveugle du rapport constructiviste de l’individu à lui-même. La collectivité n’est là que pour apporter des supports grâce auxquels les individus peuvent se délier de leur condition humaine vécue dans ses limites et sa passivité. Lorsque celle-ci reprend le dessus, il est encore temps de s’esquiver et de se regarder soi-même comme un produit dont la date de péremption est atteinte et qu’il s’agit donc d’éliminer.
Si cette culture du déchet provient d’un refus de son impuissance, propre à la mentalité constructiviste, il serait bon d’envisager un autre rapport à soi : le consentement à soi-même dans tous les éléments et les stades de sa vie humaine. Un tel consentement implique une conversion du regard : se recevoir comme un don et y discerner que la vie se joue donc ultimement dans le don de soi. Pour se donner pas besoin d’être performant ; le don se moque de l’utilité et de la rentabilité. Le don est la garde de l’humanité assiégée par ses propres fantasmes de puissance. L’enfant trisomique, le grabataire et le vieillard sénile nous provoquent à une alternative radicale : déchet à retrancher ou bien figures de notre commune humanité, fragile et gratuite ?