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« Il n'y a pas de droit à l'avortement » déclare la CEDH

Publiée le 17-12-2010

17 Décembre 2010 - François de Lacoste Lareymondie - Liberté Politique

 

     Le cours des choses serait-il en train de s'infléchir ? Pourrait-on espérer enfin que la vie des enfants à naîre ne soit plus systématiquement sacrifiée ? La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) [1] était saisie de trois recours engagés contre les restrictions à l'avortement maintenues par l'Irlande. Deux des requérantes invoquaient l'humiliation et l'opprobre qu'elles leur avaient causées ; la troisième, le danger pour sa santé. Les deux premières ont été déboutées dans un arrêt récent qui mérite d'être salué [2].

L'Irlande contre l'Europe

     Depuis 1983, la Constitution irlandaise déclare que « l'État reconnaît le droit à la vie de l'enfant à naître et, compte tenu du droit égal de la mère à la vie, s'engage à le respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à le protéger et à le défendre par ses lois ». Cette disposition fut interprétée par les tribunaux comme permettant l'avortement uniquement en cas de risque inévitable ou immédiat pour la vie de la mère. En 1993, la Constitution fut à nouveau modifiée pour affirmer la liberté de se rendre à l'étranger et de recevoir toute information sur des services légalement disponibles hors d'Irlande : ces deux précisions visaient à permettre aux irlandaises désirant avorter de se rendre en Grande Bretagne sans encourir de poursuites.


 

     Chaque fois que les Irlandais ont été consultés, que ce soit par referendum ou autrement, ils ont confirmé ce dispositif restrictif qui est devenu symbolique d'une certaine forme de résistance. On sait qu'un tel attachement a partiellement motivé le rejet initial du traité de Lisbonne en 2008, et qu'il a fallu introduire une réserve à cette fin sur la Charte européenne, spécifique à l'Irlande, pour obtenir enfin son adhésion.

     Pourtant le pays est régulièrement attaqué par les militants pro-avortement pour violation de la Convention européenne des droits de l'homme ; et il est non moins régulièrement cloué au pilori dans les rapports officiels européens, comme Malte ou la Pologne. Aussi l'arrêt de la CEDH marque-t-il une étape importante dans ce conflit. La Cour dit elle-même qu'elle a voulu « examiner le régime juridique de l'avortement en Irlande » dans son ensemble, c'est-à-dire vider une fois pour toutes le litige jusque dans ses fondements. C'est sans doute une des raisons qui l'ont conduite à porter l'affaire devant sa formation la plus solennelle, la Grande Chambre.

L'affirmation qu'il n'y a pas de droit à l'avortement

     La principale question concernait l'application de l'article 8 de la Convention qui protège la vie privée. Les requérantes se fondaient sur la jurisprudence antérieure de la Cour pour lui demander de franchir un pas de plus. Celle-ci avait en effet déjà placé la question de l'avortement non pas dans le champ de l'article 2 qui protège le droit à la vie et dont elle considère qu'il ne peut pas être invoqué au bénéfice de l'enfant à naître, mais dans le champ de cet article 8, sous deux aspects divergents :

     D'un côté, la décision d'être ou non parent relève de la vie privée ; elle est donc protégée par cet article 8. La législation relative à l'avortement touche à la vie privée de la femme enceinte ; en conséquence la liberté individuelle doit être la plus grande possible et les atteintes qu'elle subit encadrées le plus strictement possible.
    D'un autre côté, pour reprendre les termes de certains arrêts antérieurs, la vie privée d'une femme enceinte est étroitement associée au fœtus qui se développe en elle et, en conséquence, ses droits doivent se mesurer à l'aune d'autres droits et libertés concurrents, y compris ceux de l'enfant à naître.

     La combinaison de ces deux séries de paramètres n'avait rien d'évident. Néanmoins, il s'en déduisait logiquement que l'affirmation d'un droit à l'avortement qu'espérait les requérantes eût été problématique. Profitant de l'occasion, la Cour a franchi un pas important en le déclarant expressément, ce qu'elle n'avait pas encore fait – me semble-t-il – et qui marque probablement un changement d'orientation. Dans un considérant de principe, elle a déclaré que l'article 8 « ne saurait s'interpréter comme consacrant un droit à l'avortement ». Cette affirmation importante ruine à la racine une partie de l'argumentation élaborée par les partisans de l'avortement sur le fondement de la jurisprudence antérieure. Restait à en faire application aux trois cas présents.

La morale contre le consensus international

     La Cour était manifestement gênée par le concept de « consensus international » relatif à l'avortement, nettement plus permissif que la législation irlandaise, alors qu'elle a fait de cette notion de consensus un moteur de « l'interprétation dynamique » de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme.

     Pour le contourner, elle a eu recours à une autre notion, celle de la « protection de la morale », « au sens donné à ce terme en Irlande ». Idée pas complètement nouvelle, qu'elle avait exprimée dans un arrêt précédent concernant déjà l'Irlande, et qui lui avait permis de justifier « l'ample marge d'appréciation » laissée aux États en la matière ; mais idée dont la Cour tire des conséquences nouvelles dans la détermination de l'amplitude de cette marge.

     Elle déclare que celle-ci « sera plus ample lorsqu'il n'existe pas de consensus entre les États membres sur l'importance relative de l'enjeu ou sur la meilleure façon de le protéger, en particulier lorsque l'affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates »... Elle reconnait que l'avortement soulève de telles questions, d'une « extrême sensibilité », et que les autorités de l'État se trouvent « en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis des exigences de la morale et sur la nécessité d'une restriction pour y répondre ».

     La conclusion qu'en tire la Cour est essentielle car elle fixe une limite à la portée dudit consensus : même avéré, celui-ci « ne réduit pas de manière décisive l'ample marge d'appréciation de l'État ». C'est immuniser par avance l'Irlande contre toute tentative de la forcer à s'aligner sur les autres. Cette immunisation, l'Irlande l'a conquise de haute lutte notamment grâce à la constance de sa position.

L'application concrète

     La Cour avait à répondre principalement à deux questions.

     La première concerne la nature des droits reconnus à l'enfant à naître. La Cour refuse toujours de se prononcer sur le point de savoir quand commence la vie, sa jurisprudence antérieure lui faisant dire qu'il n'était ni souhaitable ni possible de déterminer si l'enfant à naître est une personne et quelles conséquences juridiques en découleraient. Mais dans cette affaire, et c'est affirmé de façon suffisamment nette pour y voir un infléchissement de doctrine, la Cour estime qu'il est possible de mettre sur pied d'égalité les intérêts du fœtus (autrement dit, fût-ce implicitement, son droit à la vie) et les droits concurrents de la mère, au lieu de subordonner les premiers aux seconds comme on l'y invitait, en reconnaissant qu'ils sont « inextricablement liés ».

     Ainsi, elle valide le principe même de la législation irlandaise qui limite l'autorisation d'avortement au seul cas où la vie de la mère est en danger.

     La seconde question était de savoir si la faculté laissée aux Irlandaises d'avorter à l'étranger et la liberté d'information dont elles jouissent sur ce point suffisait à protéger leur droit à la vie privée reconnu par l'article 8 de la Convention. La cour y répond par l'affirmative, sans s'interroger sur la contradiction qu'il y a entre la législation restrictive valable en interne et l'échappatoire externe ainsi offerte.

      Sans doute pour contrebalancer cette inflexion, la Cour condamne l'Irlande sur le troisième cas dans lequel était invoqué un risque portant sur la vie de la mère. La requérante avait souffert antérieurement d'une forme de cancer qui pouvait rendre problématique toute grossesse ultérieure ; et elle avait connu des complications médicales post-avortement. Mais le risque sur sa vie était simplement allégué sans être étayé de façon précise, l'intéressée n'ayant produit ni examen médical ni analyse...

     Normalement, sa requête aurait dû être rejetée, au moins pour défaut de preuve. La cour a escamoté cet aspect pour se saisir du cadre d'ensemble en constatant que la faculté d'avorter en cas de risque pour la vie de la mère n'est organisée ni dans le système de santé ni dans le droit interne. D'où le risque (théorique) d'ineffectivité. En condamnant l'Irlande de ce chef, indirectement la Cour lui enjoint de réviser sa législation pour rendre la possibilité effective.

     On peut se demander si la Cour n'a pas cherché à prononcer un « jugement de Salomon », fût-ce au prix de contorsions juridiques, dans une affaire où la logique de sa jurisprudence antérieure aurait pu la conduire à condamner l'Irlande dans les trois cas ; et où la logique du nouveau raisonnement aurait pu conduire à ne pas condamner du tout l'Irlande.

     On n'a pas fini d'épiloguer. Laissons à part l'empiètement sur la souveraineté constitutionnelle de l'Irlande que s'est permise la CEDH et qui n'est pas nouveau : il pose encore une fois la question de la légitimité politique des juridictions internationales. Bornons-nous aujourd'hui à marquer d'une pierre blanche cet arrêt sur le terrain de la défense de la vie. Marque-t-il, comme le vote de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe intervenu le 7 octobre dernier, un infléchissement de trajectoire ? C'est possible ; mais il est encore trop tôt pour l'affirmer.

 

 

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[1] Le Conseil de l'Europe est une institution distincte de l'Union européenne. Cette organisation intergouvernementale, créée par le traité de Londres en 1949 et dont le siège est à Strasbourg, compte aujourd'hui 45 membres dont plusieurs pays non européens, y compris la Turquie. Elle s'est spécialisée dans la protection des droits de l'homme par l'adoption d'une série de conventions, dont la plus connue et la plus importante est la « convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales » signée en 1950. Les violations de cette convention peuvent faire l'objet de recours juridictionnels devant la Cour européenne des droits de l'homme dont les décisions contraignent les États membres, et qui a développé une abondante jurisprudence.
[2] Affaire A,B,C c. Irlande (requête n° 25579/05), arrêt de la Grande Chambre du 16 décembre 2010. Voir le texte complet de l'arrêt (65 pages) et celui du communiqué de presse sont disponibles sur le site de la CEDH.


 

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