Bébé-médicament ou bébé-instrument ? (II/II)
9 octobre 2009 | Pierre-Olivier Arduin*
Outre les enjeux éthiques (cf. Décryptage, 2 octobre), le principe du bébé-médicament soulève des interrogations sur un plan strictement psychologique, entachant les relations parents-enfants et celles au sein de la fratrie.
Quelle sera l'attitude des parents vis-à-vis du bébé conçu ? En cas d'échec, quel sera le poids de culpabilité que devra porter l'enfant venu au monde dans le seul but de « sauver » son frère malade ? Dans l'éventualité d'un succès, quel sera le poids de la dette morale éprouvée par celui qui a été « sauvé » ? S'il y a une rechute de l'enfant « receveur » à l'adolescence ou plus tard, l'enfant « sauveur » sera-t-il sommé de donner sa « moelle osseuse » comme thérapie de rattrapage ?
Adulte, subira-t-il des pressions pour « offrir » de son vivant à son frère ou sa sœur des organes comme un rein ou un lobe de foie susceptibles d'avoir été endommagés par des traitements passés ? Comment ses parents le regarderont-ils en cas de refus ? Et d'ailleurs, ne pourra-t-il pas inévitablement éprouver un sentiment ambigu par rapport à ceux qui lui ont donné la vie avec l'objectif de guérir son aîné ? Autant de questions qui n'ont pas eu de réponses dans le débat bâclé de 2003 au cours duquel les tensions éthiques en germe dans cette pratique ont été superficiellement abordées.
Principe de précaution
La psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval, très favorable par ailleurs au DPI, marque à ce propos sa réserve avec une formule lapidaire dont la signification est lourde de sens : « En termes analytiques, on peut présumer qu'il s'agira d'un enfant à risque psychique [14]. » Le conseil d'orientation de l'Agence de la biomédecine n'a pu ignorer ces risques en préconisant que soit réalisé un « suivi attentif des personnes qui ont recours à un tel diagnostic, et notamment des enfants conçus après ce DPI, ainsi que de la fratrie concernée ». En conclusion de sa délibération, les membres du Conseil d'orientation demandent instamment que
« les enfants nés à la suite d'un DPI fassent l'objet d'un suivi pédiatrique et psychologique attentif […]. Une attention toute particulière à l'évolution de l'environnement familial à moyen et long terme s'impose […]. Ce suivi psychopédagogique par des pédiatres et des équipes psychopédagogiques averties pourra concerner non seulement l'enfant né du DPI mais également les autres membres de la famille, notamment toute la fratrie, atteinte ou non de l'affection. Ce suivi ne saurait s'interrompre au terme de l'âge pédiatrique et devra se poursuivre au-delà [15] ».
Malgré cet arsenal impressionnant de mesures de contrôle, on peut déplorer l'attitude curieuse qui consiste tout de même à autoriser une pratique biomédicale dont on semble redouter plus ou moins ouvertement les conséquences néfastes sur la santé psychique des enfants concernés et leurs parents. On a beau nous démontrer que tout est fait pour encadrer le dispositif, il n'en demeure pas moins que se pose la question du principe élémentaire de précaution qui devrait ici valoir quand il s'agit de répercussions psychologiques mettant en jeu des enfants. Les principes hippocratiques de bienfaisance et de non-malfaisance ne sont-ils pas bafoués ?
Un procédé inefficace
Sur le plan scientifique enfin, le raisonnement a en outre l'immense désavantage de n'être absolument pas pertinent au regard des dernières découvertes biomédicales. L'objet final de la manipulation embryonnaire est le sang du cordon ombilical dont les vertus thérapeutiques sont parfaitement documentées. Un rapport sénatorial exhaustif rappelle en effet que la grande immaturité des cellules souches dont ce tissu recèle optimise l'efficacité de leur greffe qui est en passe de supplanter dans de nombreux pays les greffons de moelle osseuse. Leur immunotolérance permet même de combiner plusieurs greffons de sang de cordon. Mais surtout, le rapport nous apprend que dans le monde, « tous les patients devant subir une greffe de sang de cordon trouvent un greffon compatible [16] », grâce à la mise en réseau des banques de stockage sur le plan international. Il apparaît en réalité qu'il n'est nullement nécessaire de passer par la technique du bébé-médicament pour se procurer du sang de cordon HLA compatible. La France n'a-t-elle pas été pionnière en 1988 avec la première greffe de sang de cordon réalisée dans le monde par le professeur Eliane Gluckman et son équipe (Hôpital Saint-Louis) qui sont parvenues à guérir avec succès un enfant américain atteint par… l'anémie de Fanconi [17] ?
Au vu des dilemmes éthiques tangibles qu'elle soulève et de l'inanité biomédicale dont elle est entachée, il serait tout à l'honneur du législateur qu'il revienne sur une pratique qu'il a peut-être autorisée trop hâtivement. Il est convenu aujourd'hui d'affirmer qu'en ces domaines il n'est pas possible de se dédire et de revenir en arrière. Dans son avis préparatoire aux états généraux de la bioéthique, le CCNE juge ainsi que « la marge de manœuvre du législateur français est limitée », notamment « parce qu'il est exceptionnel que la loi revienne sur les ouvertures qu'elle a auparavant rendu possibles [18] ». Mais au nom de quoi justifier un tel principe ? S'interdire de « revenir en arrière ou d'alterner les solutions […] donne inévitablement un privilège décisif à l'orientation initialement retenue » selon la remarque pertinente du professeur de philosophie Emmanuel Picavet [19].
Politiquement, suspendre le dispositif expérimental du DPI-HLA serait bien au contraire le signe d'une capacité affûtée du législateur, témoignant qu'il peut tenir compte quand il le faut d'un affinement de la réflexion morale pour infléchir des choix qui s'avèrent en définitive excessivement problématiques. Faisant preuve d'une réserve salutaire en la matière, le Conseil d'État a ainsi estimé qu'il appartenait au législateur de « reconsidérer le double DPI » : « Les questions posées par le double DPI et le fait qu'il ait été peu utilisé pourraient justifier que le législateur envisage de mettre un terme à cette pratique [20] ». Ce genre de remarque est suffisamment rare pour que la mission d'information parlementaire de révision de la loi bioéthique du 6 août 2004 examine sérieusement la question avant de rendre son rapport final.
[14] Cécile Kingler, Naître pour sauver ?, Les dossiers de la Recherche n. 26, février 2007, p. 22.
[15] Conseil d'Orientation de l'Agence de la biomédecine, Avis sur le double diagnostic DPI-HLA, délibération n. 2006-CO-10, séance du vendredi 9 juin 2006.
[16] Marie-Thérèse Hermange, Le sang de cordon : collecter pour chercher, soigner et guérir, Les Rapports du Sénat, n. 79, 2008-2009.
[17] E. Gluckman, H.A. Broxmeyer, A.D. Auerbach et al., “Hematopoietic reconstitution in a patient with Fanconi's anemia by means of umbilical cord blood from an HLA-identical sibling”, New England Journal of Medicine, 1989, 321, p. 1174-1178.
[18] CCNE, Questionnement pour les Etats généraux de la bioéthique, Avis n. 105, 9 octobre 2008, p. 2.
[19] Emmanuel Picavet, maître de conférences à l'Université Panthéon-Sorbonne, Paris-1, audition du 10 décembre 2008 devant la mission parlementaire de révision de la loi de bioéthique.
[20] Conseil d'Etat, op. cit., p. 44.