Conférence du cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon, à l'inauguration de l'Année académique de l'Institut Jean-Paul II à Rome, pour les études sur le mariage et la famille, ce 28 octobre 2014, à l'Université pontificale du Latran.
L’expression « Evangile du mariage » est-elle devenue habituelle à nos oreilles ? D’ordinaire, c’est le nom de son auteur qui vient après le mot Evangile ; on parle de l’Evangile « selon » saint Matthieu, Marc, Luc ou Jean. Mais déjà, dans le Nouveau Testament, saint Paul utilise des expressions comme « l’Evangile de la grâce » lorsqu’il veut résumer l’ensemble de son enseignement devant les Anciens d’Ephèse (Ac 20, 24), ou « l’Evangile de la gloire » que le Prince de ce monde veut nous empêcher de voir resplendir, lorsqu’il médite sur son ministère pour les Corinthiens (2 Co 4, 4), ou encore « l’Evangile du salut, de votre salut », explique-t-il au Ephésiens (1, 12). Ces formules ramassées ont pour but d’attirer l’attention d’une communauté sur un point central de la prédication de l’Apôtre. Elles permettent de récapituler l’ensemble de la Révélation à partir d’un aspect essentiel, pour aider chacun à vivre avec un plus grand enthousiasme sa mission de témoin du Christ.
Saint Jean-Paul II a souvent utilisé ce procédé. Quand, dans l’Encyclique Laborem exercens (1981), il parle de « l’Evangile du travail », il montre l’extraordinaire dignité de l’activité humaine qui nous rapproche du Créateur, car nous avons été créés à son image et à sa ressemblance. On a aussi entendu Jean-Paul II, notamment dans sa Lettre aux familles, en 1994, parler de « l’Evangile de la famille », pour nous inviter à regarder l’humanité entière comme une famille. Dans votre Institut, vous êtes particulièrement attentifs à l’encyclique Evangelium vitae (1995). En la lisant, nous comprenons qu’effectivement, le don de la vie est le plus beau cadeau que nous ayons reçu, et nous savons que l’Evangile de la vie correspond à notre attente la plus profonde. Lorsque, illuminés par l’événement de Pâques, nous proclamons à la fin du Credo : « J’attends la résurrection de la chair et la vie du monde à venir », nous affirmons notre espérance que « l’Evangile de la vie » est l’accom-plissement de la promesse d’un Père qui, toujours, prendra soin de notre vie, jusqu’à la renouveler et la transformer par-delà notre mort.
C’est dans cette ligne que je voudrais aujourd’hui écouter et présenter le sens de l’expression « l’Evangile du mariage ». Mais auparavant, je voudrais commencer par regarder avec vous les événements que nous avons vécus en France, l’an dernier, à l’occasion du vote de la loi sur le mariage de deux personnes de même sexe. Les débats sur la famille ont enflammé le monde de la communication. Un grand nombre d’interventions médiatiques ont retenu l’attention et une série de manifestations de masse ont eu lieu. Elles ont rassemblé des foules considérables que certains ont voulu minimiser ou ignorer mais qui ont étonné, bien au-delà de nos frontières. Je me souviens encore des questions que plusieurs cardinaux de divers continents sont venus me poser à ce sujet, lors du conclave de mars 2013.
Ces rassemblements se nourrissaient d’une réflexion conjointe de philosophes et de juristes, d’hommes politiques et d’anthropologues, de représentants des différentes religions, de psychologues et d’éducateurs. Le mouvement a été porté par de nombreux catholiques très engagés, mais il a permis une rencontre en profondeur avec d’autres croyants, en particulier avec ceux de la communauté musulmane. Dans ce contexte à la fois pacifique, car les manifestations avaient un aspect bon enfant, et tendu, car l’opposition était forte et l’enjeu essentiel, quel témoignage les chrétiens ont-ils donné ? Ont-ils réussi à transmettre l’Evangile, la bonne nouvelle du mariage ?
I – Donner notre témoignage de manière évangélique.
Il me semble opportun de faire une sorte d’examen de conscience, en regardant l’ensemble de ces événements à la lumière des Béatitudes (Mt 5, 3-10). Les avons-nous vécus comme des pauvres, sans chercher d’abord le résultat ou l’efficacité ? Comme des doux, évitant toute parole violente ou méprisante à l’égard de ceux auxquels nous étions amenés à nous opposer ? Comme des affligés, intérieurement désolés par cette initiative de destructu-ration sociale et ce mensonge d’Etat qui déclare qu’un enfant a deux mamans ou deux papas ? Comme des affamés et des assoiffés de justice, c’est-à-dire à la fois fidèles à la justice de Dieu et soucieux du bien de tous. Quel souci avons-nous eu de l’attention et de l’amour que l’on doit aux personnes homosexuelles ? « Affamés et assoiffés », cela engage aussi à combattre le découragement qui rôde et risque de tout pourrir… La Béatitude de la justice appelle la suivante, qui évoque la miséricorde.
Quelle fut notre attitude le jour du premier mariage entre deux personnes du même sexe en France, le mercredi 29 mai, à Montpellier ? Les vrais miséricordieux ont su prendre le temps de la prière pour ces deux hommes, Vincent et Bruno. Il nous fallait voir aussi comment faire passer un message qui soit toujours une parole d’amour et de miséricorde, comme la phrase du Pape François qui nous a tellement touchés : « Si une personne est ‘’gay’’ et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ? [1] » En somme, est-ce que ces manifestations étaient pour nous comme un acte de miséricorde, une action et une vraie présence du Messie Consolateur ?
Dans un autre cadre, j’ai essayé de faire ce travail minutieusement, en développant cette interrogation à partir de chacune des Béatitudes. On me permettra simplement de rappeler que pour certains, ce fut un rude combat qui les a conduits à la dernière : « Bienheureux les persécutés pour la justice ». Espérons que le Seigneur leur a donné d’entrevoir quelque chose de son Royaume durant ces épreuves !
II – Un point de départ solide.
Maintenant, je voudrais toucher le fond du problème. Il s’agit de donner écho et de rendre audible, dans le contexte social et médiatique dans lequel nous vivons aujourd’hui, un message sur le mariage. Livrer une parole de vérité, comme un fondement anthropologique majeur qui demeurera toujours, malgré les méandres de l’histoire, les modes ou les initiatives des gou-vernements.
Dans les premières pages de la Bible, on lit le récit de la création de l’homme et de la femme qui forment ensemble « l’image et la ressemblance de Dieu ». Il est demandé à l’homme de quitter son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, de sorte que tous deux ne forment plus qu’une seule chair (cf. Gn 1, 28 et 2, 24). Ces mots ne sont ni une loi ni un règlement, mais une parole de vérité et de vie. Je les entends comme le conseil d’un Père qui ne cherche que le bien de ses enfants et veut les aider à accomplir le meilleur de ce qui les habite. Pour les croyants, il est clair que la valeur et la force de ce message ne pourront jamais être discréditées ni même effleurées par les courants de pensée à la mode ou les aléas d’une majorité parlementaire. Il fallait donc trouver le moyen de faire entendre ce message fondamental sur la famille.
Le concept chrétien de la famille est à la fois simple dans son origine et extraordinairement ample et analogique. Dans le développement d’une personnalité, d’ailleurs, on voit souvent que plus quelqu’un est profondément attaché à ses racines, plus il est capable d’une large ouverture.
Puis-je formuler quelques principes simples ?
Il n’y a pas de famille sans enfants, ni d’enfants sans famille. C’est là, dans ce milieu, dans ce contexte qu’ils ont grandi et découvert la vie.
Il n’y a pas d’enfants sans parents : la filiation conduit à une profonde gratitude, mais elle comporte aussi ses souffrances, ses ruptures… Paternité, filiation, liens de fraternité… c’est le même sang qui coule aux artères, même si chaque famille a ses blessures, ses maladies…
Il n’y a pas non plus de parents sans alliance. L’expérience nous enseigne que c’est le point le plus fragile de la vie familiale, car il résulte d’un choix personnel qui a l’amour pour origine. Or nos choix peuvent être remis en cause, et souvent par nous-mêmes : « Quelle erreur j’ai commise, ce jour-là ! » Et si l’amour se limite au sentiment amoureux, il est soumis, comme l’on sait, à de dangereuses fluctuations : « Mais je ne l’aime plus ! Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous supporter. » La loi en porte la marque : il est difficile de nier la filiation (ou la paternité et la maternité), mais on court toujours vers une législation qui facilite de plus en plus le divorce. Comment faire pour fortifier ce qui est fragile ? C’est justement cela qui mériterait la plus grande attention !
III – Mais comment réguler le désir ?
En fait, dans le mariage, trois réalités se mélangent : le désir sensible et sexuel (des époux), la douce joie de l’amitié partagée (un long compagnonnage) et le grand cadeau de la fécondité (la paternité et la maternité). L’histoire et l’expérience nous montrent qu’elles ne font pas toujours bon ménage : plusieurs rois de France ont eu une épouse légitime et une ou plusieurs maîtresses successives, d’autres ont été homosexuels…
Voilà une question de toujours qui surgit au grand jour, à notre époque. Qui pourrait avoir le droit de juger ou de s’opposer au désir qui m’habite ? Il est changeant et chacun sait que la sexualité comporte une large part d’irrationnel. S’il est refoulé, il peut constituer un danger d’explosion interne ou de dérive. S’il est seul maître à bord, il risque de conduire à des comportements aberrants ou violents ; les faits de l’actualité - y compris au sein de l’Eglise - nous le rappellent trop souvent ! Comment aider chacun à rester lui-même, à vivre et exprimer librement son désir, tout en demeurant en harmonie avec la raison, la volonté et le bien commun ? Dans l’éducation que j’ai reçue, il me semble qu’on a su faire droit, avec délicatesse, à la vérité d’une personne, l’encourager à se développer librement, tout en la mettant en garde contre elle-même. Les marqueurs de l’éducation, les habitudes sociales et spirituelles ont pour but de mettre notre liberté fondamentale à l’abri des fluctuations de la sensibilité et de ses dérives ou dangers éventuels.
Dans une tribune que j’ai trouvée très éclairante, la philosophe Chantal Delsol explique qu’il y a, dans notre mentalité sociale, une tyrannie du désir devant laquelle tout doit céder. Elle peut se résumer en deux exclamations :
- « Mais on souffre ! » Il faut alors, quoi qu’il arrive, supprimer la cause de cette souffrance.
- « Mais on s’aime ! » De quel droit allez-vous vous opposer à cet amour ?
Oui, ce sont des faits ; ils s’imposent dans la vie de celui qui les exprime. Mais pourquoi faudrait-il toujours y céder, satisfaire les désirs d’aujourd’hui et ceux qui surviendront demain ? Pourquoi devrions-nous céder devant ces exigences de modifier la loi pour permettre à ces désirs de se réaliser ? L’argument souvent utilisé laisse entendre que la réalisation de ces désirs ne contraint nullement ceux qui ne les partagent pas à continuer de vivre comme ils le veulent. Mais c’est de courte vue, car il s’agit d’une modification en profondeur du contexte social, comme l’avait affirmé la Garde des Sceaux, Madame Taubira, à l’approche du vote de la nouvelle loi sur le mariage : Il s’agit d’un vrai changement de civilisation.
V - L’Evangile du mariage, cœur de la Révélation chrétienne.
Puisque nous réfléchissons à la « bonne nouvelle » du mariage, il me semble essentiel d’affirmer que nous ne devons pas rester prisonniers de la logique médiatique du « buzz ». Le mariage n’est pas une « opportunité » de communication, mais bien le cœur de la Révélation biblique.
Je poserai donc ici un principe simple qui est, pour moi, un élément essentiel de toute la catéchèse biblique et sacramentelle : dans la Bible, tout est nuptial.
Il est clair que le mot Testament traduit bien mal l’hébreu berit ou le grec diathèkè. La Bible est d’abord une histoire d’alliance.Dans le livre d’Osée, Dieu parle à son peuple comme à une fiancée qu’il conduit au désert pour lui dire des mots de tendresse.
Alliance, c’est le mot que l’on entend au centre de la célébration eucharistique : « La coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle. »
Et quand Jésus vient sceller cette Alliance, il se présente comme l’Epoux qui s’offre à celle qu’Il aime. « Ceci est mon corps livré pour vous », quoi de plus nuptial que cette parole qui est le cœur de la célébration eucharistique ? En se livrant corps et âme à celle qu’Il aime, l’Epoux souhaite que l’Eglise, son Epouse, soit belle, « resplendissante, sans tache, ni ride, ni aucun défaut ; il la voulait sainte et irréprochable. C’est comme cela que le mari doit aimer sa femme : comme son propre corps ». C’est alors que saint Paul lance cette exclamation, à propos du mariage : « Ce mystère est grand ! » (Ep 5, 27-28 et 32).
L’aventure dans laquelle se lancent les époux est une image de l’histoire de l’humanité entière, inscrite dans leur chair et leur histoire personnelle. Les difficultés et les trahisons ne manquent pas, mais la fidélité de Dieu donne à notre fragilité humaine une espérance invincible. C’est la raison pour laquelle le sacrement du mariage est présenté d’abord comme une action de Dieu, qui scelle notre amour toujours fragile dans la grande épopée de l’Alliance entre Dieu et l’humanité, dont le sommet plonge dans le mystère pascal de Jésus.
Les trois axiomes que j’ai utilisés plus haut - pas de famille sans enfants, pas d’enfants sans parents et pas de parents sans alliance - offrent un beau résumé de notre foi. Ils découlent de la première ligne du Credo : nous croyons en un Dieu qui est Père, créateur et qui garde toujours la création entière dans sa main (c’est le sens exact de Pantocrator, imparfaitement traduit par « tout-puissant »). Ses enfants ne risquent donc pas de se trouver abandonnés, mais surtout, ils sont invités à entrer dans le déploiement de cette famille puisqu’ils ont été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Ils sont appelés à engager toute leur vie dans le mystère de l’Alliance et s’ils viennent à connaître la joie de la paternité et de la maternité, ils auront en mémoire l’avertissement de Jésus : « Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux » (Mt 23, 9). La source est unique, et tous peuvent avoir la joie d’y participer : « Je fléchis le genou, écrit saint Paul, devant le Père de qui toute paternité (ou famille, car le mot grec patria se traduit des deux façons) tire son nom » (Ep 3, 14-15).
« Evangile de la famille », voilà donc résumé en deux mots tout le projet de Dieu pour l’humanité : sceller avec elle une alliance, son alliance d’amour, et établir entre nous des rapports fraternels qui fassent de l’humanité entière « la famille de Dieu » par la circulation de sa charité. Dès lors, s’abolissent les frontières de races et de générations : on peut tout partager avec un frère ou une sœur d’un autre continent ou d’une autre culture ; on peut demander de l’aide aux Apôtres ou à saint Augustin, comme on se tourne vers des ainés dans la famille. Nous pouvons même attendre de notre sœur Thérèse de l’Enfant Jésus qu’elle agisse aujourd’hui en notre faveur, puisqu’elle a promis de « passer son ciel à faire du bien sur la terre ». Or, le meilleur chemin pour entrer dans l’immense famille humaine, c’est celui de nos familles qui doivent être attentivement accompagnées, aidées et encouragées dans leurs difficultés. C’est une si grande mission d’introduire chaque nouvel être humain dans le mystère de l’Alliance. Les parents, homme et femme, y sont l’image et la ressemblance de Dieu Trinité. Parfois, bien que toute comparaison ait ses limites, j’ose penser que si l’on trouve dans un enfant le regard de son père ou le sourire de sa mère, on pourrait dire de l’Esprit-Saint qu’il est le sourire et le regard de Dieu…
V - Epangile et Evangile : l’accomplissement d’une promesse.
Assurément, pour chacun d’entre nous, le plus cher désir est que l’aventure de notre amour réussisse, car, plus encore que la santé ou les succès professionnels, c’est la clé de notre bonheur. Et précisément l’attention à ce bonheur a conduit Dieu à s’engager dans notre histoire. Il nous a d’abord donné ces paroles de vie que l’on nomme sans doute à tort « les commandements ». Puis, à travers les prophètes, il a continué d’envoyer sa Parole sur terre « rapide, son verbe la parcourt » (Ps 147, 15). Mais comme tout cela n’a pas suffi, « finalement, il envoya son fils » (Mt 21, 37).
Y a-t-il coïncidence, ou au moins correspondance, entre notre attente la plus profonde et la promesse et l’engagement de Dieu dans l’histoire des hommes ? Pourquoi remarque-t-on si rarement la proximité des mots promesse (en grec épangile) et Evangile ? Ils sont souvent proches l’un de l’autre dans le Nouveau Testament, et pourtant les traductions ne permettent jamais de percevoir leur racine commune. Dieu connaît nos attentes, et il nous promet d’y répondre. C’est Jésus qui est venu réaliser cette promesse dans sa propre chair : voilà l’Evangile !
N’est-il pas aisé de montrer que « l’Evangile du mariage » est la clé de compréhension du dessein divin ? Tout nous parle de mariage, depuis le moment de l’Incarnation. Oui, Dieu viendra sur terre, mais pas « hors du mariage » : «Voici quelle fut l’origine de Jésus Christ : Marie, la mère de Jésus, avait été accordée en mariage à Joseph » (Mt 1, 18), jusqu’à l’épilogue de l’Apocalypse où l’on entend l’Esprit et l’épouse dire : « Viens ! » et l’époux répondre : « Oui, je viens sans tarder » (Ap 22, 17 et 20).
Le premier miracle ? C’est celui des Noces de Cana et l’on nous explique bien qu’il symbolise celles de la croix et le festin des noces éternelles dont elle nous ouvre les portes.
La Cène ? Le Sang du Christ est versé pour qui et pour quoi ? « La coupe de mon sang, le sang de l’Alliance, nouvelle et éternelle, versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. »
Quant à Jean-Baptiste, le plus grand des hommes qui ait existé (cf Mat 11, 11), pourquoi meurt-il ? Pour avoir dit à Hérode : « Tu n’as pas le droit de prendre la femme de ton frère » (Marc 6, 18).
Saint Paul poursuit cette ligne : « Que le mariage soit honoré de tous, que l’union conjugale ne soit pas profanée… » (He 13, 4). Or voilà, on ne profane que les sanctuaires.
Souvent, dans l’Eglise, nous raisonnons en termes de baptisés, confirmés, consacrés, plus rarement en termes d’hommes et de femmes mariés. Quand sont-ils appelés, dans la communauté, en tant que tels ? Au cours de la Messe chrismale, dans mon diocèse, je m’adresse aux prêtres après l’homélie comme le demande le Rituel ; j’appelle aussi les diacres et les laïcs en mission ecclésiale à la fin de la Messe … Le Christ Prêtre, on connait. Le Christ serviteur, et ses diacres, aussi, la variété des ministères est reconnue et honorée, mais le mystère de l’Alliance ? Ils ont leur place marquée dans nos messes chrismales. Pourquoi ne pas appeler aussi les religieuses et les vierges consacrées, dont la vie nous parle du Christ-époux ? Pourquoi ne pas instaurer une « fête de la vie mariée » ?
On a longtemps compris et présenté dans notre Eglise les vocations à la vie consacrée comme la voie royale et le mariage comme la vocation commune, pour ne pas dire banale, quelconque…
On devrait expliquer que toutes les vocations se comprennent à partir de l’Alliance et qu’elles se vivent toutes dans la logique de l’Alliance, les unes pour le vivre, les autres pour en témoigner. A leur manière, les vocations religieuses et le célibat consacré témoignent aussi de la grandeur du mariage. Un peu comme celui qui fait vœu d’obéissance, et qui, dans les faits, magnifie la liberté. Lorsque je suis avec des enfants ou des jeunes et que je leur demande de retrouver les sept sacrements, je me réjouis de constater qu’après le baptême (la porte d’entrée) et l’Eucharistie (le sacrement central), c’est toujours le mariage qui vient en premier. Car c’est le paradigme, le modèle à partir duquel, pour chaque disciple du Christ, l’histoire de son alliance va prendre forme.
Dans l’Evangile, quand les disciples disent, après avoir écouté Jésus répondre aux questions qui lui sont posées au sujet du mariage, « que si telle est la situation…, il n’y a pas intérêt à se marier », le Seigneur reconnaît bien qu’en effet « ce n’est pas tout le monde qui peut comprendre » (Mt 19, 10-11). Et il ajoute que tout le monde n’a pas cette vocation, un peu comme l’on dit aujourd’hui du sacerdoce : « C’est un appel, ce n’est pas fait pour tout le monde. » Pouvons-nous en conclure que ce qui n’est pas « pour tous », en l’occurrence, selon Jésus, c’est le mariage ?
Il montre que le chemin du mariage est ardu… ! Comment ne pas Lui donner raison quand on constate le nombre d’échecs dans cette voie ? Pas étonnant non plus de voir que sur le mariage se concentrent tant de menaces, de parodies. Il serait intéressant de reprendre les quatre piliers du mariage pour voir comment chacun est sérieusement attaqué par le dogme universel du choix personnel : « C’est mon choix » ou « Tu fais comme tu le sens ».
Face à l’indissolubilité : le divorce, et la procédure toujours plus simple… Face à la fidélité : l’adultère qui n’entre plus dans la catégorie du « divorce pour faute » et que l’on ne craint pas de promouvoir… Face à la fécondité : la contraception et l’avortement… Face à la liberté qui s’engage : la liberté qui s’essaye, le concubinage …
Jean-Baptiste baptisait dans l‘eau, il annonçait Celui qui baptiserait dans l’Esprit. Mais nous savons que c’est dans leur sang, que Jean Baptiste et Jésus ont, tous deux, baptisé l’Alliance.
Conclusion
A chaque génération, le même défi se présente : comment aimer le monde sans nous laisser prendre par sa logique ? Comment l’écouter et le comprendre en profondeur, pour vraiment le servir ? Des phrases essentielles de l’Evangile se heurtent dans notre esprit : « Dieu a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16) ; « Ils sont dans le monde, mais ils ne sont pas du monde. Garde-les du Mauvais » (Jn 17, 11-14) ; « Que ton règne vienne… sur la terre comme au ciel » et « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde… » (Jn 18, 36).
Aujourd’hui, nous sommes ses enfants, donnés, livrés à ce monde pour y faire venir son Règne de justice et de paix. Aimer le monde tel qu’il est, sans se laisser prendre ou fasciner par ses tromperies, et vivre au milieu de tous dans la charité et le respect, voilà ce qui nous est demandé. Du Seigneur, nous avons reçu la consigne de dire un oui qui soit oui et un non qui soit non (cf. Mt 5, 37), sans nous soucier de ce qui va servir ou nuire à notre image.
Récemment, en lisant le passage des Actes des Apôtres où Pierre et Jean racontent ce qu’ils viennent de subir de la part des chefs des prêtres et des anciens (4, 23-31), je pensais que c’est vraiment le lot et le défi de toutes les générations chrétiennes. Alors, l’assemblée, « d’un seul cœur », se met à prier : « Maître, c’est toi qui as fait le ciel, la terre et la mer. C’est toi qui as mis dans la bouche de David, ton serviteur, les paroles que voici : Pourquoi ces nations en tumulte, ces peuples aux projets stupides… ? »
C’est d’abord sur la prière qu’il faut fonder notre action, car c’est elle qui maintient le mystère de l’Alliance en nous comme une source. J’en ai été le témoin l’an dernier, à Lyon. Une dame qui attendait son quatrième enfant est venue me voir à la cathédrale, au moment des débats sur le mariage, et elle m’a dit : « Je ne vois pas ce que je pourrais faire, mais j’ai envie de lancer un groupe de prière des mères. » Je n’ai pas hésité une seconde à l’encourager… et le groupe s’est réuni, chaque mardi, à la Basilique de Fourvière.
Sur le plan doctrinal, le pape François nous exhorte dans Evangelii gaudium à ne jamais supposer que les gens connaissent les fondements de l’enseignement de l’Eglise, car c’est rarement le cas. Toujours, comme lors d’une catéchèse qu’il a donnée sur le mariage à l’audience du 2 avril, cette année, il prend le temps de repartir du cœur de la foi.
Dans l’homélie des canonisations du 27 avril, il a évoqué deux points (Monsieur le Recteur ne a parlé tout à l'heure) qui viennent au cœur de notre sujet et par lesquels je vais terminer. Il a dit que saint Jean XXIII avait été docile à l’Esprit-Saint, en convoquant le Concile Vatican II, de manière si rapide et inattendue. Et il a révélé que saint Jean-Paul II avait exprimé le désir que son nom reste comme celui du « Pape de la famille [2] ». Lors du Consistoire de février 2014, François nous a raconté l’histoire du choix du thème des synodes de cette année et de l’an prochain : « J’y ai vu la main de Dieu », a-t-il affirmé. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait confié ce travail à l’intercession des deux nouveaux saints, pour qu’il soit mené dans la docilité à l’Esprit-Saint. Unissons-nous à sa prière, car l’enjeu est de taille !
Permettez-moi de reprendre, comme un envoi, les deux mots de Jésus que je regarde comme une dixième Béatitude : « Vous êtes le sel de la terre », « Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5, 13-14). Souvent, ontransforme ces affirmations en impératifs : « Soyez enfin du sel, une lumière qui ose se montrer et briller au dehors ! Si les chrétiens étaient vraiment…. Pourquoi ont-ils perdu leur saveur, leur audace ? »
Non, Jésus parle au présent de l’indicatif : « Vous êtes le sel de la terre ; vous êtes la lumière du monde». Malgré nos médiocrités, voilà ce que nous sommes, en vérité ; c’est la grâce de notre baptême. De là, découle une grande joie : Quand les chrétiens agissent comme de vrais disciples de Jésus, comme les témoins de celui « qui a rendu son beau témoignage devant Pilate » (1 Tm 6, 13), ils sont, sans en avoir conscience, un cadeau de Dieu pour le monde, sel qui donne du goût à la vie, lumière qui révèle comme la création est belle !
C’est peut-être la plus grande joie des époux chrétiens, lorsqu’ils savent que leur mariage est la grâce de leur vie, donc la mission qui leur incombe. Le défi est notable.
Merci beaucoup.
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NOTES
[1] A un journaliste, le 29 juillet 2013, dans l’avion qui le ramenait de Rio à Rome, après les JMJ.
[2] De fait, l’une des premières décisions qu’il a prise fut de choisir le thème du premier Synode de son pontificat (en octobre 1980) sur « les tâches de la famille chrétienne ». C’est ce qui nous a valu l’année suivante, peu avant Noël 1981, l’Exhortation Apostolique Familiaris consortio.