Homélie de Benoit XVI
Messe Chrismale du Jeudi Saint 2008 (20 mars)
en présence de 26 cardinaux, 50 évêques et près de 1.600 prêtres
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Chers frères et soeurs,
Chaque année la messe chrismale nous exhorte à rentrer dans ce « oui » de l'appel de Dieu, que nous avons prononcé le jour de notre ordination sacerdotale. « Adsum - Me voici ! », avons-nous dit comme Isaïe, lorsqu'il entendit la voix de Dieu qui lui demandait : « Qui enverrai-je ? Qui ira pour nous » « Me voici, Envoie-moi ! », répondit Isaïe (Is 6, 8). Puis le Seigneur lui-même, à travers les mains de l'évêque, nous imposa les mains et nous nous sommes offert à sa mission. Par la suite, nous avons parcouru beaucoup de routes dans le cadre de son appel. Puissions-nous toujours affirmer ce que Paul, après des années d'un service à l'Evangile souvent difficile et marqué par toutes sortes de souffrances, écrivit au Corinthiens : « Miséricordieusement investis de ce ministère, nous ne faiblissons pas » (cf. 2 Co 4, 1) ? « Nous ne faiblissons pas ». Nous prions en ce jour, afin que notre zèle soit toujours entretenu, afin qu'il soit toujours à nouveau nourri par la flamme vivante de l'Evangile.
Dans le même temps, le Jeudi Saint est pour nous une occasion de nous redemander toujours : A quoi avons-nous dit « oui » ? Que signifie « être prêtre de Jésus Christ » ? Le canon II de notre missel, qui fut probablement rédigé à la fin du IIe siècle à Rome, décrit l'essence du ministère sacerdotal avec les paroles par lesquelles, dans le Livre du Deutéronome (18, 5.7), était décrite l'essence du sacerdoce vétérotestamentaire : astare coram te et tibi ministrare. Ce sont par conséquent deux tâches qui définissent l'essence du ministère sacerdotal : en premier lieu le fait de « se tenir devant le Seigneur ». Dans le Livre du Deutéronome cela doit être lu dans le contexte de la disposition précédente, selon laquelle les prêtres ne reçoivent pas de portion de terrain de la Terre Sainte, ils vivent de Dieu et pour Dieu. Ils n'étaient pas tenus aux travaux habituels nécessaires pour assurer la vie quotidienne. Leur profession était de « se tenir devant le Seigneur », de le regarder, d'être là pour Lui. Ainsi, en définitive, la parole indiquait une vie en présence de Dieu ainsi qu'un ministère en représentation des autres. De même que les autres cultivaient la terre, de laquelle vivait également le prêtre, il maintenait quant à lui le monde ouvert vers Dieu, il devait vivre avec le regard tourné vers Lui. Si ces paroles se trouvent à présent dans le Canon de la Messe immédiatement après la consécration des dons, après l'entrée du Seigneur dans l'assemblée en prière, cela indique pour nous qu'il faut se tenir devant le Seigneur présent, c'est-à-dire que cela indique l'Eucharistie comme le centre la vie sacerdotale. Mais ici aussi, la portée est bien supérieure. Dans l'hymne de la Liturgie des Heures qui au cours du carême introduit l'office des lectures - l'office qui, chez les moines, était jadis récité pendant l'heure de veillée nocturne devant Dieu et pour les hommes - l'une des tâches du carême est décrite avec l'impératif : arctius perstemus in custodia - nous sommes de garde de manière plus intense. Dans la tradition du monachisme syriaque, les moines étaient désignés comme « ceux qui sont debout » ; être debout était l'expression de la vigilance. Dans ce qui était ici considéré comme le devoir des moines, nous pouvons avec raison voir également l'expression de la mission sacerdotale et la juste interprétation de la parole du Deutéronome : le prêtre doit être quelqu'un qui veille. Il doit être en alerte face aux pouvoirs menaçants du mal. Il doit garder le monde en éveil pour Dieu. Il doit être quelqu'un qui reste debout : droit face au courant du temps. Droit dans la vérité. Droit dans l'engagement au service du bien. Se tenir devant le Seigneur doit également toujours signifier, profondément, prendre les hommes en charge auprès du Seigneur qui, à son tour, nous prend tous en charge auprès du Père. Et cela doit signifier prendre en charge le Christ, sa parole, sa vérité, son amour. Le prêtre doit être plein de rectitude, courageux et même disposé à subir des outrages pour le Seigneur, comme le rapportent les Actes des apôtres : ils étaient « joyeux d'avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le nom de Jésus » (5, 41).
Passons à présent à la seconde phrase, que le Canon II reprend du texte de l'Ancien Testament, « se tenir devant toi et te servir ». Le prêtre doit être une personne droite, vigilante, qui se tient droite. A tout cela s'ajoute ensuite la nécessité de servir. Dans le texte vétérotestamentaire cette phrase a une signification essentiellement rituelle : c'est aux prêtres que revenaient toutes les actions de culte prévues par la Loi. Mais ce devoir d'agir selon le rite était ensuite classé comme relevant du service, d'une charge de service, et ainsi s'explique dans quel esprit ces activités devaient être accomplies. Avec le choix du mot « servir » dans le Canon, cette signification liturgique du terme est en un certain sens adoptée, conformément à la nouveauté du culte chrétien. Ce qu'accomplit le prêtre à ce moment-là, dans la célébration de l'Eucharistie, est servir, accomplir un service à Dieu et un service aux hommes. Le culte que le Christ a rendu au Père a été un don de soi jusqu'au bout pour les hommes. C'est dans ce culte, dans ce service, que le prêtre doit s'inscrire. Ainsi la parole « servir » a-t-elle plusieurs dimensions. Bien sûr l'une d'elles est avant tout la célébration digne de la Liturgie et des Sacrements en général, accomplie avec une participation intérieure. Nous devons apprendre à comprendre toujours davantage la Liturgie sacrée dans toute son essence, développer une familiarité vivante avec elle, afin qu'elle devienne l'âme de notre vie quotidienne. En célébrant de manière juste, l'ars celebrandi, l'art de célébrer s'impose de lui-même. Dans cet art, il ne doit y avoir rien d'artificiel. Si la Liturgie est un devoir central du prêtre, cela signifie également que la prière doit être une réalité prioritaire qu'il faut apprendre toujours à nouveau et toujours plus profondément à l'école du Christ et des saints de tous les temps. Puisque la Liturgie chrétienne, par nature, est toujours aussi annonce, nous devons être des personnes qui entretiennent une familiarité avec la Parole de Dieu, qui l'aiment, et qui la vivent : c'est seulement à cette condition que nous pourrons l'expliquer de manière appropriée. « Servir le Seigneur », le service sacerdotal signifie précisément aussi apprendre à connaître le Seigneur dans sa Parole et à la Le faire connaître à tous ceux qu'Il nous confie.
Enfin, il y a encore deux aspects des différentes dimensions du service. Personne n'est aussi proche de son seigneur que le serviteur qui a accès à la dimension privée de sa vie. En ce sens, « servir » signifie proximité, exige de la familiarité. Cette familiarité comporte également un danger : que le sacré avec lequel nous sommes quotidiennement en contact devienne pour nous une habitude. Ainsi disparaît la crainte révérencielle. Conditionnés par les habitudes, nous ne percevons pas le fait le plus nouveau, le plus surprenant, qu'Il soit lui-même présent, qu'il nous parle, qu'il se donne à nous. Nous devons lutter sans trêve contre cette accoutumance à la réalité extraordinaire, contre l'indifférence du coeur, en reconnaissant toujours davantage notre insuffisance et la grâce qu'il y a dans le fait qu'Il se remette entre nos mains. Servir signifie proximité, mais cela signifie surtout aussi obéissance. Le serviteur se place sous les paroles : « Que ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se fasse » (Lc 22, 42). Par ces mots, Jésus au Jardin des Oliviers a résolu la bataille décisive contre le péché, contre la rébellion du coeur qui a connu la chute. Le péché d'Adam consistait, justement, dans le fait qu'il voulait réaliser sa volonté et non celle de Dieu. La tentation de l'humanité est toujours de vouloir être totalement autonome, de suivre uniquement sa propre volonté et de croire que ce n'est que de cette manière que nous serons libres ; que ce n'est que grâce à une liberté semblable, sans limites, que l'homme sera pleinement homme. Mais précisément ainsi, nous nous plaçons contre la vérité. Puisque la vérité est que nous devons partager notre liberté avec les autres et que nous ne pouvons être libres qu'en communion avec eux. Cette liberté partagée ne peut être liberté véritable que si à travers elle nous entrons dans ce qui constitue la mesure même de la liberté, si nous entrons dans la volonté de Dieu. Cette obéissance fondamentale qui fait partie de l'essence de l'homme, un être qui n'est pas par lui-même et uniquement pour lui-même, devient encore plus concrète chez le prêtre : nous ne nous annonçons pas nous-mêmes, mais nous annonçons Dieu et sa Parole, que nous ne pouvions pas élaborer seuls. Nous annonçons la Parole du Christ de manière juste uniquement dans la communion de son Corps. Notre obéissance est une manière de croire avec l'Eglise, de penser et de parler avec l'Eglise, de servir avec elle. Cela recouvre également toujours ce que Jésus a prédit à Pierre : « Tu seras conduit où tu ne voulais pas ». Cette manière de se faire porter là où nous ne voulions pas est une dimension essentielle de notre service, et c'est précisément ce qui nous rend libres. Ainsi guidés, même de manière contraire à nos idées et à nos projets, nous faisons l'expérience d'une chose nouvelle, la richesse de l'amour de Dieu.
« Se tenir devant Lui et Le servir » : Jésus Christ en tant que véritable Souverain Prêtre du monde a conféré à ces paroles une profondeur jusqu'alors inimaginable. Lui, qui comme Fils de Dieu était et est le Seigneur, a voulu devenir ce serviteur de Dieu que la vision du Livre du prophète Isaïe avait prévu. Il a voulu être le serviteur de tous. Il a représenté l'ensemble de son souverain sacerdoce dans le geste du lavement des pieds. A travers le geste de l'amour jusqu'à la fin, Il lave nos pieds sales, avec l'humilité de son service il nous purifie de la maladie de notre orgueil. Ainsi nous rend-il capables de devenir des commensaux de Dieu. Il est descendu, et la véritable ascension de l'homme se réalise à présent dans notre descente avec Lui et vers Lui. Son élévation est la Croix. C'est la descente la plus profonde et, comme l'amour poussé jusqu'au bout, elle est dans le même temps le sommet de l'ascension, la véritable « élévation » de l'homme. « Se tenir devant Lui et Le servir », cela signifie à présent entrer dans son appel de serviteur de Dieu. L'Eucharistie comme présence de la descente et de l'ascension du Christ renvoie ainsi toujours, au-delà d'elle-même, aux multiples manières dont nous disposons pour servir l'amour du prochain. Demandons au Seigneur, en ce jour, le don de pouvoir à nouveau prononcer en ce sens notre « oui » à son appel : « Me voici. Envoie-moi, Seigneur » (Is 6, 8). Amen.