Décryptage
Bioéthique
Trisomie 21 : dérapages eugénistes à l'Assemblée nationale
17 avril 2009 | P.-Ol. Arduin
La bioéthique polarise-t-elle sur la trisomie 21 une stratégie de type bouc-émissaire au sens girardien du terme ? Plusieurs auditions récentes entendues au Parlement attestent que cette maladie concentre sur elle tous les rejets contemporains.
La détermination qui anime le médecin dans son combat contre la maladie est un des grands principes de la morale hippocratique. Dans cette lutte sans merci, des solutions drastiques sont parfois nécessaires. Ainsi, la médecine moderne a travaillé intensément à supprimer les maladies infectieuses en éradiquant les agents pathogènes qui en sont le vecteur, ce qu'elle est parvenue à réaliser avec le virus de la variole qui a disparu de la planète en ne subsistant plus que dans quelques laboratoires hautement spécialisés à travers le monde [1]. Pourquoi rappeler ce fait ?
Eugénisme hygiéniste
C'est que la logique radicale qui peut être légitimement requise dans le registre des infections est en quelque sorte importée aujourd'hui dans le champ des maladies génomiques humaines conduisant à un eugénisme hygiéniste implacable. Éradiquer les anomalies chromosomiques et autres mutations génétiques est devenu la fin dernière de la biomédecine contemporaine. Sauf que dans ce cas, il faut éliminer ceux qui en sont porteurs. À ce titre, la trisomie 21 est devenue la maladie honnie par excellence. Tous les moyens sont bons pour la bannir. Ne devrait-elle pas être effacée de nos sociétés à l'instar de la « petite vérole » ?
C'est en tout cas la conclusion qui ressort de plusieurs propositions de personnalités - ministres, scientifiques et médecins réputés - publiquement dévoilées devant la mission parlementaire de révision de la loi de bioéthique.
Le premier exemple révélateur de cet état d'esprit nous est fourni par l'audition de Nadine Morano dont l'un des chevaux de bataille est la dépénalisation des mères porteuses [2]. Quel rapport avec la trisomie 21 ? Passons l'indigence du discours, ses contradictions et ses approximations, la rhétorique compassionnelle larmoyante sensée justifiée l'assouvissement de tous les désirs, remises en cause avec brio le même jour par la philosophe Sylviane Agacinski. Le secrétaire d'État en charge de la famille a cependant fait preuve d'une cohérence redoutable sur un point, terrain sur lequel personne n'avait osé s'aventurer avec autant de clarté avant elle. Dans l'éventualité où la gestation pour autrui serait inscrite dans la prochaine loi, elle demande que le contrat entre les parents commanditaires et la « femme » porteuse, autorisé par l'Agence de la biomédecine, validé par une convention chez le juge, mentionne explicitement que les parties contractantes s'engagent à ce qu'une interruption médicale de grossesse soit pratiquée si le diagnostic de trisomie 21 était posé. Autrement dit, l'avortement d'un enfant à naître porteur de cette maladie ferait l'objet d'un consentement anticipé homologué chez le juge.
Puis ce fut au tour du conseil national de l'ordre des sages-femmes de souffler sur les braises par la voix de sa trésorière et de sa présidente [3]. Elles se sont plaintes de ne pas avoir législativement le droit de prescrire les tests des marqueurs sériques de la trisomie 21 à l'instar de leurs collègues médecins. Alors qu'un nouveau dosage va être prochainement généralisé au niveau national permettant un dépistage précoce entre 11 et 14 semaines d'aménorrhée, l'ordre des sages-femmes a plaidé pour une modification de la loi de bioéthique les autorisant à en être prescripteur. En effet, de plus en plus de femmes font suivre leur grossesse débutante par une sage-femme exerçant en libéral; or, la loi obligeant à proposer le dépistage de manière systématique, le « risque » est que certaines Françaises échappent au diagnostic prénatal de la trisomie 21.
Autre perspective évoquant l'allergie foncière de notre culture à la naissance de ces enfants : l'élargissement du diagnostic préimplantatoire (DPI). Depuis la première loi bioéthique du 29 juillet 1994, le DPI est autorisé lorsqu'un couple « du fait de sa situation familiale a une forte probabilité de donner naissance à un enfant atteint d'une maladie génétique d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic » (article L. 2131-4 du CSP). En pratique, le DPI ne peut être effectué que si l'anomalie responsable de la pathologie a été préalablement identifiée chez l'un des parents (ou l'un de ses ascendants immédiats depuis la loi du 6 août 2004) et ne peut avoir pour objet que de rechercher cette affection. Trois centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal (CPDPN) ont reçu l'agrément en France pour vérifier ces conditions (Strasbourg, Paris et Montpellier).
Le législateur s'est jusqu'ici refusé à dresser une liste de ces affections pour éviter de créer des catégories d'êtres humains et de stigmatiser les malades ; le DPI étant en effet théoriquement capable d'aboutir à la suppression totale de la maladie en éliminant à la source tous les sujets porteurs du gène défectueux (mucoviscidose, chorée de Huntington, myopathie de Duchenne,...). Claude Sureau a été le premier à dire haut et fort son souhait d'élargir le cadre légal de cette technique : il propose un double DPI qui rechercherait non seulement l'affection causale mais encore la trisomie 21 [4]. Celle-ci deviendrait donc la première maladie humaine montrée explicitement du doigt dans la législation régissant le tri sélectif des embryons.
Programmes eugéniques
Une voix qui n'est pas isolée. L'avocat le plus violent de la réécriture du Code de santé publique dans ce sens est le professeur Israël Nisand, chef du service de gynécologie-obstétrique du CHU de Strasbourg. Critiquant de manière virulente Jacques Testard qu'il accuse d'adopter la posture du savant repenti par ses prises de position anti-eugénisme, il affirme, provocateur, « bénir le DPI ». Mais surtout Nisand plaide pour une modification de la loi autorisant les biologistes de la reproduction à rechercher systématiquement la trisomie 21 en plus de la « maladie proposante ». Pour appuyer sa revendication, il s'est laissé aller à conter aux députés sa propre histoire. En compétition en 2000 avec son grand rival parisien René Frydman, chef de service de médecine de la reproduction à l'hôpital Antoine-Béclère de Clamart, il parvient à induire la première grossesse en France après un DPI. Malédiction, l'enfant s'avère être trisomique lors du diagnostic prénatal de contrôle. C'est finalement Frydman qui le doublera sur le fil et sera le « père » du premier bébé français sélectionné par DPI. Les propos du professeur Nisand laissent pointer sa déception : cet enfant trisomique lui aurait-il ravi les lauriers promis ?
À la remarque du député Jean-Sébastien Vialatte, co-auteur du rapport bioéthique de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques, sur l'émergence d'une dérive eugénique, Israël Nisand s'échauffe : « C'est vrai que c'est gênant à entendre, c'est vrai que nous avons mis des programmes eugéniques en place. Le dépistage de la trisomie 21, ça existe actuellement dans notre pays, tous les ans 800 000 femmes se tapent un dépistage, et si demain un gars met sur le marché une prise de sang qui détecte la trisomie 21, il fait un malheur. Oui, on choisit les enfants à naître dans notre pays même si cela ne nous plaît pas. »
On sait en effet que nombreux sont ceux qui se frottent les mains depuis l'annonce de chercheurs américains de l'Université de Stanford affirmant avoir révolutionné le dépistage de la trisomie 21 (Le Figaro, 17 octobre 2008). Une simple prise de sang chez la femme enceinte avec amplification de l'ADN foetal circulant suffirait à poser le diagnostic avec une certitude quasi absolue. Des essais sur de larges cohortes sont d'ores et déjà lancés pour valider le test à grande échelle.
Mais le pire était à venir dans la prestation du professeur Nisand : à quelques secondes de la fin, nous assistons à ce qui ressemble à un dérapage verbal lorsqu'il fait appel à des considérations pécuniaires. Jean-Marie Le Méné a magistralement mis en valeur les relents « économiques » qui sous-tendent nos choix de santé publique en matière de trisomie 21, fondés en définitive sur une évaluation des coûts du dépistage rapportés aux coûts de la prise en charge des enfants trisomiques tout au long de leur vie [5]. Ainsi, une étude parue en 1993 a estimé que la charge financière pour la société de l'accompagnement d'une personne trisomique s'élevait à l'époque à 2 650 000 francs [6]. En comparaison de ce que la société devrait dépenser pour accompagner les enfants qui auraient échappé à la détection échographique et biologique, les auteurs montrent que la politique de dépistage soulage les finances publiques.
L'analyse coût-bénéfice
C'est aussi ce que dit le très sérieux Haut Comité de la Santé publique : « L'analyse coût-bénéfice, quand elle se contente d'opposer le coût collectif des amniocentèses et des caryotypes et celui de la prise en charge des enfants handicapés qui n'auraient pas été dépistés, et sous l'hypothèse qu'un diagnostic positif est suivi systématiquement d'une interruption médicale de grossesse, montre que l'activité de diagnostic prénatal est tout à fait justifiée pour la collectivité » (Pour un nouveau plan périnatalité, 1994).
D'ailleurs, dans l'affaire Perruche, on se souvient que le médecin avait été tenu pour responsable du handicap de l'enfant non avorté. Or, ce que l'on oublie souvent, rappelle le président de la Fondation Lejeune, c'est que la Sécurité sociale a également porté plainte contre le praticien en demandant à être indemnisée du préjudice d'avoir dû prendre en charge cet enfant. Pour Jean-Marie Le Méné, rien de plus logique : la société a tout investi dans le dépistage, elle « a déjà payé pour que l'enfant handicapé disparaisse, elle ne va pas ensuite payer pour qu'il vive ». Elle exige d'être « satisfaite ou remboursée (p. 78) ».
L'impératif économique serait-il donc le moteur de notre politique de dépistage ? Israël Nisand brandit l'argument pour faire peur aux politiques : « Du fait du déplacement de l'âge des mères de 4 ans en 20 ans, on féconde 1600 trisomiques en plus par an avec une espérance de vie de 75 ans. Il y en a déjà 30 000 dans notre pays ; si les 1600 qui sont fécondés en plus par an naissaient, l'argent de l'État n'y suffirait pas. » La violence qui se dégage de ce discours n'aurait-elle pas dû susciter des réactions d'indignation et de condamnation [7] ?
Devant le teneur insupportable de ces propos, point de Halde, point de réquisitoire diligenté par nos médias à l'encontre de ceux qui désignent les personnes trisomiques comme les indésirables de nos temps modernes. Aujourd'hui une attitude de discrimination a bel et bien conquis les mentalités, laissant de marbre les élites morales de notre pays. Nous nous contentons d'attendre les progrès technoscientifiques qui nous permettront de concrétiser politiquement ce que nous avons intériorisé collectivement depuis longtemps.
« Il est nécessaire de répéter que toute discrimination exercée par n'importe quel pouvoir à l'égard des personnes sur la base de différences pouvant être ramenés à des facteurs génétiques, réels ou présumés, est un attentat contre l'humanité entière [8] », disait Benoît XVI à l'issue du congrès international organisé par l'Académie pontificale pour la Vie autour du thème « Les nouvelles frontières de la génétique et le risque d'eugénisme ». Son cri d'alarme peut-il être encore entendu ?
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[1] L'OMS déclara solennellement le 29 octobre 1979 la « variole éradiquée de la surface de la terre ». Le virus de la variole est aujourd'hui conservé au centre de contrôle des maladies d'Atlanta (États-Unis) et dans un centre de recherche russe, à Novossibirsk.
[2] Audition de Nadine Morano, secrétaire d'État chargé de la famille, 18 mars 2009.
[3] Audition de Mme Marie-Josée Keller, présidente, et Mme Anne-Marie Curat, trésorière du Conseil national de l'ordre des sages femmes, 8 avril 2009. Même idée mise en avant par Stéphane Viville, responsable du laboratoire de biologie de la reproduction du CHU de Strasbourg (diagnostic préimplantatoire), audition du 11 mars 2009.
[4] Audition de Claude Sureau, membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), ancien chef de service et professeur de gynécologie-obstétrique, ancien président de l'Académie de médecine, 28 janvier 2009.
[5] Jean-Marie Le Méné, La trisomie est une tragédie grecque, Paris, Salvator, 2009. Cf. en particulier l'acte III, La vie des trisomiques coûte trop cher, p. 61-86.
[6] Seror, Moatti, Muller, Le Gales, Boué, « Analyse coût-bénéfice du dépistage prénatal de la trisomie 21 », Revue d'épidémiologie et de santé publique, 1993 ; 41, 3-15.
[7] À noter cependant la réaction salutaire du député Paul Jeanneteau au cours du discours du professeur Nisand : « Vous ne m'avez pas convaincu ! »
[8] Extrait du discours du Pape cité par Jean-Yves Nau, Benoît XVI n'est pas indifférent à la génétique, www.medhyg.ch, 4 mars 2009. Allocution complète de Benoît XVI, Zenit.org, 23 février 2009.