Divers

La Passion du Christ de Mel Gibson (Père Pascal Ide)

La Passion du Christ de Mel Gibson  "Tout l'immense appareil de l'incarnation et de la rédemption n'a-t-il pas été dressé pour désentraver l'homme, pour l'empêcher de rester tombé dans l'esclavage et j'ai presque envie de dire dans l'habitude du péché originel. Car le péché était surtout devenu une immense habitude. Et l'esclavage est l'habitude pour ainsi dire la plus habituée ." "Comprendre que nous soyons l'ouvrage d'un Dieu, c'est facile ; mais que le crucifiement d'un Dieu soit notre ouvrage, voilà qui est incompréhensible ! O Je sais que nous sommes faibles, que nous pouvons tomber dans le péché. Cependant c'est notre faute, parce que le Bon Dieu ne nous refuse pas sa grâce. Mais rester dans le péché après l'avoir commis, ayant tous les moyens d'en sortir, ayant tous les moyens d'en sortir, est une chose que je n'ai jamais pu comprendre ." Après avoir vu le film de Mel Gibson, je suis resté immobile sur mon fauteuil, soulagé que le générique me permette de demeurer recueilli, soulagé aussi que mes voisins, ainsi qu'on me l'a souvent raconté depuis , ne sortent pas trop vite du silence. Quand on m'a demandé, ensuite, ce que j'avais pensé du film, il m'était difficile de répondre. La question était trop générale : comment donner une réponse qui vaille pour un autre ? Comment parler de ce film sans ne parler que de soi ? Je ne pense pas d'abord au retentissement de cette violence inimaginable, au sens propre du terme. Je songe surtout à la rencontre avec Celui qui, pour un chrétien, est tout et qui lui est Tout. Puis, l'inanité de certaines objections pourtant répétées, la justesse de questions profondes et difficiles, des demandes multiples m'ont invité à sortir de ma réserve, bien conscient que ma voix est dissonante notamment en France. Je me suis aussi rendu compte que, paradoxalement, plus une réalité est intime, plus elle est communicable, mais en profondeur. Le Christ, être personnel par excellence, n'est-il pas aussi la seule véritable Personne universelle, lui qui, élevé de terre sur la Croix, a voulu attirer tous les hommes à lui (Jn 12,32) ? Pour moi, le film de Mel Gibson est un grand moment de cinéma, esthétique, spirituel et, j'oserais dire, théologique. Il n'en demeure pas moins imparfait, comme je le dirais en son temps. Après m'être affronté aux difficultés le plus souvent opposées à ce film - elles sont principalement au nombre de trois : il favorise la haine antisémite ; il n'honore pas la vérité du christianisme ; il met en scène une violence insoutenable -, j'en tenterai une brève méditation.   1) Un film antisémite ? Cette objection se présente sous deux formes. a) Un antisémitisme intentionnel ? Je ne m'attarderai pas sur certains arguments avances qui sont soit faux , soit des procès d'intention unilatéraux , soit des arguments non réfutables , soit des amalgames . D'abord, le film montre à l'évidence que la responsabilité de la faute n'est en rien l'apanage d'une catégorie d'individus. Et même si les Juifs sont les "accusateurs" et les initiateurs, Pilate est beaucoup plus qu'un exécutant. A la violence des gardes juifs qui blessent Jésus au visage et le ligotent étroitement, répond la violence autrement plus sanguinaire de la chiourme impériale qui perd ici toute la superbe que certains films, très idéalisants, se sont complu à donner à la Roma aeterna Dans le même ordre d'idées, il est clairement montré que les responsables sont non le peuple juif, mais Caïphe et les (certains) grands prêtres qui, d'un côté, manipulent la foule et de l'autre, intriguent auprès des autorités romaines. "L'accusation d'antisémitisme ne tient pas", dit Patrick Jarreau dans Le Monde. "Rien, dans le film, n'affirme ou ne suggère une culpabilité collective des juifs. Ceux qui réclament la mort du Christ ne sont pas les juifs en tant que tels, mais les prêtres de Jérusalem, ou la majorité d'entre eux, et la partie du peuple qui les suit. Jamais n'apparaît, non plus, l'idée d'une faute qui descendrait le cours des générations juives ." Mel Gibson a même fait choix de mentionner que deux membres du Grand Conseil s'opposent à cette ignominieuse condamnation, alors que, dans les Evangiles, il est dit que "les grands prêtres et le Sanhédrin tout entier" étaient contre lui (Mt 26,59 ; cf. Lc 22,70). Le cinéaste a donc choisi, contre la littéralité du texte, mais bien dans son esprit et en conformité avec d'autres passages (Jn 7,50-52), d'adoucir la violence unanime dans le lynchage et d'ainsi se refuser à tout manichéisme. Surtout, le premier responsable du mal est dénoncé tout au long du film et, conformément à l'Ecriture (Lc 22,53), dès le début dans une scène riche de résonance biblique et théologique : au jardin de Gethsémani apparaît un très inquiétant personnage, androgyne dans son visage comme dans sa voix  ; alors qu'il murmure : "Comment un homme peut-il porter seul le poids du péché ?", un pâle serpent sort de sous son vêtement et s'approche de Jésus. Celui-ci tourne alors son regard vers le Ciel : "Père, tout est possible à toi" ; ayant ainsi vaincu la tentation, Jésus écrase la tête venimeuse avec son talon. N'est-il pas signifié que le combat initié à la Genèse (Gn 3,15) atteint ici son sommet et que l'ennemi par excellence vaincu par le Nouvel Adam est, non pas l'homme, a fortiori telle catégorie d'hommes, mais l'Adversaire du genre humain, étymologiquement le Satan ? Par ailleurs, une corrélation est significative. Arrivant au terme de son chemin de croix, sur le Golgotha, Jésus croise le regard de Caïphe des prêtres qui l'attendent et le scrutent. Or, au même moment, on le voit et on l'entend prononcer ces mots de la parabole du Bon Pasteur : "Je suis le bon pasteur. Je donne ma vie pour mes brebis. Ma vie, nul ne la prend, mais c'est moi qui la donne. J'ai le pouvoir de la donner et j'ai le pouvoir de la reprendre." (Jn 10,11.14.17-18) Comment mieux dire que Jésus offre sa vie pour ceux qui l'observent sans nulle compassion ? "Tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père", continue-t-il (Jn 10,18b). Or, comme l'affirme Jésus dans une parole rappelée à un autre moment, en flash back : "il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime" (Jn 15,13). C'est donc que, loin d'exclure les Juifs, loin de haïr son peuple, au moment où certains de ses représentants - et pas seulement eux - lui manifestent le plus de haine, Jésus l'aime jusqu'à l'extrême (Jn 13,1). Ces paroles sont d'autant plus notables qu'elles sont tirées d'un évangile dont on a parfois pu dire, à tort, qu'il entretenait l'antisémitisme . Plus tard, sur la croix, Jésus répètera la prière de pardon - "Père, pardonne-leur" - d'abord destinée aux bourreaux romains, au moment où Caïphe vient l'insulter. Et celui que la tradition appelle "le bon larron" ne se trompe pas sur l'intention du Christ qui dit au grand prêtre passant devant lui : "Ecoutez, il prie pour vous." Loin de porter à la haine, l'attitude de Jésus, autant que ses paroles, invite constamment à l'amour de tout homme, à commencer les enfants d'Israël. Enfin, loin d'induire le marcionisme - ce prétendu christianisme rompant les amarres avec ses origines juives -, le film témoigne au contraire de la greffe de l'olivier sauvage (le païen porté par la racine) sur l'olivier franc (la racine juive) (cf. Rm 11,16-24) : depuis la citation d'Is 53,4 ("C'était nos souffrances qu'il portait, nos douleurs dont il était chargé") qui ouvre le film, jusqu'à l'emploi de la langue araméenne (alors qu'il eût été tellement plus facile et nullement choquant d'employer une langue actuelle), en passant par l'identité juive de Jésus constamment soulignée voire célébrée : "Cette Passion se révèle peut-être, contre toute attente, écrit Michel Kubler, comme le premier film où la judéité de Jésus est si bien soulignée : à plusieurs reprises, il répond par un psaume à ce qu'il doit subir, et Marie, apprenant l'arrestation de son fils, en cherche le sens avec les mots de la Haggadah, le rituel de la Pâque juive." Et le journaliste de La Croix conclut : "Il faut dire d'abord, très nettement, que celui-ci n'a rien d'antisémite". "A aucun moment n'est suggérée une culpabilité du peuple juif comme tel dans la mort de Jésus ." b) Un antisémitisme non-intentionnel ? L'objection peut prendre une autre forme : et si, contre l'intention même de Mel Gibson, le film pouvait inciter ˆ l'antisémitisme ? L'on touche là un point qui sera développé plus loin : une bonne intégration de l'image suppose la formation de la volonté et de l'intelligence. Quant à la volonté libre, le film ne peut susciter d'attitude antisémite que chez celui qui y est prédisposé. C'est trop donner à l'image et trop peu octroyer à la place du choix que de croire qu'elle puisse sécréter par elle-même une attitude intérieure. Quant à l'intelligence, La Passion du Christ nous jette en plein procès et présuppose connues les pièces du dossier. Dès lors, les chefs de prêtres, les Pharisiens et les scribes semblent mus par une haine aveugle et démentielle, alors qu'un certain nombre agissaient en croyant être fidèles à la Révélation biblique. Voilà pourquoi, surtout face au constat que la majorité des spectateurs n'a malheureusement plus aucune connaissance des écritures, certains regrettent que Mel Gibson n'ait pas inséré une ou plusieurs scènes de controverse en flash back. Assurément, on le redira, un travail de formation - et déjà d'information - est plus que nécessaire après la vision du film ; à moins que celui-ci ne suscite un intérêt pour la lecture de la Bible. Rappelons toutefois que le mal est sans raison et qu'aucune explication ne peut réduire le scandale de la mort de l'innocent qui porte le péché du monde. Enfin, la crainte est un affect projectif ; elle demande à être vérifiée par les faits. Qu'en est-il en réalité de l'induction supposée d'antisémitisme ? Tarek Ben Ammar, distributeur français du film, dit que le Congres juif américain a fait une enquête à la sortie des cinémas américains, demandant si, après visionnement du film, les personnes se sentaient plus antisémites. La réponse fut : "Nous le sommes moins." Si surprenant que cela puisse para»être, certains catholiques on découvert que Jésus était juif, était rabbin.   2) Un film irrespectueux de la vérité ? Cette difficulté se présente sous deux formes : le film ne respecte pas la vérité des Evangiles ; le film ne respecte pas la vérité même de l'événement du salut. a) De la vérité biblique ? - Un manque de fidélité à l'évangile ? Mel Gibson, dit-on, rajoute au texte scripturaire. La liste de ces additions serait fastidieuse. Notons par exemple les chutes multiples sur le Chemin de Croix, la désarticulation du bras de Jésus pour permettre l'enfoncement du clou, le crèvement des orbites du mauvais larron par le corbeau. Par ailleurs, le scénario manque à la fidélité littérale : pourquoi Pierre trahit-il, dans le palais du Sanhédrin et non pas dehors, comme le disent les évangiles (Mt 26,69 et//)  ? pourquoi la tunique du Christ est-elle déchirée, alors que l'Ecriture dit expressément le contraire (Jn 19,24) ? De plus, certaines interprétations manquent de crédibilité : Mel Gibson a opté pour la position du clou adoptée par la majorité des représentations plastiques, le milieu de la paume  ; il a choisi de faire porter à Jésus la croix en son entier et non le seul patibulum (la barre transversale). Enfin, sa lecture falsifie le juste sens des Ecritures, et cela est singulièrement vrai de la Résurrection. Le principe de ces critiques selon lequel il importe que le cinéaste colle au plus près à la réalité du récit mérite l'attention. En effet, la vérité est une composante essentielle de la crédibilité. Et l'on dira plus bas que l'émotion artistique liée au spectacle n'est nullement indifférente à ce souci de fidélité. Assurément, Mel Gibson a voulu honorer la vérité des faits . Un certain nombre d'exégètes se sont inclinés devant la rigueur de la reconstitution historique et le respect des sources archéologiques . Qu'en est-il dans la réalité ? Certaines options sont discutables et peuvent être discutées à l'infini. La plus critiquable est, à mon sens, comme le note l'objection, l'interprétation qui est donnée de la Résurrection. Elle oublie au moins deux réalités fortement soulignées par les Ecritures : le miracle de la sortie hors du tombeau échappe à toute vision puisque les témoins arrivent lorsque la pierre est roulée ; Jésus "est vu" (ophté), autrement dit c'est par le témoignage de ceux qui l'ont vu, singulièrement par les Apôtres de nouveau réunis, que l'on croit à sa résurrection (cf. 1 Co 15,3). Maintenant, cela ne signifie pas que cette ultime scène, si nécessaire et si difficile à mettre en scène, soit sans mérite : sobrement, la résurrection est montrée par le lent passage à la station debout (le verbe grec utilisé pour "ressusciter", egeiro, signifie aussi "se lever") ; la rupture est soulignée par le corps intègre et nu, la continuité par les mains stigmatisées. Ainsi, dans une admirable inclusion, la parole d'Is 54,3 qui ouvrait le film trouve son accomplissement dans "le premier-né d'entre les morts" (Col 1,18). Par ailleurs, les ajouts (ou les rares changements) portent sur des détails et nullement sur le cœur du texte et du message évangélique. En fait, la question la plus importante est celle-ci : ces ajouts et ces modifications sont-ils accidentels ou dictés par une intention d'ensemble ? dans le second cas, que vaut, historiquement et théologiquement, cette interprétation ? Personne ne s'est offensé que Johann Sebastian Bach ajoute au récit de l'évangile dans les admirables chorals - sans parler des récitatifs - de ses deux Passions. Parce que ces textes, qui permettent à l'auditeur d'entrer dans le sens profond de la passion, font corps avec celle-ci. Pour ma part, j'estime que ces apports constituent une relecture unifiée, conforme à la foi catholique et riche de suggestions théologiques et spirituelles (pour autant que l'on puisse distinguer ces deux points de vue, surtout dans le cas de la Passion). C'est ce que je tenterai de montrer, très succinctement, en dernière partie. De plus, la critique d'infidélité porte plus souvent sur les scènes qui semblent surenchérir en violence, alors que d'autres séquences (par exemple avec Marie ou l'Apôtre Jean), tout autant inventées (au sens d'ajoutées) suscitent en général non pas l'opprobre, mais l'approbation. Nous sommes donc renvoyés à la question du statut de la violence filmée. Enfin, certains ajouts sont tirés de sources étrangères, sujet qui va maintenant être traité. - Une inspiration étrangère à l'évangile ? Mel Gibson l'a explicitement dit, il s'est notamment inspiré des visions de la mystique allemande Anne-Catherine Emmerich (1774-1824) ; or, celles-ci sont, au mieux, des "révélations privées" ; mêlées à l'Evangile, elles ne peuvent que brouiller la pureté de la source de notre foi qu'est la Révélation divine (qui ne se réduit pas à la Scriptura sola, mais est l'Ecriture lue dans la Tradition de l'Eglise et régulée par le Magistère). Je n'entrerai pas dans le débat sur le statut des révélations privées à l'égard de l'unique révélation publique  Je rappellerai seulement une distinction. Du point de vue de l'objet révélé, selon l'adage qui appelle une juste évaluation, "la Révélation est close à la mort du dernier Apôtre"  ; par conséquent, nulle révélation privée ne pourra enrichir le trésor du Mystère dévoilé par le Christ d'une vérité nouvelle, et encore moins s'y substituer : la Parole de Dieu demeure toujours la source et le terme. En revanche, du point de vue du sujet croyant, ces révélations peuvent, et parfois considérablement, aider non seulement à la conversion, mais au progrès spirituel . Au nom de quoi dénier à Dieu le droit de multiplier les chemins par lesquels il veut conduire les âmes toujours plus près de lui ? Les papes, disait Jean XXIII, "se font un devoir de recommander à l'attention des fidèles - quand après mûr examen ils le jugent opportun pour le bien général - les lumières surnaturelles qu'il plaît à Dieu de dispenser librement à certaines âmes privilégiées, non pour proposer des doctrines nouvelles, mais pour guider notre conduite ." Ce point rappelé, venons-en à l'usage que le cinéaste peut faire de ces révélations dans un film sur la Passion. En fait, la question est plus générale. La seule Sainte Ecriture ne contient pas tous les éléments pour un scénario de film (ou pour la trame d'une pièce de théâtre). Elle est à la fois plus riche - aucune mise en scène ne pourra jamais en épuiser les virtualités - et plus pauvre - quantité de détails sont passés sous silence, et comment pourrait-il en être autrement ? Toute représentation filmée de la Passion est donc nécessairement une interprétation . Le cinéaste américain Brian de Palma disait lors d'une interview que, quelle que soit la précision du script, le photographe, le cinéaste passe son temps à faire des choix, y compris et à commencer pour les détails les plus anodins : doit-on mettre des chaises de skaï rouge ou de skaï noir ? Or, ces choix sont commandés par une certaine vision, souvent non raisonnée, inconsciente . Inversement, plus la décision est consciente, plus elle est libre et donc plus intégré sera le scénario. Un film sur la Passion ne peut se soustraire à cette loi générale. Même le cinéaste qui s'est voulu le plus littéraliste comme Pasolini dans son évangile selon saint Matthieu , a bien dû rédiger un scénario, faire des découpages, choisir tel lieu, tel vêtement, tel personnage, etc., bref, en permanence, ajouter, le plus souvent au texte, et en tout cas aux gestes et aux multiples éléments qui composent un récit en images. La question devient alors : puisque les écritures ne peuvent aider, à quelle source puiser les représentations, les images de la Passion ? Le choix est, on le comprend désormais, laissé au choix du cinéaste. Mais, c'est ce que l'objection, dont on a dénoncé le fond littéraliste, voire historiciste, néglige. Dès lors, la question devient : à quelle source puiser ? Mel Gibson avait le choix entre mieux cerner la réalité historique de la Passion, se laisser aller à sa seule inspiration, ou s'inspirer d'une mystique ayant transcrit en visions. Mais la seule approche archéologique, si précise soit-elle, d'une part laisse dans l'ombre quantités de détails que le cinéaste doit trancher, d'autre part, en rester à une perspective humaine qui est inadéquate, à elle seule, au Mystère. Valait-il mieux se fier à son intuition ou à celle d'une personne qui a passionnément aimé le Christ  ? Le réalisateur de la Passion du Christ a conjugué les trois sources. b) De la vérité de l'événement ? Cette objection mérite qu'on s'y arrête avec attention. Elle touche le coeur même de notre foi. - Une représentation tronquée ? Mel Gibson n'a filmé que les douze ou dix-huit dernières heures de la vie du Christ et la Résurrection est à peine évoquée ; or, cette existence ne fait sens qu'en totalité ; amputée de la vie cachée, de la vie publique et de son ouverture à la vie supra-mondaine, elle perd en vérité, donc en puissance d'évangélisation, ce qu'elle perd en totalité. Ce qui est partiel devient, ici, partial. Là encore cette objection me paraît entamer un mauvais procès. D'abord, Mel Gibson ne trompe pas son public : le titre - "The Passion of Christ" - couvre exactement le sujet traité. Ensuite, les flashes back - dont pas moins de huit pour la seule Cène, soulignant à chaque fois les gestes et les paroles du Christ sur l'amour d'autrui - embrassent autant la vie cachée du Christ à Nazareth que sa vie publique. Enfin, de même que le Christ est tout entier dans chaque hostie et chaque parcelle d'hostie, de même la totalité de son mystère se donne à voir à chaque moment de son existence, mais plus encore à cette Heure pour laquelle il est venu, c'est-à-dire la Passion. L'eunuque de la reine Candace n'est-il pas bouleversé par le récit du Serviteur souffrant sans encore connaître la vie de Jésus (Ac 8,26-40) et encore moins sa résurrection ? Faut-il donc qu'à côté de toutes les croix, on place systématiquement une crèche, le mont des Béatitudes, un tombeau vide ? - Oser répéter l'unique ? Le Christ est le Révélateur du Dieu invisible (Jn 1,18). Or, unique et irrépétable est la figure du Christ : seul celui que le Père a choisi peut le traduire sans le trahir. Dieu, dans son libre et amoureux dessein d'amour a choisi de se donner à voir, entendre et toucher (1 Jn 1,1) dans le Fils unique incarné en Jésus et en nul autre : "Qui m'a vu, a vu le Père." (Jn 14,6) Voilà pourquoi nul film sur le Christ ne peut pleinement exprimer son mystère. Un signe n'en est-il pas que tout acteur jouant Jésus déçoit ; tout film qui prétend nous raconter sa vie, même s'il ne crée pas un scandale, demeure en deçà des attentes et suscite des polémiques sans fin. En ce domaine, une certaine retenue, voire une ascèse, invite à en rester à la pure source des Ecritures relue en Eglise. L'unicité de l'événement de l'Incarnation introduit donc un interdit : celui de le répéter, donc de le représenter. En outre, pas plus qu'il ne s'agit de sombrer dans une gnose déniant au mystère insondable du Dieu vivant le droit de sortir de son silence pour se dire dans une forme finie, pas plus ne s'agit-il de cantonner sa présence à la seule existence historique de Jésus, sous Ponce Pilate et sur la terre de Galilée. Mais là encore, laissons à Dieu l'initiative de choisir la manière dont il veut demeurer présent parmi nous (Mt 28,20), à savoir sa Parole et ses sacrements. Or, la Parole n'est pas un reportage sur la vita Christi ni le sacrement une pure et simple répétition des gestes du Christ. Cette critique ne réveille-t-elle pas la querelle de l'iconoclasme ? Combien de personnes, et notamment de Saints, se sont convertis ou ont été profondément touchés en contemplant un tableau, une icône du Christ en Croix. Qui ne sait que saint François d'Assise dit s'être converti face au Christ crucifié de l'église de Saint Damien et sainte Thérèse d'Avila en contemplant un Christ aux outrages (autrement dit flagellé et conspué). On sait que le thème de fresque le plus souvent peint par Fra Angelico dans les cellules de ses frères du Couvent de San Marco, à Florence, est celui de la Crucifixion. On fera valoir qu'il existe une différence entre l'icône et l'image, a fortiori le type d'image qu'est le cinéma. Interroger cette différence reviendrait à élaborer une théologie de l'image qui manque aujourd'hui cruellement. Toutefois, même "dans un monde où l'image abonde et où son rapport au réel se défait ", le principe basilien sur lequel s'est fondé le second Concile de Nicée pour défendre l'iconodulie - "L'honneur rendu à l'image s'en va au modèle original " - demeure véridique en son fond et s'applique à la représentation, que celle-ci soit ou non une icône. Pour actualiser ce point, je m'aiderai d'un écrit trop peu connu de l'un de nos plus grands penseurs chrétiens contemporains, qu'on ne saurait suspecter de minimiser la vérité de la présence sacramentelle  A trois reprises, en 1890, en 1900 et en 1910, Maurice Blondel a assisté à la représentation du "Mystère de la Passion" donnée par les habitants du village d'Oberammergau, en Haute-Bavière ; il en fit une brève étude d'"esthétique religieuse" publiée dans La Quinzaine en 1900, texte qu'il compléta et édita sous forme de brochure en 1910 . Quand il assiste la première fois au spectacle de la Passion, le philosophe français dit ressentir une "appréhension" et se formule des objections qui ressemblent étrangement à celles que suscite le film de Mel Gibson : "D'une part, en effet, il me semblait que l'immense attente serait presque inévitablement déçue, que la moindre imperfection dans le jeu des acteurs deviendrait insupportable, que la plus légère apparence d'artifice théâtral et de recherche plastique risquerait de répugner, que toute addition au texte sacré et tout arrangement choquerait les âmes croyantes ou respectueuses comme une profanation sacrilège. D'autre part, le récit évangélique, que ranime la méditation solitaire ou le pieux commentaire de la prédication, résisterait-il à la lumière crue, aux exigences logiques, à la psychologie collective, à l'optique impitoyable du théâtre ?" Bref, comment oser rapprocher le verbe et le substantif : "jouer la Passion " ? Or Maurice Blondel constate à son grand étonnement que toutes "ces difficultés, en apparence si insurmontables, s'évanouissent comme par enchantement " lors de la représentation. Mettre en scène la Passion est donc possible ; plus encore, ce Mystère est "bienfaisant et fécond ". Possible. En effet, "l'art n'est pas un simple délassement, un caprice de la fantaisie" ; et si l'on peut penser cela du théâtre, combien le pense-t-on encore davantage du cinéma. En sa vérité, "l'art tient aux racines les plus intimes du cœur". Or, "la Passion, c'est ˆ la fois le Drame par excellence et c'est notre drame à nous ; elle est tout ensemble quelque chose de vraiment universel et quelque chose d'ineffablement intime et singulier." Par conséquent, "l'objet qu'on nous présente en spectacle à Oberammergau répond avec une incomparable précision aux exigences de l'art, sans perdre son caractère surnaturel " Plus proche de nous, le théologien suisse Hans Urs von Balthasar, dans les cinq gros volumes de sa Dramatique divine, montrera que l'on peut penser l'action de Dieu vis-à-vis de l'homme, action qui culmine à la Croix, comme un drame où il retrouve, transposés et accomplis, tous les éléments du théâtre humain : le théâtre, explique-t-il, "porte expressément les drames de l'existence à la lumière du spectacle" : il transforme l'événement en spectacle, et en même temps il dispose l'image pour la parole ." Bienfaisant et fécond. Une première raison, pour être générale, est décisive : "le propre de la vérité chrétienne, c'est d'être incarnée ; pas une affirmation dogmatique qui ne soit d'abord acte et vie ". En 1904, Blondel a écrit le texte capital, Histoire et dogme, en vue d'éclairer les discussions suscitées par la crise moderniste et, notamment, par l'oeuvre d'Alfred Loisy. Ainsi, dit-il, "l'histoire vivante ne se mesure point uniquement aux textes, là surtout où la vérité spirituelle dépasse tous les moyens positifs d'information chez les témoins eux-mêmes, eussent-ils été des professionnels de l'érudition et de la critique. Il y a une vérification d'un autre ordre, qui ne supplée pas au reste, mais à laquelle rien ne supplée. Et c'est une forme de cette expérimentation métaphysique et psychologique qui s'offre à nous à Oberammergau, dans l'optique grossissante du théâtre populaire ." Dans la conclusion, Blondel fulmine contre les critiques modernistes des "intellectuels d'outre-Rhin" et demande que "les braves gens " nous préservent de la théologie abstraite, plus préjudiciable encore aux intérêts suprêmes de la vie chrétienne, que "la science des règles" ne peut l'être à la fécondité de l'art ." Que l'on ne se trompe pas : Blondel oppose ici non pas la vérité du bon sens populaire à l'intellectualisme cérébral, mais, rendant ainsi hommage à l'intelligence au service de laquelle il a dédié sa vie, deux régimes de la pensée : l'une, pneumatique, qui honore l'intégralité de la réalité concrète et l'autre, noétique, qui l'ampute abstraitement . Or, loin d'être datée, la rupture entre le Jésus historique et le Christ de la foi qui est au coeur de la crise moderniste, est toujours d'actualité. Un ouvrage tout récent l'atteste , certaines émissions télévisées de même. Et il n'est pas impossible que certaines résistances profondes contre le film viennent d'un refus a priori de toute représentation d'un Jésus historique au nom du principe selon lequel seul importe le Christ de la foi. Plus encore, de ce dualisme touchant le mystère de l'Incarnation au "docétisme sotériologique" touchant le mystère de la Rédemption, il n'y a qu'un pas. C'est ce qu'atteste le texte suivant : "Jésus de Nazareth n'a que peu souffert". Il "a passé moins de 24 heures dans un poste de police, où il a été passé à tabac entre les transferts d'un local judiciaire ou administratif à un autre. Il a connu, ainsi que dans son transfert sur le lieu de l'exécution, le mélange de coups, d'insultes et de moqueries que connaissent les clients de toutes les polices du monde. Il fallut même abréger la durée du supplice pour que tout soit fini avant la grande fête religieuse locale. Il a eu somme toute beaucoup de chance]. C'est peu respecter ton Seigneur que de penser qu'il prétendrait avoir souffert plus que toi " sous prétexte qu'il était [sic pour l'imparfait ! ] Dieu. Or ceci est absurde . Il y a différentes manières de "réduire à néant la croix du Christ" (1 Co 1,17) et le réductionnisme grinçant de l'auteur de ces lignes n'est pas le moins périlleux. On sait aussi que l'on a pu préférer ou qu'on préfère encore parfois la croix (sans crucifié représenté) au crucifix ; or, le signe du chrétien est celui-ci et non celle-là . Le philosophe français analyse ensuite les différentes raisons pour lesquelles ce Mystère produit un tel effet sur l'âme. Il en dénombre six : les tableaux vivants, le choeur qui commente et livre les intentions, le personnage du Christ, la participation des acteurs ; la coopération des spectateurs et la collaboration de la nature. Il aurait fallu tout citer. Je ne retiendrai que la troisième et la quatrième raisons qui sont étroitement unies. Blondel souligne volontiers la vie spirituelle et intérieure des interprètes : Rosa Lang qui joue Marie en 1890 s'est "préparée à son rôle en soignant les malades du village" et "la pièce finie, est partie pour le couvent" ; plus généralement, depuis l'enfance, chaque habitant du village qui jouera un rôle dans la pièce "a grandi dans l'attente du rôle inconnu qui lui sera confié" et "il s'y prépare avec une ferveur de tout son être ". Ce qui vaut pour le théâtre vaut aussi pour le cinéma. Si l'admirable "biographie" de Gandhi que nous a proposée le film de Richard Attenborough en 1980 fut un succès mérité aussi salué, cela tient avant tout à la performance de l'acteur Ben Kingsley dont on sait que, pendant des mois, il épousa de l'intérieur la manière de vivre et la spiritualitéŽ du Mahatma. Mais qui peut prétendre imiter le Christ, demandera-t-on ? C'est à la fois infiniment plus difficile et infiniment plus facile que de jouer le rôle de Gandhi. Car la grâce est, au sens le plus rigoureux, "christoconformante" , elle fait du chrétien un alter Christus qui peut dire en vérité, à la suite de saint Paul, cette parole follement audacieuse : "Ce n'est plus moi mais le Christ qui vit en moi." (Ga 2,20) Or, l'on sait combien le chrétien Mel Gibson, quel que soit son appartenance ecclésiale, médite sur la Passion depuis douze ans, combien l'équipe du film a travaillé dans un véritable climat spirituel, combien Jim Caviezel a tenu à vivre son rôle dans un esprit de prière, demandant que la messe soit célébrée quotidiennement aux studios de Cinecitta . La passion du Christ ne pourrait-il donc pas fournir "un instrument capable d'échapper aux dangers de la gnose " ? On pourra objecter que toutes ces remarques de Blondel valent pour une représentation théâtrale. S'appliquent-elles à ce type de spectacle spécifique qu'est le cinéma ? Et notamment à ce qui le caractérise en propre, à savoir l'image-temps et l'image-mouvement  ? Ce sujet mériterait un développement qu'il n'y a pas la place et que je n'ai pas la compétence de faire. Je ferais simplement appel à un argument d'autorité. Balthasar dit un moment que s'il a choisi le théâtre et non le cinéma comme paradigme pour élaborer sa Theodramatik, c'est parce que le cinéma ne présente pas la puissance dramatique du théâtre. Par conséquent, les objections portées contre la capacité qu'a le cinéma de représenter le drame de la Passion devraient valoir a fortiori contre le théâtre. - Un manque d'intériorité ? Certains ont pu reprocher au film son absence d'intériorité : hors la scène admirable de densité et d'intériorité contenue au jardin des Oliviers, la musique omniprésente, la succession de scènes violentes dénuées de toute pause, l'absence de représentation du combat spirituel du Christ, tout contribue à projeter le spectateur hors de lui-même ; or, l'on sait que seul le silence permet l'entrée en soi-même - a fortiori la conversion intérieure (cf. Lc 15,17). En privilégiant un spectaculaire centrifuge - que d'aucuns qualifieront, non sans simplisme, d'hollywoodien voire d'américain -, Mel Gibson ne manque-t-il pas son objectif qui est de toucher les coeurs voire d'évangéliser ? La demande, plus encore le besoin, d'appropriation est ô combien légitime. On le notait au début : un signe de la nécessité de ce travail d'intériorisation est que le public qui rentre bavard demeure sans parole lors du générique final et émerge difficilement de son silence - "Le reste est silence" - en sortant de la salle. Mais, tout d'abord, l'objection tend à virtualiser une réalité qui résiste : c'est l'évangile lui-même qui met en scène ces hurlements (Lc 22,23) ˆA l'invasion de la bande-son caractéristique la civilisation méditerranéenne, s'ajoute une foule dont la furie fait régresser sa parole en vociférations animales. Par ailleurs, plus bruyant que les hurlements féroces est le silence profondément impressionnant de Jésus alors que les coups sans nombre pleuvent sur lui, que les scènes de violence sont en permanence entrecoupées de retours en arrière et de plans filmant - souvent au ralenti, ce qui brouille le son - les visages des spectateurs. Surtout, en enfin, l'objection ne parle-t-elle pas autant de l'objecteur que de l'objecté ? En effet, les besoins d'intériorité des spectateurs sont divers - et donc diversement évalués - : pour certains, le travail d'appropriation doit avoir lieu pendant le film, pour d'autres, il peut n'avoir lieu qu'après. Plus encore, le montage a pensé l'alternance des scènes présentes, souvent violentes, et les scènes passées qui non seulement sont apaisantes mais livrent la signification spirituelle et donc permettent de passer des sens au sens : "Plus les scènes sont brutales, note le Père Rosica, plus puissantes se font les retours sur l'enseignement de Jésus au Mont des Béatitudes, Jésus s'identifiant au Bon Pasteur, Jésus offrant sa vie dans le pain et le vin de la Dernière Cène"   3) Un film "gore" ? Un bon nombre de personnes sont surtout arrêtées par cette dernière difficulté : "Je crains que le film soit trop violent" ; "Je suis confronté tous les jours à la souffrance des personnes que je croise et dont je m'occupe ; ce serait trop". Certains disent avoir fait des cauchemars après le visionnement du film. A ces craintes s'ajoutent une objection : oubliant la sobriété du texte évangélique, le héros de la trilogie Mad Max ne sacrifie-t-il pas au spectaculaire, voire, à l'instar de nombre de films actuels, ne nourrit-il pas une fascination très ambiguë pour la violence ? a) Une objection : Alors que l'évangile se contente d'une simple phrase : "Pilate prit alors Jésus et le fit flageller" (Jn 19,1 ; cf. Mt 27,26 et Mc 15,15), le réalisateur nous inflige une effroyable et interminable boucherie. Et, mutatis mutandis, on pourrait dire la même chose du Chemin de croix. Trois remarques préliminaires. Tout d'abord, on sait - mais on oublie vite - que la violence subie par le Christ fut bien plus terrible que ce qui est ici montré et que tout ce qu'on pourra en filmer. Mel Gibson a lui-même limité le nombre de coups de fouet ; comparé au Crucifié du linceul de Turin qui fut frappé cent-vingt fois, Jésus reçoit dans le film "seulement" quatre-vingt coups de fouet. A l'accusation de violence gratuite, le correspondant du journal Le Monde à Washington, Patrick Jarreau, répond : "On observera que la mise à mort de Jésus, telle qu'elle est décrite pas les évangiles, n'a rien d'aimable. Les procédés employés par Gibson pour montrer la haine qui se déchaîne et les souffrances subies sont légitimes. La représentation qu'il en donne peut être jugée trop littérale, mais aucune image de son film ne dénote une complaisance perverse dans la peinture de la douleur ." Ensuite, si sobres soient les évangiles, ils ne voilent pas la grande souffrance de Jésus ; lui-même n'hésite pas à dire qu'il lui faudra "souffrir beaucoup" (Mt 16,21) ; d'ailleurs qui, à l'époque, ignorait ce qu'était le supplice de la crucifixion ? Enfin, après avoir entendu telle ou telle réaction, il n'est pas inutile, pour permettre une prise de recul, d'expliquer que la peau du Christ est une fausse peau revêtue par l'acteur chaque matin avant le tournage. La question demeure : le film est-il impudique ? suscite-t-il le voyeurisme ? Pour y répondre, je m'aiderai de l'analyse que le chroniqueur d'Etudes, Jean Collet, propose d'une scène du film de John Ford, La charge héroïque, dont il dit qu'elle est "la scène de violence sans doute la plus remarquable de l'oeuvre de Ford ". Le capitaine Nathan (John Wayne), accompagné de deux jeunes officiers, le lieutenant Cohill et le sous-lieutenant Pennell, surprend de nuit la rencontre d'un trafiquant d'armes, Rynders, et d'un chef indien. Celui-ci, devant le mépris affiché par l'odieux trafiquant, lui décoche une flèche en plein coeur et les hommes de Rynders, tentant de fuir, sont pris par les Indiens et jetés dans le feu. Quelle mort atroce ! Pourtant, Ford traite la scène avec pudeur. Comment ? 1.       Les plans sont brefs (depuis le meurtre de Rynders jusqu'au départ des trois soldats, la séquence dure 1 minute 30), peu nombreux (trois au total) et composent une image floue (nous sommes en pleine nuit ; le feu en premier plan éblouit ; les mouvements trop rapides des personnages et leur nombre empêchent d'apercevoir précisément les gestes). 2.        On voit surtout la scène à travers le regard des trois hommes. 3.        Et ces hommes, loin de pactiser avec la violence du châtiment légitime dans son principe (Rynders est l'un des responsables d'une guerre cruelle), sont écœurés : le Capitaine Nathan lui-même, militaire aguerri, demande du tabac pour chiquer. Et Jean Collet de louer cette leçon de cinéma qui se refuse à "dissocier l'esthétique et l'éthique" : "la violence n'est pas donnée en spectacle". Là où il est si tentant de produire la fascination de la violence et l'escalade de la haine, je ne vois pas d'autre manière morale de mettre en scène la violence au cinéma. On ne peut filmer la violence qu'à travers un regard humain" qui "compatit avec la victime." N'est-ce pas justement ce que fait Mel Gibson ? 1.       Le premier critère semble difficilement s'appliquer. Pourtant, contrairement aux chiffres avances, les plans montrant la flagellation font 5 minutes 30 en tout  et ceux de la crucifixion, 2 minutes et demi. Mais la représentation de flagellation et le chemin de croix est longue pour des raisons que je tenterai d'expliquer plus bas, mais une étude précise des plans montrerait que ceux-ci sont souvent brefs et ne s'attardent pas sur le corps déchiré de Jésus ; jamais un cadrage ne m'a paru gratuit ou complaisant. Par exemple, si le Ecce homo (la présentation de Jésus par Pilate à la foule) est obscène, au sens étymologique du terme (c'est-à-dire "placé devant la scène"), n'évoque-t-il pas la vision qui décida de la conversion de Thérèse d'Avila ? 2.       La caméra filme plus souvent les spectateurs ou les bourreaux que le corps martyrisé. 3.       Enfin, les spectateurs éprouvent de la compassion face à l'insupportable, et celle-ci prend différentes formes : le plus souvent les pleurs (ceux de Marie avant même que Jésus soit déchiqueté par le fouet ; sanglot de Marie-Madeleine pendant la flagellation ; larmes de Jean après), mais aussi le détournement de tête voire le retrait (un certain nombre de grands prêtres ne restent pas après la première série de coups de fouet), le tremblement des mains (celui du jeune homme qui tend le récipient avec lequel Pilate se lave les mains). Plus encore, et ce point constitue un apport supplémentaire par rapport au film de John Ford, le regard d'un certain nombre d'observateurs (autant juifs que romains) évolue, se convertit, pourrait-on dire : il passe de la fascination (pire, de la haine) à la stupéfaction, voire à la pitié. Cette rédemption du regard, "lampe du corps" (Mt 6,22), symbolise celle de la personne. Elle épouse le changement décrit par le quatrième chant du Serviteur : les foules, est-il dit, passent de la conversion - "nous le considérions comme puni, frappé par Dieu" - à la reconnaissance de la vérité - "ce sont nos souffrances qu'il portait" (Is 53,4). Or, c'est par la médiation de la vision du Serviteur que s'opère ce changement tout intérieur : "les multitudes avaient été saisies d'épouvante à sa vue" devant lui des rois resteront bouche close, pour avoir vu ce qui ne leur avait pas été raconté" (Is 52,14-15) En outre, La passion du Christ met en place trois autres protections contre le voyeurisme. Je ne ferai que les énoncer : 1.       Même déparé, le corps silencieux de Jésus garde une profonde majesté et se trouve enveloppé de mystère. 2.       Bien des plans sont inspirés par les artistes les plus prestigieux, comme Matthias Grünewald, Le Tintoret, Le Greco, etc., voire empruntés à des chefs d'œuvres incontestés de l'art plastique, notamment pictural chrétien. 3.       Si Nathan et les deux officiers demeurent des témoins horrifiés qui se refusent au voyeurisme, ils ne nous disent pas comment ils vivront par la suite cette violence ; en regard, et la synthèse reviendra sur ce point capital, avec la figure de Marie, mais aussi avec celle, discrète mais très présente de l'apôtre Jean, il nous est montré comment accueillir et vivre l'insoutenable. b) Les craintes : - Ma relation à la souffrance en général : Quand j'étais en paroisse, une expérience m'avait frappé : des paroissiens offraient un déjeuner à des personnes démunies ; un jour, l'idée vint de leur proposer une sorte de ciné-club. Ingénument, j'imaginais qu'elles auraient aimé des films actuels, ceux qui sortaient sur les écrans et qu'ils n'avaient pas vu, et des films d'aventures, qui ne vont jamais sans quelques coups de poing et de revolver. Or, la réponse fut unanime : "Aujourd'hui, les films sont trop violents. Nous voulons des films d'amour, des films qui se terminent bien, où les personnages sont gentils les uns avec les autres." Sous-entendu : ne redoublez pas la violence que je vis tous les jours en me montrant celle que vivent les autres. La relation à la violence est donc subjective : la violence ressentie est une interaction entre le spectacle et notre histoire ; or, cette histoire met en jeu notre caractère, notre héritage, notre culture et notre liberté . Un signe : à la sortie du film de Mel Gibson, si chacun s'entend pour dire qu'il a visionné des images violentes, certains n'en seront pas affectés (au moins consciemment), d'autres si ; et parmi ces derniers, tel dira avoir été heurté par ce moment de la flagellation, tel autre avoir pleuré quand la croix est sauvagement retournée, etc. Le vécu de la violence est donc éminemment divers, car éminemment personnel. Sa métabolisation, son rejet de même. Et nous rejoignons ici une autre crainte : celle que la vision de La passion du Christ n'engendre chez certains des réactions agressives, notamment des réactions antisémites : la violence est mimétique, elle invite à la répétition. Pour autant, les mécanismes en jeu ne sont pas sans présenter des points communs . Dans un des rares ouvrages consacrés aux relations entre la violence et la télévision , le psychanalyste Serge Tisseron renvoie dos à dos les deux interprétations classiques. 1.       La thèse de l'influence immédiate estime que la vision d'images violentes engendre directement, à plus ou moins long terme des comportements de même nature. Pourtant, pour le dire de manière abrupte, chacun a fait l'expérience d'avoir vu des films de gangster ou des westerns sans, pour autant, avoir acheté un revolver à la sortie. 2.       Par réaction, la thèse de l'absence d'influence avance qu'il faut totalement dissocier la représentation des scènes violentes de leur accomplissement. Mais si le monde des images n'exerçait aucune influence sur nos comportements, pourquoi le budget annuel de la publicité serait-il, en France, de l'ordre des 10 milliards d'euros ? Le défaut de chacune de ces visions est une notion fausse de notre "boîte noire" : dans le premier cas, elle suppose qu'entre le stimulus qu'est l'image cinématographique (ou télévisée) et la réponse, il n'y a rien ; dans le second cas, imagination et esprit, images et liberté agissante ne communiquent pas, voire ne peuvent communiquer. Le premier schéma, moniste, nous animalise ; le second, dualiste, nous angélise. La vérité est autrement complexe. Pour faire court, l'image représentant la violence m'invite à un triple travail : a) en amont, un travail de relecture : qu'est-ce qui, dans mon histoire, explique l'attrait ou le besoin d'images de violence ou, inversement, la répulsion démesurée à leur égard ? Serge Tisseron a constaté que, contrairement à une idée courante, les enfants grands consommateurs de bandes dessinées qu'il avait en thérapie "ne regardent pas les images de violence - notamment sexuelle - parce qu'ils cherchent des modèles à imiter, mais au contraire parce qu'ils cherchent à se donner des représentations qui leur font défaut ." Une trop grande sensibilité à la violence me parle non pas seulement du spectacle présent, mais de mon histoire passée . Une trop grande anesthésie face à une violence réelle me parle tout autant d'un besoin de protection et de mise à distance de ce que je ressens comme insupportable. b) à même l'image, un travail d'interprétation et de discernement : quels moyens le film met-il à ma disposition pour comprendre d'où vient la violence filmée ? quelle évaluation de cette violence le scénario propose-t-il ? c) en aval, un travail de décision et d'intégration : quels moyens sont à ma disposition pour "assimiler" la violence ? par quels filtres passent les images : la parole ou seulement l'action (donc le rejeu, plus ou moins symbolisé) ? au-delà de la prime émotion, quelle attitude décidé-je d'adopter face à la violence : la fascination (voire la compulsion), la fuite, le rejet, etc. ? Cette brève analyse montre que, êtres d'intelligence et de volonté, nous ne sommes pas démunis face aux images violentes. Il en découle quelques critères de discernement : - Trop jeune, dénuée de vie intérieure, une personne risque de s'identifier à une image de violence et manque de recul pour l'assimiler. - Trop blessée par une histoire douloureuse, par des images encore très présentes de violence subie, par elle ou par des proches, le spectateur manque aussi de capacité à se distancier. - Trop fascinée par des films de violence, incapable de voir un film n'engendrant pas de sensations fortes, la personne gagnera à interroger les raisons d'un besoin qui peut aller jusqu'à la dépendance et sur la nécessité intérieure à laquelle répond cette saturation d'images "dopées à l'adrénaline". - Plus le visionnement d'images "gothiques" est suivi d'une mise en mots, plus aisé et enrichissant est le travail d'intégration. - Plus la violence montrée par le film est expliquée, compréhensible, moins elle fascine. - Plus l'image violente est porteuse d'un jugement éthique humanisant, plus elle peut être intégrée. Cette grille d'analyse montre que l'on ne peut répondre à la place d'autrui à la question : le film ne va-t-il pas induire un rejet, une mésinterprétation du message évangélique, un surcroît de violence antisémite ? Assurément, l'absence de culture biblique de la majorité du public, donc l'ignorance du sens de la souffrance de Jésus, l'actuelle fascination et demande pour les films sur-violents, etc., ne favorisent pas une juste compréhension et une assimilation constructive des images de la Passion du Christ. Aussi un prosélytisme qui pousserait systématiquement autrui à voir le film est-il contraire non seulement au respect de la liberté, mais à la logique de la juste relation à l'image. Cette analyse invite aussi à une vigilance pastorale particulière et, si c'est possible, à un accompagnement du jeune qui voit et verra le film , afin de l'aider à un travail de verbalisation, d'intégration des affects suscités par les images. Ce qui est dit d'un film de cinéma vaut d'ailleurs pour les images d'actualité qui, souvent, ne reculent guère devant un réalisme cru . Mais nous n'avons fait appel qu'aux quatre premiers critères, plus subjectifs. Les deux derniers renvoient à l'autocompréhension que le film donne de lui-même. Et cela suppose que l'on rentre dans le détail de ce qu'il montre. - Ma relation à la souffrance du Christ : Cette première analyse n'est pas suffisante. D'abord, j'ai parlé de notre relation générale aux images violentes. Ensuite et surtout, ce n'est pas n'importe quelle violence qui m'est montrée, mais celle faite à Jésus, faite à celui qui, pour le chrétien, constitue le coeur de sa vie. Si déjà la violence faite à autrui ou à soi retentit profondément en nous, combien plus l'injuste souffrance qui frappe Celui qui a donné sa vie, alors que nous étions pécheurs (cf. Rm 5,8). A ce sujet, je dirai la chose suivante. Il y a une pédagogie divine. Même s'il n'y a pas de foi sans adhésion à l'intégralité du Credo, c'est par tout un chemin que Dieu nous révèle progressivement le contenu de notre foi, que celle-ci peu à peu se fait chair. S'il n'y a pas de gradua lité dans la foi objective (la fides qua, autrement dit le Credo), en revanche, la foi subjective (la fides quae autrement dit la vertu théologale) est graduelle : comme toute vertu, elle est appelée à croître, et, comme théologale, à grandir sans mesure. Il y a un temps pour découvrir l'existence de Dieu qui n'est qu'amour miséricordieux, sa proximité, son absence de toute compromission avec la violence. Mais il y a un temps pour être confronté à ce que la Sauveur a vécu à la Passion ; nous ne pouvons indéfiniment ajourner le moment où nous disons avec Paul : "Il m'a aimé et s'est livré pour moi." (Ga 2,20) Le fidèle du Christ ne saurait contourner cette vérité : la souffrance inouïe de la Passion, Jésus l'a vécue pour moi. On sait combien, pour tous les Saints, cette Heure, qui était le but vers lequel tendait toute la vie de Jésus, est aussi devenue pour eux leur Heure. Or, face au drame du Christ et l'émotion intense qu'il suscite en nous, note Maurice Blondel, "nous ne nous bornons pas à voir les choses se faire ; nous imaginons que nous les faisons nous-mêmes. "On sait bien, sans doute, que ce n'est pas le Christ qui est là ; et pourtant l'on sent, comme on ne l'avait jamais fait, qu'on aurait pu se rencontrer ainsi avec lui. "Sommes-nous assurés de n'avoir rien de la pusillanimité de Pierre, … rien des routines, des étroitesses et des ambitions pharisaïques, rien de l'aveugle grossièreté des soldats ? Tous les rôles, nous les prenons nous-mêmes ." Et c'est la vision, la perception, non la narration, des souffrances du Serviteur qui décide de la conversion radicale des nations, ainsi qu'on le notait ci-dessus. On ne pense pas sans image . On ne prie pas non plus sans image . Max Scheler a noté avec force le lien existant entre les affects et les valeurs. Quiconque médite la Passion, fait le Chemin de Croix, en a une représentation, éprouve des émotions. Images et sentiments, loin d'être accessoires ou simplement adjuvants, permettent de mieux adhérer à la vérité pleinement incarnée de notre salut. On sait l'impact des images, a fortiori les images télévisées ou cinématographiques qui, intégrant le mouvement, le son, sont plus proches de la réalité vécue, et donc sont beaucoup plus prégnantes. Le film de Mel Gibson v

Sommaire documents

t>