Révérendissimes Pères Abbés, mes Révérends Pères, mes frères dans le sacerdoce, et vous tous, Frères et Soeurs, qui êtes venus partager la joie de cette chère abbaye de Sainte- Madeleine du Barroux en ce jour de fête.
Au moment de procéder à cette double ordination, vous avouerai-je que plusieurs questions se bousculent dans mon esprit de pasteur d'âmes, qui mettent en relief une espèce de paradoxe ?
Alors que nos diocèses manquent cruellement de prêtres pour travailler à la moisson du Seigneur et pour se dépenser sans compter au salut des âmes par la prédication de l'Évangile et par la célébration des sacrements, quel sens peut revêtir la cérémonie qui nous réunit ce matin autour de ces deux jeunes moines qui vont être ordonnés prêtres pour une communauté qui en compte déjà beaucoup ?
Alors que les prêtres, à la ressemblance des Apôtres, sont appelés et consacrés pour être envoyés jusqu'aux extrémités de la terre vers un peuple qui est confié à leur sage gouvernement pastoral, pourquoi ordonner des moines que leur voeu de stabilité maintiendra jusqu'à la fin de leur vie entre Carpentras et Malaucène sur les pentes du mont Ventoux, contemplant jusqu'à leur mort les Dentelles de Montmirail ?
Alors que l'on insiste aujourd'hui sur le sacerdoce comme ministère, c'est-à-dire comme un service accompli en faveur de l'Église et du monde, à l'image du Christ qui n'a pas retenu le rang qui l'égalait à Dieu, mais qui s'est anéanti prenant la condition de serviteur, lui qui n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie pour la multitude, pourquoi conférer l'ordre sacré du presbytérat à des jeunes gens que la clôture monastique protègera à jamais du monde et tiendra éloignés du champ de la mission qui manque de bras vigoureux pour engranger la moisson des âmes ?
Alors qu'en tant d'endroits, les âmes végètent dans l'ignorance et meurent d'inanition parce que personne ne leur enseigne la parole de Vérité et ne les nourrit du pain de la Vie, alors que la vie morale dépérit, alors que le péché semble partout dominer, triompher, parce que le sacrifice rédempteur, le Saint Sacrifice de la messe ne peut plus être mis à la portée des fidèles, l'acte que Dieu nous demande aujourd'hui de poser serait-il un non-sens ? Non, Frères et Soeurs, il n'y a pas de non-sens en Dieu, il n'y a pas de non-sens dans la vie de l'Église qui se déploie à travers les méandres si tortueux de l'histoire des hommes. L'acte que Dieu nous appelle à poser aujourd'hui est un acte prophétique. Et comme tout acte prophétique, il est riche d'enseignement et nous invite à un examen de conscience, à une remise en cause de nos pratiques et de nos actes.
Quand nous envisageons aujourd'hui le sacerdoce, n'insistons-nous pas de manière trop exclusive sur l'agir du prêtre, sur le faire, sur l'action ? Le prêtre configuré au Christ est appelé à agir comme le Christ, à poser des actes du Christ, à annoncer la bonne nouvelle, à guérir les malades, à passer au milieu des hommes en faisant le bien, comme le Christ. Le XIXe siècle a honoré, a exalté dans beaucoup de prêtres des hommes d'oeuvre. Par la pente irrésistible de l'exagération si commune à la nature humaine, le XXe siècle les a parfois cantonnés dans un rôle d'animateurs socioculturels facilement interchangeables et remplaçables par d'autres animateurs socioculturels. Ainsi "l'agir" risque alors d'occulter "l'être", "l'agir" risque alors de supplanter "l'être", et de faire perdre de vue la réalité profonde, la réalité essentielle du sacerdoce catholique.
L'ordination de « prêtres moines » est donc une invitation très forte à recentrer notre regard sur ce qu'est le prêtre, à redécouvrir son identité profonde au-delà même de ses actes, actes qui d'ailleurs deviennent rapidement obscurs, incompréhensibles et abscons, si l'on perd de vue qui il est. Pour restaurer le sens du sacerdoce, pour pouvoir appeler des jeunes à en être revêtus, il nous faut approfondir aujourd'hui l'ontologie du sacerdoce, sa nature, son essence pour mieux en comprendre la nécessité, le caractère indispensable pour la vie de l'Église et du monde : "sacerdos alter Christus", "sacerdos ipse Christus". Le prêtre est un autre Christ, le prêtre est le Christ lui-même.
Le paradoxe évoqué au début de cette homélie, nous a permis de distinguer pour unir. Dans l'unique Grand-Prêtre, nous relisons le rôle et du prêtre et du moine, et du pasteur d'âmes et du contemplatif, et de l'homme d'action et du mystique, et de Marthe et de Marie. Le "prêtre moine" nous aide à mieux entrer dans l'intelligence du sacerdoce, à en pénétrer la quintessence. Son rôle est un rôle prophétique qui nous ramène à l'essentiel et, en nous rappelant que l'agir ne peut que suivre l'être, il nous permet de replacer toutes choses sur ces bases pour recommencer à construire, dans l'harmonie, sur la pierre angulaire.
Chers Frères et Soeurs, parmi toutes les actions du Christ, toutes ses paroles, toutes ses attitudes qui nous sont décrites dans les saints Évangiles, quelle est la plus utile pour nous aujourd'hui ? Quelle est celle, qui dépassant toutes les contingences de temps, de lieu et de personne, vient aujourd'hui nous rejoindre et nous sauver ? N'est-ce pas celle dans laquelle il semble le moins agir ? N'est-ce pas celle qui semble le réduire au rôle le plus inutile ? Sa bouche desséchée limite ses paroles, les clous paralysent ses mains et ses pieds, rivés à la croix, il ne prêche pas, il ne guérit personne, il n'accomplit aucun miracle, il ne redresse aucun tort.
Eh bien, Frères et Soeurs, c'est à ce moment-là que Notre-Seigneur sauve le monde par l'offrande de son Sacrifice. "Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes". Ses mains fixées à la Croix ne bénissent plus, ses pieds fixés à la Croix ne parcourent plus les routes de Galilée, sa langue engourdie par la soif ne profère plus aucune parole de Vie : c'est dans cette inactivité, que toute son action prouve l'accomplissement de sa fécondité. "Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes". Ainsi en va-t-il, Frères et Soeurs, du sacerdoce des "prêtres moines".
Détaché du monde, il attire les foules qui, parce qu'il est élevé de terre avec le Christ et en Lui, viennent à lui. Il n'est que de voir les foules qui se précipitent dans les monastères. Dans le premier chapitre de son ouvrage, "Le Christ idéal du prêtre", le bienheureux Dom Marmion souligne la prérogative unique du sacerdoce du Christ, être prêtre et hostie. C'est bien à cette prérogative unique que vous fera participer l'ordination que vous allez recevoir. Puisse-t-elle contribuer à féconder la mission de l'Eglise par le Très Saint Sacrifice de la messe que vous célébrerez, par votre vie que vous offrirez dans un même mouvement avec celle du Christ et en union avec Lui.
Par l'intercession de Notre-Dame de la Sainte Espérance, c'est la grâce que nous demanderons, au cours de cette messe, pour vous, pour l'Église, pour