Liberté Politique
La France au péril d'un eugénisme d'État?
23 octobre 2008 | P.-O. Arduin et Patrick Leblanc*
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Des chercheurs américains disent avoir révolutionné le dépistage de la trisomie 21 : une simple prise de sang chez la femme enceinte avec amplification de l'ADN foetal circulant, suffirait à poser le diagnostic avec une certitude quasi absolue
(Le Figaro, 17 octobre 2008). Des essais sur de larges populations vont être prochainement lancés pour valider le test. En France, la Haute Autorité de santé (HAS) recommande une nouvelle stratégie pour accroître les performances du dépistage. Elle consiste en un dosage précoce de deux molécules (hCG et PAPP-A). Les biologistes qui se réunissent début novembre en congrès veulent que les décrets soient promulgués sans tarder. Plusieurs personnalités s'alarment. Allons-nous irrémédiablement vers l'instauration d'un eugénisme d'État ?
IL N'EST PLUS INTERDIT de parler d'eugénisme ; mieux, le concept opère un retour spectaculaire dans la réflexion éthique et politique actuelles. Dans la lettre de mission qu'il a remise au Conseil d'État le 11 février 2008 pour préparer la révision de la loi de bioéthique, François Fillon réclame un « examen approfondi » des « activités d'assistance médicale à la procréation, en particulier du diagnostic prénatal et du diagnostic préimplantatoire ». « Les dispositions encadrant ces pratiques garantissent-elles une application effective du principe prohibant toute pratique eugénique ? », telle est l'une des questions à laquelle doit répondre Philippe Bas, ancien ministre de la Santé et des Solidarités, chargé de conduire cette réflexion. Le rapport est attendu avant la fin de l'année.
De fait, ces derniers mois, une série de déclarations ont ébranlé les certitudes en la matière. Au premier chef, celle du professeur Didier Sicard qui a mis le feu aux poudres. Quelques mois avant de rendre son fauteuil de président du Comité consultatif national d'éthique, il répondait à Jean-Yves Nau à la suite à la controverse du Téléthon :
« Osons le dire : la France construit pas à pas une politique de santé qui flirte de plus en plus avec l'eugénisme [...]. Je suis profondément inquiet devant le caractère systématique des dépistages, devant un système de pensée unique. Comment défendre un droit à l'inexistence ? [...] Nous ne sommes pas très loin des impasses dans lesquelles on a commencé à s'engager à la fin du XIXe siècle pour faire dire à la science qui pouvait vivre et qui ne devait pas vivre.
Or l'histoire a amplement montré où pouvaient conduire les entreprises d'exclusion des groupes humains de la cité sur des critères culturels, biologiques, ethniques. Je suis persuadé que si la France avait été confrontée, à l'occasion d'un régime nazi, à des pratiques eugénistes similaires, elle répugnerait aujourd'hui à s'engager sur une pente particulièrement dangereuse. [...] La vérité centrale est que l'essentiel de l'activité de dépistage vise à la suppression et non pas au traitement. Ainsi, ce dépistage renvoie à une perspective terrifiante : celle de l'éradication » (Le Monde, 5 février 2007).
Pour sa liberté de parole, le professeur Sicard est très attendu pour la prochaine rencontre internationale de l'Académie pontificale pour la Vie qui sera consacrée à ce thème [1].
Le sort des enfants trisomiques
Son propos est dramatiquement illustré en France par le sort des enfants trisomiques dont le taux de naissances est le plus bas d'Europe. Jusqu'ici, le système de dépistage proposé à toutes les femmes enceintes utilise la mesure au 1/10mm de la clarté nucale lors de l'échographie du premier trimestre, puis le dosage de deux ou trois marqueurs sériques maternels au second trimestre. Le résultat est donné sous forme de fraction avec une valeur seuil de 1/250. Inconvénient majeur : lorsque la gestante est classée dans un groupe dit à risque accru de trisomie 21, la nécessité de recourir à l'amniocentèse pour confirmer le diagnostic en raison de nombreux faux positifs (de l'ordre de 5%) est un geste qui n'est en rien anodin puisqu'il provoque 1% à 2% de fausses couches [2].
Or là encore, la France détient un record mondial et tout particulièrement la région parisienne puisque 16% des femmes enceintes y ont recours [3]. L'inflation en nombre de cet examen non dépourvu de iatrogénicité conduit ainsi à entraîner l'avortement de deux enfants indemnes, pour l'avortement volontaire d'un enfant atteint. La hantise chez les parents de donner naissance à un enfant porteur de la trisomie 21 et la peur du procès du côté des médecins s'alimentent mutuellement pour expliquer que l'amniocentèse, malgré son caractère invasif, est systématiquement réclamée par les premiers et pratiquée par les seconds.
La pression des biologistes
En juin 2007, la Haute Autorité de santé (HAS) avait déjà fait part de sa volonté de réduire ce taux à 5 %. Mais si elle souhaite limiter le nombre d'amniocentèses, la HAS demande dans le même temps que soit amélioré le pourcentage de détection de la trisomie 21. À cette fin, elle a recommandé à l'époque au ministère de la Santé une modification du cadre réglementaire pour autoriser un dépistage plus précoce de la maladie (Généthique, 6 juin 2007).
L'idée est âprement défendue par des biologistes qui se disent prêts à utiliser un dosage de deux nouveaux marqueurs sériques dès le premier trimestre de la grossesse, toujours couplé à l'échographie, suivi des tests habituels pratiqués au second trimestre. Profitant de la tenue de leurs Journées internationales du 4 au 7 novembre, ils comptent bien faire pression sur le gouvernement pour valider cette stratégie « que les citoyens sont en droit d'attendre », selon la remarque de l'un d'eux. L'Agence de presse médicale nous apprend ainsi que les médecins biologistes « regrettent les lenteurs pour organiser le système au niveau national qu'ils espèrent efficient début 2009 » (25 septembre 2008). Ils vantent les « contrôles qualités » en matière d'agrément de leurs labos, des praticiens, des logiciels jusqu'aux réactifs utilisés. Exigeant les mêmes procédures vis-à-vis de leurs collègues échographistes.
Ce que demandent les médecins biologistes aux autorités publiques, ce n'est ni plus ni moins que l'instauration d'une biocratie, si l'on entend par ce terme le fait de rationaliser scientifiquement la reproduction humaine. Le chercheur en histoire de la médecine Benoît Massin a montré d'ailleurs que ce n'est pas une première. Les lois eugénistes promulguées par le régime national-socialiste n'étaient pas le fait de dangereux criminels qui l'auraient imposé à un corps médical récalcitrant. C'est exactement l'inverse qui s'est produit. La théorie de l'eugénisme était enseignée dans toutes les facultés de médecine bien avant 1933 et n'est devenue une technique de gestion biologique de la société qu'avec les conseils d'éminents professeurs dont beaucoup ont repris leur travail après la guerre, soit en Allemagne soit aux USA.
Un eugénisme consenti et organisé
Si le contexte politique n'est bien évidemment plus le même, force est de constater que l'eugénisme s'adapte remarquablement au nôtre. Ce qui fait dire au professeur de gynécologie Jacques Milliez :
« Il est généralement admis, par exemple, que sauf conviction ou disposition affective contraire des parents, un foetus atteint de trisomie 21 peut, légitimement au sens de l'éthique collective et individuelle, bénéficier d'une interruption médicale de grossesse. Il existe une sorte de consentement général, une approbation collective, un consensus d'opinion, un ordre établi en faveur de cette décision, au point que les couples qui devront subir une interruption de grossesse pour une trisomie 21 ne se poseront guère la difficile question de la pertinence de leur choix individuel. La société en quelque sorte, l'opinion générale, même en dehors de toute contrainte, a répondu pour eux. Tout le monde ou presque aurait agi de la même façon. L'indication paraît même tellement établie que les parents considèrent en quelque sorte que c'est un droit. Qui d'ailleurs songerait à le leur disputer ? L'économie sera faite ici de lancinantes interrogations sur la pertinence du choix [4] ».
En effet, aujourd'hui, il existe un lien quasi nécessaire et absolu entre le dépistage et l'avortement qui suit immédiatement la sentence : n'est-ce pas le triomphe d'un eugénisme d'État même si certains aiment à le qualifier de « démocratique et libéral » ? Un chiffre : 98 % des enfants dépistés in utero sont avortés. Le professeur de droit Bertrand Mathieu, directeur du Centre de recherche en droit constitutionnel en est certain : l'article 16-4 du Code civil - « toute pratique eugénique tendant à l'organisation de la sélection des personnes est interdite » - est allègrement bafoué. « Aujourd'hui, on organise la sélection des personnes », dit-il (La Croix, 27 février 2007.)
L'obstétricien en première ligne
Qui a la responsabilité de cette sélection ? Ni le politique ni le législateur mais bien le spécialiste de la naissance, l'obstétricien : celui qui se tient debout devant la femme (ob stare) pour accueillir la vie. Ce médecin s'interroge aujourd'hui sur l'évolution de sa pratique et la signification morale de ses actes. Après avoir suivi des études pour aider à donner la vie, n'aurait-il pas la sensation d'être devenu le « trieur » des êtres à venir et de participer à une réelle « traque » du handicap que lui impose la société ? L'arrêté de 1997 lui assigne en effet cette tâche car il doit proposer le dépistage de la trisomie 21 (dépistage séquentiel : nuque puis marqueurs sériques évalués à quelques semaines d'intervalle au premier et au début du deuxième trimestre) à toute femme enceinte et assumer ses implications potentielles : amniocentèse, interruption de grossesse selon le désir du couple si le diagnostic évoqué est confirmé.
L'obstétricien est en première ligne pour annoncer au couple une suspicion d'anomalie échographique, anomalie de résultat chiffré des marqueurs sériques maternels ou encore anomalie de la clarté nucale. Anomalie ne signifie pas obligatoirement anormalité du foetus et le classement d'une femme dans un groupe dit à risque accru de trisomie 21 est l'exemple type de la médecine prédictive, particulièrement anxiogène pour le couple surtout si l'échographie et la biologie fournissent des données discordantes. Le libre choix de la patiente est-il réellement libre, son consentement est-il réellement éclairé [5] ?
L'intérêt scientifique du dépistage combiné du premier trimestre (âge, nuque et nouveaux marqueurs sériques) veut répondre aux exigences de nos autorités sanitaires : augmentation de la sensibilité du test autour de 85% et réduction du taux de faux positifs en dessous de 5%. Cette technique aurait l'avantage, nous dit-on, de résoudre le stress du dépistage car il est réalisé plus précocement, dans le même temps et non de manière séquentielle... Il présente aussi l'intérêt, pour ses partisans, d'être réalisé bien avant... la déclaration de grossesse. Surprenant raisonnement de la part de médecins qui adhèrent ainsi à une logique proche du sophisme et font débuter la grossesse à sa déclaration administrative !
C'est bien la banalisation d'un dépistage qui est préconisé et sa conséquence : l'avortement. Parce que nous réduisons la vie intra-utérine à un modèle mathématique, la biostatistique ne risque-t-elle pas de remplacer à terme l'éthique médicale puisque les actes (et leurs conséquences) qui découlent de calculs seraient juridiquement permis ? L'obstétrique est-elle faite pour supprimer ? Peut-on, en conséquence, parler de progrès médical ? L'obstétrique serait-elle devenue une médecine utilitariste ?
La question de l'eugénisme figurera, à n'en pas douter, au menu des prochains États généraux de la bioéthique. Elle doit être alimentée par des propositions politiques fortes pour casser l'instauration de ce cercle vicieux. D'abord, il s'agit de reconnaître la situation, la requête du Premier ministre au Conseil d'État sonnant comme un aveu. Et ne pas se laisser intimider par une frange de scientifiques réclamant la publication de nouveaux décrets pour opérer ce dépistage précoce.
Une piste à suivre
Les pressions qui s'exercent en l'occurrence sur les familles, l'ignorance des procédés biotechniques dans laquelle les parents sont tenus, le déficit d'accueil et de reconnaissance dans notre société des enfants handicapés sont autant de faits qui réduisent la liberté de décision des personnes. Pourquoi ne pas envisager d'accompagner au mieux les parents éprouvés par l'annonce de la maladie [6] ? Pourquoi ne pas prévoir au sein des services concernés des rencontres sous l'égide d'équipes médicales formées et de familles ayant renoncé volontairement à l'avortement proposé systématiquement ?
Et d'ailleurs, faisons-nous réellement une place aux fort peu médiatiques témoignages des parents qui, quotidiennement et inlassablement, accompagnent un enfant qui ne présente pas la santé radieuse et la performance éblouissante définies comme les canons de l'utilitarisme postmoderne ?
Les États-Unis viennent de nous montrer l'exemple. « Après son approbation au Sénat, la Chambre des Représentants a approuvé un texte de loi qui permettra aux familles dont l'enfant est diagnostiqué trisomique d'obtenir des informations pertinentes permettant de les aider. Ils pourront ainsi être mis en relation avec des associations d'aide à l'éducation d'enfants handicapés. Des programmes de soutien aux parents tant au niveau local que national seront également mis en place. Enfin, un registre des familles qui souhaitent adopter des enfants handicapés sera créé » (Genethique, 29 septembre 2008). Une piste à suivre ?
La Fondation Lejeune, comme chacun sait, est le premier financeur en France de la recherche sur la trisomie 21. Elle finance annuellement plus de 100 programmes de recherche dans le monde pour la somme de 2 millions d'euros. Bien peu au regard des 100 millions d'euros payés par l'État pour rembourser la stratégie de dépistage. N'est-ce pas le moment pour le politique de donner un signe fort dans l'attribution de fonds publics à cet espace de recherche qu'est la Fondation Lejeune ?
Quel regard notre société décide-t-elle de porter sur l'être humain à naître malade et souffrant ? « La mesure de l'humanité se détermine essentiellement dans son rapport à la souffrance et à celui qui souffre. Cela vaut pour chacun comme pour la société. Une société qui ne réussit pas à accepter les souffrants et qui n'est pas capable de contribuer par la compassion, à faire en sorte que la souffrance soit partagée et portée aussi intérieurement, est une société cruelle et inhumaine », écrivait Benoît XVI dans sa dernière encyclique (Spe salvi, 38). La véritable compassion, comme son étymologie l'indique - souffrir avec -, commande d'accompagner tous les malades, quels que soient leur âge et leur statut, et de ne pas se dérober à notre responsabilité face à la vulnérabilité d'autrui. La compassion, si elle ne veut pas dégénérer en pitié fallacieuse, considère tout être humain comme ayant un prix infini. À aucun moment la vie humaine ne peut être légitimement sacrifiée. L'accueil et les soins prodigués sont bien au contraire d'autant plus inconditionnels que l'être humain est vulnérable et fragile.
À l'heure où le président Sarkozy appuie l'idée de « politique de civilisation », n'est-ce pas l'occasion de rappeler que ce qui manifeste l'humanisme authentique de nos choix est la prise en compte inconditionnelle des plus petits d'entre nous. Car la perfection d'une civilisation réside bien dans l'attention forte et persévérante que nous devons exercer envers ceux qui peuvent nous sembler imparfaits.
*P.-Ol. Arduin est responsable de la commission bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon ; Patrick Leblanc est gynécologue-obstétricien, CHG de Béziers.
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[1] www.academiavita.org, « Le défi de l'eugénisme : le dialogue de la science, de l'éthique et de la foi », 20-22 février 2009.
[2] Même si la patiente refusait ce risque, elle a toujours la possibilité de réaliser une amniocentèse tardive, la loi française autorise alors une interruption de grossesse jusqu'au dernier jour précédant l'accouchement.
[3] P. Rozenberg, L. Bussières, M.-V. Senat, Dépistage de la trisomie 21 en France : le consensus du pire, J.Gynecol. Obstet. Biol. Reprod. 2007 ; 36 : 95-103.
[4] Jacques Milliez, L'Euthanasie du foetus, médecine ou eugénisme ?, Odile Jacob, Paris, 1999, p. 62.
[5] Seror V., Costet N., Ayme S. Dépistage prénatal de la trisomie 21 par marqueurs sériques maternels : de l'information à la prise de décision des femmes enceintes, J.Gynecol. Obstet. Biol. Reprod. 2000 ; 29 : 492-500.
[6] En raison de ses dérives, faut-il pour autant condamner définitivement le diagnostic prénatal ? Certes non. Son intérêt, celui de l'échographie et celui d'autres examens complémentaires, est incontestable. Ainsi la connaissance anténatale d'une pathologie chirurgicalement curable, d'une trisomie 21 ou toute autre maladie devraient permettre théoriquement d'informer au mieux le couple, de le préparer psychologiquement et d'optimiser les conditions de prise en charge dès la naissance.