Quel parisien pourra jamais oublier la douceur de cet après-midi de la fin du mois de mai 1980, quand le Pape Jean-Paul II est arrivé pour la première fois sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris ? Qui oubliera jamais l'accent granitique du cardinal Marty accueillant celui auquel il donnera le surnom « d'athlète de Dieu », accent qui contrastait si bien avec le doux chatoiement de la façade dorée de la cathédrale ?
Quel parisien, quel français, pourrait oublier ce premier voyage pontifical et son leitmotiv formulé lors de la Messe au Bourget : « France, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » ? Il fallait à certains commentateurs quelque naïveté, -mais était-elle toujours innocente ?- pour imaginer que le Pape ignorait qu'il ne s'adressait pas à une nation entièrement chrétienne ou qu'il rêvait que le baptême pouvait être le fait d'un peuple et non pas d'une personne.
C'est très consciemment et très délibérément qu'il parlait à la France comme à une personne. Il savait que, comme une personne, elle était tiraillée par toutes sortes de contradictions. Mais il savait aussi, -et son discours à l'UNESCO en sera le témoignage éclatant-, que la culture constitue un peuple comme un sujet particulier, et que toute culture s'identifie par les valeurs qui l'ont fondée et qui lui ont fourni son socle. Pour la France, qui peut douter que ces valeurs ont été d'abord et principalement chrétiennes, y compris dans leurs développements sécularisés ? L'adhésion personnelle aux valeurs fondatrices est naturellement inégale et variable pour chacun et selon les périodes de la vie, mais le fonds des références, lui, est identifiable et accessible à tout esprit de bonne volonté.
Notre cathédrale n'est-elle pas une bonne allégorie de cette approche des valeurs fondatrices de notre culture nationale ? Ni son architecture incomparable ni son usage quotidien pour la prière chrétienne ne peuvent laisser le moindre doute sur la nature de cet édifice.
C'est une église catholique. Elle a été conçue et construite pour être la principale église du diocèse de Paris. Aujourd'hui encore elle en est l'église mère. Et pourtant, sans parler des millions de touristes qui la visitent comme un lieu spécifique, quel parisien, quel français, ne se reconnaîtrait un lien particulier avec cette église, quelles que soient pas ailleurs ses convictions ou sa foi religieuse ? N'est-elle pas un élément vivant de notre mémoire nationale et de notre patrimoine culturel commun ?
Mais le patrimoine culturel, comme tout patrimoine, n'est identifié et reconnu que dans la mesure où il est aujourd'hui une force vivante. C'est notre mission de chrétiens de donner corps à cette richesse dans les conditions de la vie actuelle.
La forte identité de ces lieux, en même temps que leur ouverture à tout esprit humain épris de droiture et de justice, nous aident à comprendre quelque chose de l'attachement des hommes droits à la personne de Jean-Paul II. A travers sa présence de plus d'un quart de siècle sur les continents de notre univers comme à travers ses innombrables discours, les hommes de bonne volonté, bien au-delà des fidèles catholiques, ont pu reconnaître, dans la proclamation sans concession de la foi chrétienne, une parole d'espérance qui rejoint le coeur humain, plus profondément que les appartenances politiques, idéologiques ou même religieuses, une parole qui révèle l'homme à lui-même, qui lui fait pressentir sa plus haute dignité.
Ainsi, devant cette cathédrale, Jean-Paul II interrogeait-il, prolongeant la question de Jésus à Pierre : « Aimes-tu ». Et il commentait : « C'est la question qui ouvre le coeur - et qui donne son sens à la vie. C'est la question qui décide de la vraie dimension de l'homme. En elle c'est l'homme tout entier qui doit s'exprimer et qui doit aussi, en elle, se dépasser lui-même » (1).
L'émotion ressentie au moment de sa mort, les foules qui se sont pressées
ici même sur ce parvis et dans toutes les églises de la capitale, disaient assez une gratitude profonde envers un homme dans lequel la plupart ont reconnu une voix ajustée à nos temps troublés, une voix qui fait espérer que dans l'histoire de l'humanité, se construit le monde du bien. Ici même, le Pape disait : « L'amour seul construit un tel monde. Il le construit avec peine. Il doit lutter pour lui donner forme ».
Paris a eu l'honneur d'accueillir deux fois Jean-Paul II. La première fois en 1980, la seconde fois pour les Journées Mondiales de la Jeunesse en 1997. Chacun de ces deux voyages a marqué un tournant, non seulement pour les catholiques, mais pour tous nos compatriotes. Peut-on dire que l'air n'était plus tout à fait le même et que l'atmosphère avait changé ? Les historiens le diront. Ils ont commencé de le dire. Ce quart de siècle a certainement été marqué par des changements profonds dans le monde, en Europe, en France, et, donc à Paris, changements auxquels Jean-Paul II a pris une part considérable que chacun connaît. Ces changements ont touché nos communautés catholiques. Ils touchent tout notre pays.
En mémoire des événements vécus avec Jean-Paul II en notre ville de Paris et en mémoire du rayonnement exceptionnel de sa personnalité, j'ai donc été très sensible, Monsieur le Maire, à votre projet de donner le nom de Jean-Paul II à un lieu de la capitale. Et quel lieu pouvait mieux convenir que celui où nous sommes ? Quel lieu, mieux que celui-ci, pouvait symboliquement réunir et la tradition vivante de la foi chrétienne et la mémoire de notre patrimoine national et le brassage des peuples et des croyances de l'univers ? Quel lieu, mieux que celui-ci, pouvait exprimer cette rencontre des fondements de notre culture et des interrogations de notre temps présent ?
Pour terminer, comment ne pas reprendre encore quelques phrases de Jean-Paul II lors de sa réception officielle par Maire de Paris à l'Hôtel de Ville. Ayant salué Paris
« ville lumière » et « une des capitales du monde », sans négliger les questions concrètes du présent et les « multiples problèmes d'aménagement, d'organisation, qui sont le lot des grandes métropoles » soucieuses de l'avenir, Jean-Paul II poursuivait : « Paris, c'est d'abord des hommes, des femmes, des personnes entraînées par le rythme rapide du travail dans les bureaux, les lieux de recherche, les magasins, les usines ; une jeunesse en quête de formation et d'emploi ; des pauvres aussi, qui vivent souvent leur détresse, ou même leur indigence, avec une dignité émouvante, et que nous ne pouvons jamais oublier ; un va-et-vient incessant de population souvent déracinée ; des visages anonymes où se lit la soif de bonheur, du mieux-être et, je le crois aussi, la soif du spirituel, la soif de Dieu » (2).
La béatification de Frédéric Ozanam, célébrée dans cette cathédrale pendant les Journées Mondiales de la Jeunesse de 1997, a ajouté un nom aux saints de notre ville. Frédéric Ozanam est un bel exemple et un noble compagnon pour tous ceux qui, ici et ailleurs, sont sensibles à la condition de ceux qui les entourent et veulent engager leurs forces et leur jeunesse dans le service de leurs frères.
Après que vos prédécesseurs ont donné le nom de Jean XXIII au jardin qui borde la cathédrale, je vous remercie, vous-même, Monsieur le Maire, et le Conseil de Paris, de donner à son parvis le nom de Jean-Paul II.