Discours du Sa Sainteté ALEXIS II Patriarche de Moscou et de toute la Russie - Conseil de l'Europe
(Strasbourg, 2 octobre 2007)
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres de l'Assemblée Parlementaire.
Je vous remercie pour l'invitation à m'adresser à un aussi éminent auditoire qui m'a été transmise en votre nom par Monsieur Van der Linden, président de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe. C'est avec un grand plaisir que je profite aujourd'hui de la possibilité d'exposer aux parlementaires du Conseil de l'Europe notre vision sur le passé, le présent et l'avenir du continent européen, notre maison commune.
Ces derniers temps, le Conseil de l'Europe a entrepris de nouvelles démarches sans précédent pour mettre en oeuvre une collaboration avec les communautés religieuses. Nous voyons en cela la réponse si longtemps attendue à l'appel au dialogue maintes fois lancé par les leaders religieux.
L'un des thèmes importants d'un tel dialogue pourrait être le thème de l'homme car c'est autour des problèmes de l'anthropologie que surgissent aujourd'hui les discussions les plus violentes et même parfois des conflits liés aux différences des points de vue sur ce sujet entre les traditions religieuses et l'humanisme laïc.
Le continent européen a été soumis à l'influence de nombreuses cultures qui y sont présentes jusqu'à nos jours. Mais c'est justement dans le cadre du système chrétien des valeurs que s'est formée la représentation de la haute dignité de l'homme et des conditions de sa réalisation. Le christianisme a appris à tous les peuples européens que l'homme a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Mais en même temps le christianisme a toujours souligné que l'homme ne deviendra l'ami de Dieu (Jn. 15, 15) et n'atteindra la liberté (Jn. 8, 32) que s'il suit la voie d'une vie morale.
Ce message non seulement élève l'homme à une grande hauteur dans l'échelle des valeurs mais il dit également quelles sont les conditions pour se maintenir à cette hauteur. L'homme se laisse facilement aller à des actes répréhensibles et ainsi il s'écarte de sa dignité s'il ne se soucie pas en permanence de perfectionner ses propres pensées et ses sentiments. Et ce sont justement les normes morales qui orientent cette tâche, qui servent de référence pour définir ce qui est admissible et inadmissible dans la vie de l'homme. Les idées chrétiennes de dignité, de liberté et de morale dans leur corrélation créent un code unique de conscience européenne qui possède un potentiel créateur inépuisable pour la vie privée et la vie publique.
Tout investigateur honnête de l'histoire de l'Europe témoignera que grâce à la relation chrétienne par rapport à l'homme l'esclavage a été condamné et aboli, s'est formée la procédure d'un jugement objectif, ont été atteints de hauts niveaux de vie sociale et politique, s'est déterminée une éthique raffinée des relations entre les gens, se sont développées la science et la culture. Plus encore, la conception même des droits de l'homme, cette idée d'extrême importance de l'Europe est née non sans l'influence de l'enseignement chrétien sur la dignité de l'homme, sa liberté et sa vie morale. Dès leur genèse, les droits de l'homme se sont développés sur le terrain de la morale chrétienne et en quelque sorte formaient avec elle un tandem.
Cependant, aujourd'hui il y a dans la civilisation européenne une fracture funeste dans le lien entre les droits de l'homme et la morale. Cela s'observe dans l'apparition d'une nouvelle génération de droits en contradiction avec la morale, de même que dans la justification d'actes amoraux à l'aide des droits de l'homme. En liaison avec cela j'aimerais que nous nous rappelions tous que dans la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales est inclus un appel à la morale dont doit tenir compte l'activité de défense des droits de l'homme. Je suis convaincu que les créateurs de cette convention ont inclus la moralité dans son texte non comme une vague notion mais comme un élément bien déterminé de tout le système des droits de l'homme.
Si nous ne faisons pas cas de la morale, en définitive nous ne faisons pas cas de la liberté. La morale représente une liberté d'action. C'est une liberté déjà réalisée à la suite d'un choix responsable qui se donne des limites pour le bien et l'intérêt de l'individu lui-même ou de la société dans son ensemble. La morale assure la viabilité et le développement de la société et son unité, les atteindre est l'un des buts de la Convention européenne de défense des droits de l'homme. Tandis que la destruction des normes morales et la promotion d'un relativisme dans les moeurs peuvent miner la perception du monde de l'homme européen et amener les peuples du continent à une ligne de démarcation au-delà de laquelle il y a la perte par les peuples européens de leur identité spirituelle et culturelle et par conséquent de leur place indépendante dans l'histoire.
Je suis en même temps convaincu qu'aucun Etat ne doit se mêler de la vie privée de l'homme. Etre moral ou amoral c'est en définitive la conséquence d'un libre choix de l'individu. Cependant dans le domaine public, la société et l'Etat doivent soutenir et encourager une moralité acceptable pour la majorité des citoyens. Pour cela ils doivent diriger leurs efforts à l'aide des mass-médias, du réseau des institutions sociales et publiques, du système éducatif, en faveur de la promotion des idéaux de moralité liés à la tradition spirituelle et culturelle des peuples européens.
Je suis convaincu que pour conserver l'identité culturelle européenne et surtout lorsqu'elle est en contact avec d'autres normes culturelles et d'autres civilisations, il est extrêmement important de conserver la dimension morale qui donne une âme et ennoblit la vie des européens. Ou au moins ni faire la promotion, ni favoriser en s'appuyant sur les institutions de l'Etat de tout ce qui affaiblit ou détruit les fondements moraux de la société.
Le refus d'une évaluation morale des actes d'un homme, d'un pouvoir et d'un peuple rend insolubles de nombreux problèmes sociaux. C'est ainsi qu'en Russie, dans les autres pays de la CEI, comme dans certains pays d'Europe, et pas seulement à l'Est mais également à l'Ouest s'élargit la fracture entre les riches et les pauvres, se nivelle la notion d'équité sociale. Notre Eglise a maintes fois initié la discussion sur la situation indigente de millions d'honnêtes travailleurs qui côtoient le luxe inouï et le gaspillage de quelques uns. Nous sommes heureux qu'aujourd'hui cette initiative est soutenue par de nombreuses forces politiques et sociales. Nous voyons que dans le pays se renforcent les conditions pour adopter des décisions adéquates dans les domaines social et économique.
Au demeurant, le système de droit et le système social, même le plus perfectionné, ne peut totalement limiter la soif d'enrichissement des uns au préjudice des autres. La générosité n'apparaît pas là où les gens ne sentent pas leur responsabilité pour leurs concitoyens. Elle est le résultat de l'éducation y compris dans l'esprit de la morale chrétienne traditionnelle.
Les principes moraux traditionnels c'est également la base pour l'intégration d'une société multiculturelle et c'est le cas de l'Europe actuelle. C'est ce qu'a bien démontré, en particulier, le sommet des chefs religieux qui s'est tenu à Moscou en juillet de l'année dernière. Les participants à ce forum, représentants du christianisme, de l'islam, du judaïsme, du bouddhisme, du shintoïsme, de l'hindouisme venant de 49 pays, ont exprimé leur inquiétude au sujet de la détérioration de l'état moral de l'humanité.
C'est justement sur la base de la morale traditionnelle, du respect des modèles sociaux et des modes de vie de chacun, qu'ont coexisté en Russie différentes traditions religieuses et elle n'a pas connu de guerres de religions. Et maintenant notre Eglise continue à renforcer la paix interreligieuse ayant créé un dialogue efficace et une collaboration avec les autres communautés religieuses traditionnelles aussi bien en Russie que dans les autres pays de la CEI.
Nous savons tous qu'aujourd'hui en Europe et dans le monde la menace de l'extrémisme et du terrorisme est très importante, en particulier celui qui se dissimule sous des slogans religieux. Et le terrain favorable pour cette force destructrice c'est l'ignorance religieuse, l'indigence morale. C'est pour cela que je suis convaincu que la génération montante doit avoir la possibilité du libre choix d'étudier sa tradition religieuse de façon approfondie dans une école accessible par tous. Des connaissances de base des autres traditions sont également nécessaires car elles créent une base pour une vie pacifique en commun.
Le progrès technique pose d'une façon nouvelle la question des droits de l'homme. Et les croyants ont leur mot à dire quand cela concerne la bioéthique, l'identification électronique et les autres orientations du développement des techniques qui inquiètent de nombreuses personnes. L'hommme doit rester un homme et non une marchandise, un élément non contrôlable des réseaux électroniques, un objet d'expérimentations, un organisme à moitié artificiel. C'est pour cela que la science et la technique ne doivent pas non plus être détachées de l'évaluation morale de leurs objectifs et de leurs conséquences.
L'Eglise Orthodoxe Russe se rend bien compte qu'en Europe et dans le monde il y a d'autres conceptions religieuses du monde. Et nous sommes prêts au dialogue avec leurs adhérents comme avec les représentants de la vision laïque sur la vie. Mais en même temps nous sommes convaincus qu'aucune conception du monde, y compris la conception laïque, ne peut insister pour avoir le monopole ni en Europe, ni dans le monde. C'est pour cela que nous considérons comme inadmissible le rejet de la religion hors de l'espace public.
Le temps est venu d'admettre que la motivation religieuse a le droit d'exister y compris dan le domaine public. Et c'est justement pour éviter les affrontements possibles des différentes conceptions du monde qu'un dialogue interculturel sérieux est nécessaire avec une participation très active des représentants des religions traditionnelles et du monde laïc. Je pense que l'une des plateformes possibles pour un tel dialogue doit être le Conseil de l'Europe qui a le potentiel et l'expérience d'organiser un dialogue des conceptions sur les valeurs européennes.