Jean-Paul II de A à Z

Evangelium Vitae - 1980

1980

 

 

 

 

1er janvier 1980 – Homélie de la Messe de la solennité de Marie Mère de Dieu – Basilique Saint Pierre.

     Et l’homme naît pour vivre !

     La guerre a toujours été faite pour tuer. Elle est une destruction de vies conçues dans le sein des mères. La guerre est contre la vie et contre l’homme. Le premier jour de l’an qui, par son contenu liturgique, concentre notre attention sur la Maternité de Marie, est déjà par là même une annonce de paix. La maternité révèle, en effet, le désir et la présence de la vie. Elle manifeste la sainteté de la vie. La guerre, au contraire, signifie la destruction de la vie. La guerre dans l’avenir pourrait être une ½uvre de destruction absolument inimaginable de la vie humaine.

     Le premier jour de l’an nous rappelle que l’homme naît à la vie dans la dignité qui lui est due. Et la première dignité est celle-là qui dérive de son humanité même. Sur cette base repose aussi cette dignité que le Fils de Marie a révélé et porté à l’homme : « … Quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la loi, pour qu’il nous soit donné d’être des fils adoptifs. Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos c½urs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba-Père ! Tu n’es donc plus esclave, mais fils ; et comme fils, tu es aussi héritier par la volonté de Dieu. » (Ga 4, 47.)

 

 

 

26 janvier 1980, aux participants au congrès d’obstétrique concernant la défense de la vie et de la famille.

     l. J’ai accueilli de bon gré le désir que vous avez exprimé d’une rencontre particulière pour vous permettre de témoigner la dévotion qui vous lie au Pape et de recevoir de lui une parole de réconfort et d’orientation dans l’accomplissement des tâches délicates inhérentes à votre profession.

Je connais les buts élevés qui inspirent votre association ainsi que les choix courageux qu’elle a su opérer ces récentes années pour demeurer fidèle aux préceptes de la conscience éclairée par la foi. Je suis donc heureux de pouvoir vous manifester personnellement ma cordiale satisfaction et, en même temps, de vous exhorter paternellement à persévérer dans vos intentions d’adhésion cohérente aux normes déontologiques de votre profession, très souvent exposée à de fortes pressions de la part de ceux qui voudraient la plier à des prestations en contradiction directe avec les buts pour lesquels elle a été instituée et opère.

     « Le service de la vie et de la famille » telle est en effet, la raison d’être essentielle de cette profession, comme vous l’avez souligné opportunément dans le thème même de votre Congrès, et c’est précisément dans ce noble service que se trouve le secret de sa grandeur. Il vous incombe de veiller avec sollicitude sur l’admirable et mystérieux processus de la gestation qui s’accomplit dans le sein maternel, d’en suivre le déroulement régulier et d’en favoriser l’heureuse issue avec la venue au monde de la créature nouvelle.

     Vous êtes donc les gardiennes de la vie humaine, qui se renouvelle dans le monde, apportant en elle, avec le sourire du nouveau-né, la joie (cf. Jn l6, 21) et l’espérance d’un avenir meilleur.

     2. Aussi est-il nécessaire que chacune de vous cultive en elle-même la claire conscience de la très haute valeur de la vie humaine : au sein de toute la création visible, elle a une valeur unique. En effet, toutes les autres choses sur la terre, Dieu les a créées pour l’homme ; quant à l’homme, il est, par contre, comme l’a confirmé le Concile Vatican II, « la seule créature que Dieu ait créée pour elle-même » (cf. Constitution Gaudium et spes, n. 24).

     Ce qui signifie qu’en ce qui concerne son être et son essence, l’homme ne peut trouver sa finalité en aucune créature, mais seulement en Dieu. C’est cela le sens profond du passage biblique bien connu selon lequel « Dieu créa l’être humain à son image… homme et femme il le créa » (Gn l, 27), et c’est également cela que l’on veut rappeler quand on affirme que la vie humaine est sacrée. L’homme en tant qu’être doué d’intelligence, de libre volonté tire le droit à la vie immédiatement de Dieu, dont il est l’image, et non des parents ni d’une société ou autorité humaines quelles qu’elles soient. Dieu seul peut donc « disposer » de son don individuel : « Moi, et moi seul je suis Dieu et il n’est point de Dieu à côté de moi ; c’est moi qui fais mourir et qui fais vivre, qui blesse et qui guéris et nul ne peut se libérer de mon pouvoir ! » (Dt 33, 39)

     L’homme possède donc la vie comme un don mais il ne peut toutefois s’en tenir pour le maître ; pour cette raison, il ne peut se croire l’arbitre ni de sa propre vie ni de celle d’autrui.

     L’Ancien Testament formule cette conclusion dans un précepte du Décalogue : « Tu ne tueras point » (Ex 20, 13), et précise ensuite : « Ne tue pas l’innocent ni le juste car je ne justifie pas le coupable » (Ex 23, 7). Dans le Nouveau Testament, le Christ confirme ce précepte comme condition « pour entrer dans la vie » (cf. Mt 19, 18) ; mais — et ceci est significatif — il le fait suivre du précepte qui résume en lui chaque aspect de la norme morale en le portant à son accomplissement, c’est-à-dire le précepte de l’amour (cf. Mt 19, 19). Seul, celui qui aime est capable d’accueillir jusqu’au bout les exigences qui découlent du respect pour la vie du prochain.

     À cet égard, vous vous souvenez certainement des paroles du Christ dans le « discours sur la montagne », à cette occasion Jésus se réfère, d’un ton quasi polémique, au « tu ne tueras point » de l’Ancien Testament, y voyant l’expression de la justice « insuffisante » des scribes et des Pharisiens (cf. Mt 5, 20) et il invite ses auditeurs à regarder au plus profond d’eux-mêmes pour déceler les mauvaises racines d’où jaillit toute violence contre la vie. Non seulement ceux qui tuent sont coupables, mais également ceux qui cultivent des sentiments malveillants et se déchaînent en paroles injurieuses contre le prochain. Il est une violence verbale qui prépare le terrain et qui favorise l’éclosion des conditions psychologiques entraînant le déchaînement de la violence physique.

     Qui veut respecter la vie et, mieux, se mettre généreusement à son service doit cultiver en soi des sentiments de compréhension à l’égard d’autrui, de participation à ses vicissitudes de solidarité humaine, en un mot, des sentiments d’amour sincère. Pour le croyant, ceci est plus facile parce qu’en chaque homme il sait reconnaître un frère (cf. Mt 23, 8), dans lequel Jésus s’identifie au point qu’il considère comme fait à lui-même tout ce qui est fait à celui-ci (cf. Mt 25, 40. 45).

3. D’autre part, l’enfant qui n’est pas encore né est également un homme ; et même, puisqu’être parmi « les plus petits » est un titre privilégié d’identification au Christ (cf. Mt 25, 40), comment pourrait-on ignorer une présence particulière du Christ dans l’être humain en gestation, lui qui est vraiment parmi les autres êtres humains, le plus petit le plus exposé, puisqu’il est privé de tout moyen de défense et qu’il n’a pas encore de voix pour protester contre les coups portés à ses droits les plus élémentaires ?

     C’est votre tâche de témoigner, face au monde, l’estime et le respect que vous nourrissez dans votre c½ur pour la vie humaine ; de prendre s’il le faut, hardiment sa défense ; de refuser toute coopération à sa suppression directe. Il n’est aucune disposition humaine qui puisse légitimer une action intrinsèquement inique et moins encore, obliger quiconque à y consentir. La loi, en effet, tire son pouvoir de la fonction que, fidèle à la loi divine, elle exerce au service du bien commun. Quant au bien commun, il l’est dans la mesure où, lui aussi, sert le bien-être de la personne. En présence d’une loi qui se met directement en contradiction avec le bien de la personne, qui nie même la personne en tant que telle en lui refusant le droit à la vie, le chrétien se souvenant des paroles adressées par l’apôtre Pierre au Sanhédrin : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29), ne peut que lui opposer, civilement mais fermement, son total refus.

     Votre mission, toutefois, ne se limite pas à cette fonction pour ainsi dire négative, Elle vous entraîne à tout un ensemble de tâches positives de grande importance. Il vous appartient de renforcer dans l’âme des parents le désir et la joie pour la vie nouvelle issue de leur amour, il vous incombe aussi d’en suggérer la vision chrétienne en montrant par votre attitude que vous reconnaissez dans l’enfant formé dans le sein de sa mère un don et une bénédiction de Dieu (cf. Ps 126, 3 ; 127, 3 et sv.). Il vous incombe également d’être aux côtés de la mère pour la rendre toujours plus consciente de la noblesse de sa mission et renforcer sa résistance contre d’éventuelles suggestions nées de la pusillanimité humaine ; vous devez enfin lui prodiguer tous vos soins pour assurer à l’enfant une saine et heureuse naissance.

     Et comment ne pas rappeler aussi, dans une vision plus ample de vos activités au service de la vie, l’importante assistance en conseils et directives pratiques que vous pouvez apporter aux époux qui désirent réaliser une procréation responsable, en plein respect de l’ordre que Dieu a établi ? C’est également à vous que s’adressent les paroles de mon prédécesseur Paul VI exhortant les membres du personnel sanitaire à ne jamais cesser de « promouvoir, en toute occasion, les solutions inspirées par la foi et la juste raison » et à s’efforcer d’ « en susciter la conviction et le respect dans leur milieu » (Encycl. Humanae vitae, n. 27).

     Pour accomplir convenablement ces tâches délicates et complexes, il faut évidemment que vous tâchiez d’acquérir une compétence professionnelle irréprochable, tenue continuellement à jour sous l’éclairage des plus récents progrès de la science. Cette compétence expérimentée vous permettra non seulement d’opportunes interventions au niveau strictement professionnel, mais elle vous assurera également chez ceux qui recourent à vous la considération et le crédit capables de les mettre dans une disposition d’esprit telle qu’ils accueillent volontiers vos conseils dans les questions morales en connexion avec votre emploi.

     Voilà tracées quelques lignes directrices selon lesquelles vous êtes exhortées à orienter votre engagement civique et chrétien. C’est un engagement qui suppose un vif sentiment du devoir et une généreuse adhésion aux valeurs morales, de la compréhension humaine et une patience inlassable, de la fermeté courageuse et de la tendresse maternelle. Des qualités peu faciles comme l’expérience vous l’enseigne. Mais, de toute façon, des qualités que requiert une profession élevée, en raison de sa nature, au niveau d’une mission. Des qualités récompensées, d’autre part, par les témoignages d’estime et d’affectueuse reconnaissance qui vous viennent de ceux qui ont bénéficié de votre assistance.

     Dans la lumière de Marie, j’invoque pour vous et pour votre activité les dons abondants de la bonté divine et, en gage de toute particulière bienveillance, je vous donne à toutes la propitiatoire bénédiction apostolique.

 

 

 

13 avril 1980 - Homélie de Jean Paul II, lors de la Messe à Turin place du Duomo

     1. « Le soir de ce même jour qui était le premier de la semaine, alors que par crainte des juifs les portes de la maison où se trouvaient des disciples étaient verrouillées. » (Jn 20, 19.) La lecture de l’Évangile selon saint Jean commence aujourd’hui par ces paroles.

     « Les portes étaient verrouillées… par crainte. »

     Déjà, le matin, la nouvelle que la tombe dans laquelle avait été déposé le Christ était vide, était arrivée aux apôtres réunis au Cénacle. La pierre scellée par l’autorité romaine sur la demande du Sanhédrin avait été enlevée. Les gardes qui devaient veiller près de la tombe sur l’initiative et sur l’ordre du Sanhédrin, étaient absents.

     Les femmes, qui de « bon matin » s’étaient rendues au tombeau de Jésus, purent entrer dans la tombe sans difficulté. Ensuite, Pierre également qui avait été informé par elles et, avec lui, Jean purent faire de même. Pierre entra dans le tombeau ; il vit les bandelettes et le suaire mis à part, avec lequel le corps du Seigneur avait été enveloppé. Tous les deux constatèrent que la tombe était vide et abandonnée. Ils crurent en la véracité des paroles avec lesquelles les femmes, surtout Marie-Madeleine, étaient venues vers eux ; en effet…, ils n’avaient pas encore compris l’Écriture selon laquelle il devait ressusciter des morts (cf. Jn 20, 1, s.).

     Ils retournèrent donc au Cénacle, attendant le développement ultérieur des événements. Si l’évangéliste Jean, qui a pris une part active à tout cela, écrit qu’ils « se trouvaient » (dans le cénacle) alors que les portes étaient verrouillées par crainte des juifs, cela veut dire que la crainte au cours de cette journée a été en eux plus forte que les autres sentiments. Ils n’attendaient donc rien de bon du fait que la tombe était demeurée vide ; ils s’attendaient plutôt à de nouveaux ennuis, à de nouvelles vexations de la part des représentants de l’autorité juive. Ce fut une simple crainte humaine provenant d’une menace immédiate. Cependant, au fond de cette peurcrainte immédiate pour eux-mêmes, il y avait une crainte plus profonde causée par les événements des derniers jours. Cette crainte qui avait commencé au cours de la nuit du jeudi, était arrivée à son sommet au cours du Vendredi saint et, après la déposition de Jésus, durait encore paralysant toutes leurs initiatives.

     C’était la crainte née de la mort du Christ.

     En effet, une fois interrogés par lui : « Au dire des hommes, qui est le fils de l’homme ? » (Mt 16, 13) ils avaient rapporté différentes versions et opinions sur le Christ ; ensuite, interrogés directement : « Vous, qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16, 15), ils avaient écouté et accepté en silence les paroles de Simon Pierre comme étant les leurs : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant. » (Mt 16, 16.)

     Le fils du Dieu vivant est donc mort sur la croix.

     La crainte par laquelle furent pris les c½urs des apôtres avait ses racines les plus profondes dans cette mort : elle a été la crainte née, pour ainsi dire, de la mort de Dieu.

     2. La crainte tourmente également la génération contemporaine des hommes. Ils l’éprouvent d’une manière accentuée. Ceux qui sont plus conscients de la situation totale de l’homme et qui, en même temps, ont accepté la mort de Dieu dans le monde humain, la ressentent peut-être davantage.

Cette crainte ne se trouve pas à la surface de la vie humaine. À la surface, elle est compensée par les différents moyens de la civilisation et de la technique moderne qui permettent à l’homme de se libérer de sa profondeur et de vivre dans la dimension de l’ « homo oeconomicus », de l’ « homo technicus », de l’ « homo politicus » et, à un certain degré, également dans la dimension de l’ « homo ludens ».

     En effet, la conscience d’un progrès accéléré de l’homme dans la sphère de sa domination sur le monde visible et sur la nature demeure et en même temps croît avec une motivation suffisante.

Dans sa dimension planétaire, l’homme n’a jamais été aussi conscient de toutes les forces qu’il est capable d’utiliser et d’assigner pour son service et jamais il ne s’est servi d’elle dans cette mesure. De ce point de vue et dans cette dimension, la conviction au sujet du progrès de l’humanité est pleinement justifiée.

     Dans les pays et dans les milieux qui connaissent le plus grand progrès technique et le plus grand bien-être matériel, une attitude que l’on a coutume d’appeler « consumérique », va de pair avec cette conviction. Cependant, cela témoigne que la conviction au sujet du progrès de l’homme est seulement en partie justifiée. Cela témoigne même que cette orientation du progrès peut tuer dans l’homme ce qui est le plus profondément et le plus essentiellement humain.

     Si Mère Teresa de Calcutta — une de ces femmes qui n’a pas peur de descendre, en suivant le Christ, vers toutes les dimensions de l’humanité, vers toutes les situations de l’homme dans le monde contemporain — était présente ici, elle nous dirait que sur les routes de Calcutta et des autres villes du monde, les hommes meurent de faim…

     L’attitude consumérique ne prend pas en considération toute la vérité sur l’homme — ni la vérité historique, ni la vérité sociale, ni la vérité intérieure et métaphysique. Elle est plutôt une fuite de cette vérité. Elle ne prend pas en considération toute la vérité sur l’homme. L’homme est créé pour le bonheur. Oui ! mais le bonheur de l’homme ne s’identifie pas tout à fait avec le plaisir ! L’homme qui est orienté « vers la consommation » perd, dans ce plaisir, la dimension pleine de son humanité la conscience du sens le plus profond de la vie. Cette orientation du progrès tue donc dans l’homme ce qui est le plus profondément et le plus essentiellement humain.

     3. Mais l’homme a horreur de la mort.

     L’homme a peur de la mort.

     L’homme se défend de la mort.

      La société cherche à le défendre de la mort.

     Le progrès qui a été construit par les générations humaines avec tant de difficultés, avec un gaspillage de tant d’énergies et avec tant de dépenses, contient cependant dans sa complexité un puissant coefficient de mort. Est-il nécessaire de le démontrer dans une société qui est consciente de ces possibilités de destruction qui se trouvent dans les arsenaux militaires nucléaires contemporains ?

     L’homme contemporain a donc peur. Les superpuissances qui disposent de ces arsenaux ont peur — les autres ont peur : les continents, les nations, les villes…

     Cette peur est justifiée. Non seulement il existe des possibilités de destruction et de mort qui étaient inconnues auparavant mais déjà aujourd’hui les hommes tuent abondamment d’autres hommes ! Ils tuent dans les habitations, dans les bureaux, dans les universités. Les hommes armés d’armes modernes tuent des hommes sans défense et innocents. Des accidents de ce genre ont toujours eu lieu mais aujourd’hui c’est devenu un système. Si des hommes affirment qu’il faut tuer d’autres hommes pour changer et améliorer l’homme et la société, alors nous devons nous demander si, en même temps que ce gigantesque progrès matériel auquel participe notre époque, nous ne sommes pas arrivés en même temps à effacer précisément l’homme, une valeur si fondamentale et si élémentaire ! Ne sommes-nous pas arrivés déjà à la négation de ce principe fondamental et élémentaire que l’ancien penseur chrétien a exprimé par la phrase : « Il faut que l’homme vive. » (Irénée) ?

     Ainsi donc une crainte justifiée tourmente la génération des hommes d’aujourd’hui. Cette orientation vers un progrès gigantesque qui est devenu le représentant de notre civilisation, ne deviendra-t-il pas le début de la mort gigantesque et programmée de l’homme ?

     Ces terribles camps de la mort dont quelques-uns de nos contemporains portent encore les traces sur leur corps, ne sont-ils pas, dans notre siècle, une pré-annonce et une anticipation de cela ?

     4. Les apôtres réunis au Cénacle, à Jérusalem ,ont été pris de peur : « Alors que les portes étaient verrouillées… par crainte. » Le Fils de Dieu était mort sur la croix.

La crainte qui tourmente les hommes d’aujourd’hui n’est-elle pas née aussi, dans sa racine la plus profonde, à la suite de la « mort de Dieu » ?

     Elle n’est pas née à la suite de cette mort sur la croix qui est devenue le début de la résurrection et la source de la glorification du Fils de Dieu et, en même temps, le fondement de l’espérance humaine et le signe du salut — non, elle n’est pas née à la suite de cette mort-là.

     Elle est née, au contraire, de la mort par laquelle l’homme fait mourir Dieu en lui-même et particulièrement au cours des dernières étapes de son histoire, dans sa pensée, dans sa conscience et dans son travail. Ceci est comme un dénominateur commun de beaucoup d’initiatives de la pensée et de la volonté humaine. L’homme se retire lui-même et il retire le monde de Dieu. Il appelle cela « libération de l’aliénation religieuse ». L’homme se soustrait lui-même et il soustrait le monde à Dieu en pensant que c’est seulement de cette manière qu’il pourra entrer dans leur pleine possession en devenant le maître du monde et de son propre être. L’homme « fait donc mourir » Dieu en lui-même et dans les autres. Des systèmes philosophiques entiers, des programmes sociaux, économiques et politiques servent à cela. Nous vivons donc à une époque qui connaît un gigantesque progrès matériel mais qui est aussi l’époque d’une négation de Dieu, autrefois inconnue.

     Telle est l’image de notre société.

     Mais pourquoi l’homme a-t-il peur ? Peut-être vraiment parce que, comme conséquence de cette négation qui est la sienne, en dernière analyse il demeure seul : métaphysiquement seul… intérieurement seul.

     Ou peut-être ?… Peut-être précisément parce que l’homme qui fait mourir Dieu ne trouvera même pas un frein décisif pour ne pas tuer l’homme. Ce frein décisif est en Dieu. La dernière raison pour que l’homme vive, respecte et protège la vie de l’homme est en Dieu. Et le dernier fondement de la valeur et de la dignité de l’homme, du sens de sa vie, c’est le fait qu’il est image et ressemblance de Dieu !

     5. Le soir de ce même jour, le premier de la semaine, alors que les apôtres étaient réunis et que les portes étaient verrouillées « par crainte des juifs », Jésus vient vers eux. Il entra, se plaça au milieu d’eux et leur dit : « La paix soit avec vous. » (Jn 20, 19.)

     Mais alors il vit ! La tombe vide ne signifiait rien d’autre sinon qu’il était ressuscité, comme il l’avait prédit. Il vit et voici qu’il vient à eux, dans le même lieu où il les avait laissés le soir du jeudi, après la Cène pascale. Il vit dans son propre corps. En effet, après les avoir salués, il « leur montra les mains et le côté », (Jn 20, 20). Pourquoi ? Certainement parce que les signes de la crucifixion y étaient demeurés. C’est donc le même Christ qui a été crucifié et qui est mort sur la croix et qui vit maintenant. C’est le Christ ressuscité. Le matin du même jour, il ne s’est pas laissé arrêter par Madeleine ; et maintenant « il leur montre — aux apôtres — les mains et le côté ».

     « À la vue du Seigneur, les disciples étaient remplis de joie. » (Jn 20, 20.) Ils étaient remplis de joie ! Cette phrase est simple et en même temps profonde. Elle ne parle pas directement de la profondeur et de la puissance de la joie dont les témoins du ressuscité sont devenus participants — mais elle nous permet de la deviner. Si leur crainte avait sa racine la plus profonde dans le fait de la mort du fils de Dieu, alors la joie de la rencontre avec le ressuscité devait être à la mesure de cette crainte. Elle devait être plus grande que la crainte. Cette joie était d’autant plus grande que, humainement, elle était plus difficile à accepter. Cette difficulté, le comportement ultérieur de Thomas, qui « n’était pas avec eux lorsque Jésus est venu » (Jn 20, 24), en rend témoignage.

     Il est difficile de décrire cette joie. Il est difficile de la mesurer avec la mesure de la psychologie humaine. Elle est simple, de toute la simplicité de l’Évangile et, en même temps, elle est profonde de toute sa profondeur. La profondeur de l’Évangile est telle qu’en lui se trouve l’homme tout entier de manière complète. Il s’y trouve de manière surabondante : avec toute sa volonté, avec toute l’aspiration de son esprit et avec tous les désirs de son « c½ur ». Il s’y trouve aussi avec toute la profondeur de cette crainte qui est la sienne, qui naît de la « mort de Dieu » — et qui naît aussi dans la perspective de la « mort de l’homme ».

     Précisément en ces temps où nous vivons — temps où s’est opérée la perspective de la « mort de l’homme » née de la « mort de Dieu », dans la pensée humaine, dans la conscience humaine dans l’agir humain, — précisément ces temps exigent, d’une manière particulière, la vérité sur la résurrection du crucifié. Ils exigent aussi un témoignage sur la résurrection qui soit éloquent comme il ne l’a jamais été auparavant.

     Ce n’est pas en vain que Vatican II a rappelé l’attention de toute l’Église sur le « mystère pascal ».

     6. Nous vivons donc aujourd’hui ce mystère avec d’Église qui est ici à Turin. Nous rendons témoignage à la résurrection du Christ devant cette ville et face à la société. Que toute la ville de Turin devienne le Cénacle de cette rencontre avec le ressuscité à laquelle nous conduit aujourd’hui la sainte liturgie.

     Il y a à cela de riches raisons historiques qui remontent des temps anciens. Mais, surtout, ces raisons se trouvent dans l’histoire récente de votre ville et de votre Église. Le mystère pascal a trouvé ici quelques-uns de ses témoins et de ses apôtres remarquables en particulier au XIXe et au XXe siècle. Du reste, il ne pouvait en être autrement dans la ville qui garde une relique insolite et mystérieuse comme le saint Suaire, témoin très singulier de la Pâque, de la passion, de la mort et de la résurrection — si nous acceptons les arguments de beaucoup de scientifiques. Témoin muet mais, en même temps, témoin éloquent d’une manière surprenante !

     En conséquence, dans tous ces hommes qui ont laissé ici, à Turin, une trace et une semence si merveilleuse de sainteté, Don Bosco, Cottolengo, Cafasso — en ces hommes, je le répète, — le Christ crucifié et ressuscité n’a-t-il pas travaillé ici ?

     Mais on dira : c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, c’est différent, radicalement différent. « Aujourd’hui » piétine « hier ». Il n’y a plus la Turin des saints, mais la Turin de la grande industrie et de la grande sécularisation, la Turin d’une quotidienne lutte de classes et d’une violence incessante. Les saints appartiennent au passé, ils ne suffisent pas pour aujourd’hui, dira-t-on.

Mais il y a le Christ et il suffit pour aujourd’hui : « Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui et toujours ! » (He 13, 8.) Il y a encore davantage. Écoutons l’apocalypse de l’apôtre Jean. Il rend un témoignage particulier à ce Christ d’hier, d’aujourd’hui et de demain : « À sa vue, je tombais comme mort à ses pieds, mais il posa sur moi sa droite et il dit : « Ne crains pas, je suis le Premier et le Dernier, et le Vivant ; je fus mort et voici que je suis vivant pour les siècles des siècles, et je tiens les clefs de la mort et de l’Hadès. » (Ap 1, 17-18.)

Pouvoir sur la mort…

     Oui. La clef unique contre la « mort de l’homme », il la possède, lui le fils du Dieu vivant. Lui, le témoin du Dieu vivant : « Le Premier et le Dernier, et le Vivant. »

     Cela nous a été dit, à nous, hommes de l’époque d’un gigantesque progrès — et de l’époque d’une peur qui croît avec les succès humains et ses menaces.

Cela a été dit pour nous.

     7. Parmi nous les non-croyants sont-ils plus nombreux que les croyants ? Peut-être la foi est-elle morte et a-t-elle été couverte par une couche de quotidiennetés laïques et vraiment de négation et de mépris.

     Dans l’événement évangélique et liturgique d’aujourd’hui, il y a aussi un apôtre incrédule et obstiné dans sa non-foi : « Si je ne vois pas… je ne croirai pas. » (Jn 20, 27.)

Le Christ dit : « Regarde…, vérifie… et ne sois plus incrédule…» (Jn 20, 27.) Ou peut-être, sous la non-foi, y a-t-il vraiment le péché, le péché invétéré que les hommes évolués ne veulent pas appeler par son nom afin que l’homme ne l’appelle pas ainsi et qu’il ne cherche pas la rémission. Le Christ dit : « Recevez l’Esprit-Saint ; à qui vous remettrez les péchés, ils seront remis ; et à qui vous ne les remettrez pas, ils ne seront pas remis. » (Jn 20, 22-23.) L’homme peut appeler le péché par son nom, il n’est pas obligé de le falsifier en lui-même parce que l’Église a reçu du Christ le pouvoir et la puissance sur le péché pour le bien des consciences humaines.

     Ce sont là aussi les caractéristiques essentielles du message pascal aujourd’hui.

     L’Église tout entière annonce aujourd’hui à tous les hommes la joie de Pâques dans laquellc résonne ta victoire sur la crainte de l’homme. Sur la crainte des consciences humaines, nées du péché. Sur la crainte de toute l’existence, née de la « mort de Dieu » dans l’homme dans laquelle s’ouvre les perspectives d’une multitude de « morts de l’homme ».

     C’est là la joie des apôtres réunis au Cénacle à Jérusalem. C’est la joie pascale de l’Église qui a son origine dans ce Cénacle. Elle a son origine dans le tombeau désert sous le Golgotha et dans le c½ur de ces hommes simples qui, « le soir de ce même jour, le premier de la semaine » ont vu le ressuscité et ont écouté de sa bouche le salut : « La paix soit avec vous ! »

     Que cette Église et cette ville, « Augusta Torinorum », vers laquelle il m’a été donné de faire un pèlerinage, moi qui suis l’indigne successeur de Pierre, participe à cette joie qui est plus puissante que toute crainte !

Amen !

 

 

3 mai 1980 – Homélie de Jean Paul II lors de la Messe pour les familles, à Kinshasa au Zaïre.

     Chers époux chrétiens, pères et mères de famille,

     1. L’émotion et la joie envahissent mon c½ur de Pasteur universel de l’Eglise, parce que la grâce m’est donnée de méditer pour la première fois avec des foyers africains ― et pour eux ― sur leur vocation particulière : le mariage chrétien. Que Dieu ― qui s’est révélé être « Un en Trois personnes » ― nous assiste tout au long de cette méditation ! Le sujet est merveilleux, mais la réalité est difficile ! Si le mariage chrétien est comparable à une très haute montagne qui met les époux dans le voisinage immédiat de Dieu, il faut bien reconnaître que son ascension exige beaucoup de temps et beaucoup de peine. Mais serait-ce une raison de supprimer ou de rabaisser un tel sommet ? N’est-ce pas par des ascensions morales et spirituelles que la personne humaine se réalise en plénitude et domine l’univers, plus encore que par des records techniques et même spatiaux, si admirables soient-ils ?

     Ensemble, nous ferons un pèlerinage aux sources du mariage, puis nous essaierons de mieux mesurer son dynamisme au service des époux, des enfants, de la société, de l’Eglise. Enfin, nous rassemblerons nos énergies pour promouvoir une pastorale familiale toujours plus efficace.

     2. Tout le monde connaît le célèbre récit de la Création par lequel commence la Bible. Il y est dit que Dieu fit l’homme à sa ressemblance en le créant homme et femme. Voilà qui surprend au premier abord. L’humanité pour ressembler à Dieu, doit être un couple de deux personnes en mouvement l’une vers l’autre, deux personnes qu’un amour parfait va réunir dans l’unité. Ce mouvement et cet amour les font ressembler à Dieu, qui est l’Amour même, l’Unité absolue des trois Personnes. Jamais on n’a chanté de manière aussi belle la splendeur de l’amour humain que dans les premières pages de la Bible: « Celle-ci, dit Adam en contemplant sa femme, est la chair de ma chair, les os de mes os. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils ne seront qu’une seule chair » [1]. En paraphrasant le Pape saint Léon, je ne puis m’empêcher de vous dire: « O époux chrétiens, reconnaissez votre éminente dignité! ».

     Ce pèlerinage aux sources nous révèle également que le couple initial, dans le dessein de Dieu, est monogame. Voici de quoi nous surprendre encore, alors que la civilisation ― au temps où prennent corps les récits bibliques ― est généralement loin de ce modèle culturel. Cette monogamie, qui n’est pas d’origine occidentale mais sémitique, apparaît comme l’expression de la relation interpersonnelle, celle où chacun des partenaires est reconnu par l’autre dans une égale valeur et dans la totalité de sa personne. Cette conception monogame et personnaliste du couple humain est une révélation absolument originale, qui porte la marque de Dieu, et qui mérite d’être toujours plus approfondie.

     3. Mais cette histoire qui commençait si bien dans l’aube lumineuse du genre humain connaît le drame de la rupture entre ce couple tout neuf et le Créateur. C'est le péché originel. Pourtant cette rupture sera l’occasion d’une nouvelle manifestation de l’Amour de Dieu. Comparé très souvent à un Epoux infiniment fidèle, par exemple dans les textes des psalmistes et des prophètes, Dieu renoue sans cesse son alliance avec cette humanité capricieuse et pécheresse. Ces alliances répétées culmineront dans l’Alliance définitive que Dieu scella en son propre Fils, se sacrifiant librement pour l’Eglise et pour le monde. Saint Paul ne craint pas de présenter cette Alliance du Christ avec l’Eglise comme le symbole et le modèle de toute alliance entre l’homme et la femme [2], unis comme époux d’une manière indissoluble.

     Telles sont les lettres de noblesse du mariage chrétien. Elles sont génératrices de lumière et de force pour la réalisation quotidienne de la vocation conjugale et familiale, au bénéfice des époux eux-mêmes, de leurs enfants, de la société dans laquelle ils vivent, et de l’Eglise du Christ. Les traditions africaines judicieusement utilisées peuvent avoir leur place dans la construction des foyers chrétiens en Afrique; je pense notamment à toutes les valeurs positives du sens familial, si ancré dans l’âme africaine et qui revêt des aspects multiplex, assurément susceptibles de porter à la réflexion des civilisations dites avancées: le sérieux de l’engagement matrimonial au terme d’un long cheminement, la priorité donnée à la transmission de la vie et donc l’importance accordée à la mère et aux enfants, la loi de solidarité entre les familles qui ont fait alliance et qui s’exerce spécialement en faveur des personnes âgées, des veuves et des orphelins, une sorte de coresponsabilité dans la prise en charge et l’éducation des enfants, qui est capable d’atténuer bien des tensions psychologiques, le culte des ancêtres et des défunts qui favorise la fidélité aux traditions. Certes, le problème délicat est d’assumer tout ce dynamisme familial, hérité des coutumes ancestrales, en le transformant et en le sublimant dans les perspectives de la société qui est en train de naître en Afrique. Mais de toute façon la vie conjugale des chrétiens se vit ― à travers des époques et des situations différentes ― sur les pas du Christ, libérateur et rédempteur de tous les hommes et de toutes les réalités qui font la vie des hommes. « Tout ce que vous faites, que ce soit au nom de notre Seigneur Jésus-Christ » comme nous a dit saint Paul [3].

     4. C’est donc en se conformant au Christ qui s’est livré par amour à son Eglise que les époux accèdent jour après jour, à l’amour dont nous parle l’Evangile : « Aimez-vous, comme je vous ai aimés », et plus précisément à la perfection de l’union indissoluble sur tous les plans. Les époux chrétiens ont fait promesse de se communiquer tout ce qu’ils sont et tout ce qu’ils ont. C’est le contrat le plus audacieux qui soit, le plus merveilleux également !

     L’union de leurs corps, voulue par Dieu lui-même comme expression de la communion plus profonde encore de leurs esprits et de leurs c½urs, accomplie avec autant de respect que de tendresse, renouvelle le dynamisme et la jeunesse de leur engagement solennel, de leur premier « oui ».

     L’union de leurs caractères : aimer un être, c’est l’aimer tel qu’il est, c’est l’aimer au point de cultiver en soi l’antidote de ses faiblesses ou de ses défauts, par exemple le calme et la patience si l’autre en manque notoirement.

     L’union des c½urs ! Les nuances qui différencient l’amour de l’homme de celui de la femme sont innombrables. Chacun des partenaires ne peut exiger d’être aimé comme il aime. Et il importe ― de part et d’autre ― de renoncer aux secrets reproches qui séparent les c½urs et de se libérer de cette peine au moment le plus favorable. Une mise en commun très unifiante est celle des joies et, davantage encore, des souffrances du c½ur. Mais c’est tout autant dans l’amour commun des enfants que l’union des c½urs se fortifie.

     L’union des intelligences et des volontés ! Les époux sont aussi deux forces diversifiées mais conjuguées pour leur service réciproque, au service de leur foyer, de leur milieu social, au service de Dieu. L’accord essentiel doit se manifester dans la détermination et la poursuite d’objectifs communs. Le partenaire le plus énergique doit épauler la volonté de l’autre, la suppléer parfois, s’en faire adroitement - éducativement - le levier.

     Enfin l’union des âmes, elles-mêmes unies à Dieu ! Chacun des époux doit se réserver des moments de solitude avec Dieu, de « c½ur à c½ur » où le conjoint n’est pas la première préoccupation. Cette indispensable vie personnelle de l’âme vers Dieu est loin d’exclure la mise en commun de toute la vie conjugale et familiale. Elle stimule au contraire les conjoints chrétiens à chercher Dieu ensemble, à découvrir ensemble sa volonté et à l’accomplir concrètement avec les lumières et les énergies puisées en Dieu lui-même.

     5. Une telle vision et une telle réalisation de l’alliance entre l’homme et la femme dépassent singulièrement le désir spontané qui les réunit. Le mariage est véritablement pour eux chemin de promotion et de sanctification. Et source de Vie ! Les Africains n’ont-ils pas pour la vie naissante un respect admirable ? Ils aiment profondément les enfants. Ils les accueillent avec une grande joie. Les parents chrétiens sauront mettre leurs enfants sur la voie d’une existence référée aux valeurs humaines et chrétiennes. En leur montrant par tout un style de vie, courageusement revu et perfectionné, ce que signifient le respect de toute personne, le service désintéressé des autres, le renoncement aux caprices, le pardon souvent répété, la loyauté en toutes choses, le travail consciencieux, la rencontre de foi avec le Seigneur, les époux chrétiens introduisent leurs propres enfants dans le secret d’une existence réussie qui dépasse singulièrement la découverte d’une « bonne place ».

     6. Le mariage chrétien est aussi appelé à être un ferment de progrès moral pour la société. Le réalisme nous fait reconnaître les menaces qui pèsent sur la famille comme institution naturelle et chrétienne, en Afrique comme ailleurs, du fait de certaines coutumes, du fait aussi des mutations culturelles qui se généralisent. Ne vous arrive-t-il pas de comparer la famille moderne à une pirogue qui vogue sur la rivière, et poursuit sa course au milieu des eaux agitées et des obstacles? Vous savez comme moi combien les notions de fidélité et d’indissolubilité sont battues en brèche par l’opinion. Vous savez aussi que la fragilité et la brisure des foyers engendrent un cortège de misères, même si la solidarité familiale africaine essaie d’y remédier en ce qui concerne la prise en charge des enfants. Les foyers chrétiens ― solidement préparés et dûment accompagnés ― ont à travailler sans découragement à la restauration de la famille qui est la première cellule de la société et doit demeurer une école de vertus sociales. L’Etat ne doit pas craindre de tels foyers mais les protéger.

     7. Ferment de la société, la famille chrétienne est encore une présence, une épiphanie de Dieu dans le monde. La constitution pastorale Gaudium et Spes [4] contient des pages lumineuses sur le rayonnement de cette « communauté profonde de vie et d’amour » qui est en même temps la toute première communauté ecclésiale de base. « La famille chrétienne, parce qu’elle est issue d’un mariage, image et participation de l’alliance d’amour qui unit le Christ et l’Eglise, manifestera à tous les hommes la présence vivante du Sauveur dans le monde et la véritable nature de l’Eglise, tant par l’amour des époux, leur fécondité généreuse, l’unité et la fidélité de leur foyer, que par la coopération amicale de tous ses membres ». Quelle dignité et quelle responsabilité !

     Oui, ce sacrement est grand ! Et que les époux aient confiance : leur foi les assure qu’ils reçoivent, avec ce sacrement, la force de Dieu, une grâce qui les accompagnera tout au long de leur vie. Qu’ils ne négligent jamais de puiser à cette source jaillissante qui est en eux !

     8. Je ne voudrais pas terminer cette méditation sans encourager très vivement les évêques d’Afrique à poursuivre ― en dépit des difficultés bien connues ― leurs efforts de « pastorale des foyers chrétiens », avec un dynamisme renouvelé et une espérance a toute épreuve. Je sais que tel est déjà le souci constant de beaucoup et je les admire. Je félicite également les nombreuses familles africaines qui réalisent déjà l’idéal chrétien dont j’ai parlé, avec des qualités spécifiquement africaines, et qui sont pour tant d’autres un exemple et un attrait. Mais je me permets d’insister.

     Sans rien abandonner de leurs préoccupations pour la formation humaine et religieuse des enfants et des adolescentes, et en tenant compte de la sensibilité et des coutumes africaines, les diocèses doivent peu à peu instaurer une pastorale visant les deux époux ensemble et pas seulement l’un ou l’autre des partenaires. Qu’on intensifie la préparation des jeunes au mariage, en les encourageant à suivre une véritable préparation à la vie conjugale, qui leur révélera le sens de l’identité chrétienne du couple, les mûrira pour leurs relations interpersonnelles et pour leurs responsabilités familiales et sociales. Ces centres de préparation au mariage ont besoin de l’appui solidaire des diocèses et du concours généreux et compétent d’aumôniers, d’experts et de foyers susceptibles d’apporter un témoignage de qualité. J’insiste surtout sur l’entraide que chaque couple chrétien peut apporter à un autre.

     9. Cette pastorale familiale doit aussi accompagner les jeunes foyers, au fur et à mesure de leur fondation. Journées de reprise spirituelle, retraites, rencontres de foyers soutiendront les jeunes couples dans leur cheminement humain et chrétien. Qu’on veille en toutes ces occasions à un bon équilibre entre la formation doctrinale et l’animation spirituelle. La part de méditation, de conversation avec le Dieu fidèle, est capitale. C’est près de Lui que les époux puisent la grâce de la fidélité, comprennent et acceptent la nécessité de l’ascèse génératrice de vraie liberté, reprennent ou décident leurs engagements familiaux et sociaux qui feront, de leur foyer, des foyers rayonnants. Il serait sans doute très utile que les foyers d’une paroisse et d’un diocèse se regroupent pour constituer un vaste mouvement familial, non seulement pour aider les couples chrétiens à vivre selon l’Evangile, mais pour contribuer à la restauration de la famille en défendant ses valeurs contre les assauts de tout genre, et au nom des droits de l’homme et du citoyen. Sur ce plan capital de la pastorale familiale, toujours plus adéquate aux besoins de notre époque et de vos régions, je fais pleine confiance à vos évêques, mes Frères très chers dans l’épiscopat.

     10. Puissiez-vous trouver dans cet entretien le signe de l’intérêt majeur que le Pape porte aux graves problèmes de la famille, le témoignage de sa confiance et de son espérance en vos foyers chrétiens, et le courage d’½uvrer vous-mêmes plus que jamais, sur cette terre d’Afrique, pour le plus grand bien de vos nations et pour l’honneur de l’Eglise du Christ, à la solide construction de communautés familiales « de vie et d’amour » selon l’Evangile ! Je vous promets de toujours porter dans mon c½ur et ma prière cette grande intention. Que Dieu, qui s’est révélé être famille dans l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit, vous bénisse, et que sa bénédiction demeure à jamais sur vous !


[1] Gn 2, 23-24.

[2] Cf. Ep 5, 25.

[3] Col 3, 17.

[4] Gaudium et Spes, n. 48.

 

 

 

 

 

2 juin 1980 –  Discours à l’UNESCO

 Monsieur le Président de la Conférence générale,
Monsieur le Président du Conseil exécutif,
Monsieur le Directeur général,
Mesdames, Messieurs,

1. Je désire d'abord exprimer mes remerciements très cordiaux pour l’invitation que Monsieur Amadou Mahtar-M’Bow, Directeur général de l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture, m’a adressée à plusieurs reprises, et déjà dès la première des visites qu'il m’a fait l’honneur de me rendre. Nombreuses sont les raisons pour lesquelles je suis heureux de pouvoir répondre aujourd’hui à cette invitation, que j’ai aussitôt hautement appréciée.

Pour les aimables paroles de bienvenue qu’ils viennent de prononcer à mon intention, je remercie Monsieur Napoléon Leblanc, Président de la Conférence générale, Monsieur Chams Eldine ElWakil, Président du Conseil exécutif, et Monsieur Amadou Mahtar-M’Bow, Directeur général de l’Organisation. Je veux saluer aussi tous ceux qui sont rassemblés ici pour la cent neuvième session du Conseil exécutif de l’UNESCO. Je ne saurais cacher ma joie de voir réunis en cette occasion tant de délégués des Nations du monde entier, tant de personnalités éminentes, tant de compétences, tant d’illustres représentants du monde de la culture et de la science.

Par mon intervention, j’essaierai d’apporter ma modeste pierre à l’édifice que vous construisez avec assiduité et persévérance, Mesdames et Messieurs, par vos réflexions et vos résolutions dans tous les domaines qui sont de la compétence de l’UNESCO.

2. Qu’il me soit permis de commencer en me rapportant aux origines de votre Organisation. Les événements qui ont marqué la fondation de l’UNESCO m’inspirent joie et gratitude envers la Providence: la signature de sa constitution le 16 novembre 1945; l’entrée en vigueur de cette constitution et l’établissement de l’Organisation le 4 novembre 1946; l’accord entre l’UNESCO et l’Organisation des Nations Unies approuvé par l’Assemblée Générale de l’ONU en la même année. Votre Organisation est en effet l’½uvre des Nations qui furent, après la fin de la terrible deuxième guerre mondiale, poussées par ce qu’on pourrait appeler un désir spontané de paix, d’union et de réconciliation. Ces Nations cherchèrent les moyens et les formes d’une collaboration capable d’établir, d’approfondir et d’assurer de manière durable cette nouvelle entente.

L’UNESCO est donc née, comme l’Organisation des Nations Unies, parce que les peuples savaient qu’à la base des grandes entreprises destinées à servir la paix et le progrès de l’humanité sur l’ensemble du globe, il y avait la nécessité de l’union des nations, du respect réciproque, et de la coopération internationale.

3. Prolongeant l’action, la pensée et le message de mon grand prédécesseur le Pape Paul VI, j’ai eu l’honneur de prendre la parole devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, au mois d’octobre dernier, à l’invitation de Monsieur Kurt Waldheim, Secrétaire général de l’ONU. Peu après, le 12 novembre 1979, j’ai été invité par Monsieur Edouard Saouma, Directeur général de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture à Rome. En ces circonstances, il m’a été donné de traiter de questions profondément liées à l’ensemble des problèmes qui se rapportent à l’avenir pacifique de l’homme sur la terre. En effet, tous ces problèmes sont intimement liés. Nous nous trouvons en présence, pour ainsi dire, d’un vaste système de vases communicants: les problèmes de la culture, de la science et de l’éducation ne se présentent pas, dans la vie des nations et dans les relations internationales, de manière indépendante des autres problèmes de l’existence humaine, comme ceux de la paix ou de la faim. Les problèmes de la culture sont conditionnés par les autres dimensions de l’existence humaine, tout comme, à leur tour, ceux-ci les conditionnent.

4. Il y quand même ― et je l’ai souligné dans mon discours à l’ONU en me référant à la Déclaration Universelle des droits de l’homme ― une dimension fondamentale, qui est capable de bouleverser jusque dans leurs fondements les systèmes qui structurent l’ensemble de l’humanité et de libérer l’existence humaine, individuelle et collective, des menaces qui pèsent sur elle. Cette dimension fondamentale, c’est l’homme, l’homme dans son intégralité, l’homme qui vit en même temps dans la sphère des valeurs matérielles et dans celle des valeurs spirituelles. Le respect des droits inaliénables de la personne humaine est à la base de tout [1].

Toute menace contre les droits de l’homme, que ce soit dans le cadre de ses biens spirituels ou dans celui de ses biens matériels, fait violence à cette dimension fondamentale. C’est pourquoi, dans mon discours à la FAO, j’ai souligné qu’aucun homme, aucun pays ni aucun système du monde ne peut rester indifférent devant la « géographie de la faim » et les menaces gigantesques qui en suivront si l’orientation entière de la politique économique, et en particulier la hiérarchie des investissements, ne changent pas de manière essentielle et radicale. C’est pourquoi aussi j’insiste, en me référant aux origines de votre Organisation, sur la nécessité de mobiliser toutes les forces qui orientent la dimension spirituelle de l’existence humaine, qui témoignent du primat du spirituel dans l’homme ― de ce qui correspond à la dignité de son intelligence, de sa volonté et de son c½ur ― pour ne pas succomber de nouveau à la monstrueuse aliénation du mal collectif qui est toujours prêt à utiliser les puissances matérielles dans la lutte exterminatrice des hommes contre les hommes, des nations contre les nations.

5. A l’origine de l’UNESCO, comme aussi à la base de la Déclaration Universelle des droits de l’homme, se trouvent donc ces premières nobles impulsions de la conscience humaine, de l’intelligence et de la volonté. J’en appelle à cette origine, à ce commencement, à ces prémisses et à ces premiers principes. C’est en leur nom que je viens aujourd’hui à Paris, au siège de votre Organisation, avec une prière: qu’au terme d’une étape de plus de trente ans de vos activités, vous vouliez vous unir encore davantage autour de ces idéaux et des principes qui se trouvèrent au commencement. C’est en leur nom aussi que je me permettrait maintenant de vous proposer quelques considérations vraiment fondamentales, car c’est seulement à leur lumière que resplendit pleinement la signification de cette institution qui a pour nom UNESCO, Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture.

6. Genus humanum arte et ratione vivit [2]. Ces paroles d’un des plus grands génies du christianisme, qui fut en même temps un continuateur fécond de la pensée antique, portent au-delà du cercle et de la signification contemporaine de la culture occidentale, qu’elle soit méditerranéenne ou atlantique. Elles ont une signification qui s’applique à l’ensemble de l’humanité où se rencontrent les diverses traditions qui constituent son héritage spirituel et les diverses époques de sa culture. La signification essentielle de la culture consiste, selon ces paroles de saint Thomas d’Aquin, dans le fait qu’elle est une caractéristique de la vie humaine comme telle. L’homme vit d’une vie vraiment humaine grâce à la culture. La vie humaine est culture en ce sens aussi que l’homme se distingue et se différencie à travers elle de tout ce qui existe par ailleurs dans le monde visible: l’homme ne peut pas se passer de culture.

La culture est un mode spécifique de l’« exister » et de l’« être » de l’homme. L’homme vit toujours selon une culture qui lui est propre, et qui, à son tour, crée entre les hommes un lien qui leur est propre lui aussi, en déterminant le caractère inter-humain et social de l’existence humaine. Dans l’unité de la culture comme mode propre de l’existence humaine, s’enracine en même temps la pluralité des cultures au sein de laquelle l’homme vit. Dans cette pluralité, l’homme se développe sans perdre cependant le contact essentiel avec l’unité de la culture en tant que dimension fondamentale et essentielle de son existence et de son être.

7. L’homme qui, dans le monde visible, est l’unique sujet ontique de la culture, est aussi son unique objet et son terme. La culture est ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme, « est » davantage, accède davantage à l’« être ». C’est là aussi que se fonde la distinction capitale entre ce que l’homme est et ce qu’il a, entre l’être et l’avoir. La culture se situe toujours en relation essentielle et nécessaire à ce qu’est l’homme, tandis que sa relation à ce qu’il a, à son « avoir », est non seulement secondaire, mais entièrement relative.

Tout l’« avoir » de l’homme n’est important pour la culture, n’est un facteur créateur de la culture, que dans la mesure où l’homme, par l’intermédiaire de son « avoir », peut en même temps « être plus pleinement comme homme, devenir plus pleinement homme dans toutes les dimensions de son existence, dans tout ce qui caractérise son humanité. L’expérience des diverses époques, sans en exclure l’époque présente, démontre qu’on pense à la culture et qu’on en parle d’abord en relation avec la nature de l’homme, puis seulement de manière secondaire et indirecte en relation avec le monde de ses produits.

Ceci n’enlève rien au fait que nous jugions le phénomène de la culture à partir de ce que l’homme produit, ou que nous tirions de cela en même temps des conclusions sur l’homme. Une telle approche ― mode typique du processus de connaissance « a posteriori » ― contient en elle-même la possibilité de remonter, en sens inverse, vers les dépendances ontico-causales. L’homme, et l’homme seul, est « acteur », ou « artisan », de la culture; l’homme, et l’homme seul, s’exprime en elle et trouve en elle son propre équilibre.

L'homme intégral, sujet de la culture

8. Nous tous ici présents, nous nous rencontrons sur le terrain de la culture, réalité fondamentale qui nous unit et qui est à la base de l’établissement et des finalités de l’UNESCO. Nous nous rencontrons par le fait même autour de l’homme et, en un certain sens, en lui, en l’homme. Cet homme, qui s’exprime et s’objective dans et par la culture, est unique, complet et indivisible. Il est à la fois sujet et artisan de la culture. On ne peut dès lors l’envisager uniquement comme la résultante de toutes les conditions concrètes de son existence, comme la résultante ― pour ne citer qu’un exemple ― des relations de production qui prévalent à une époque déterminée. Ce critère des relations de production ne serait-il alors aucunement une clé pour la compréhension de l’historicité de l’homme, pour la compréhension de sa culture et des multiples formes de son développement?

Certes, ce critère constitue bien une clé, et une clé précieuse même, mais il n’est pas la clé fondamentale, constitutive. Les cultures humaines reflètent, cela ne fait aucun doute, les divers systèmes de relations de production; cependant, ce n’est pas tel ou tel système qui est à l’origine de la culture, mais c’est bien l’homme, l’homme qui vit dans le système, qui l’accepte ou qui cherche à le changer. On ne peut penser une culture sans subjectivité humaine et sans causalité humaine; mais dans le domaine culturel, l’homme est toujours le fait premier: l’homme est le fait primordial et fondamental de la culture.

Et cela, l’homme l’est toujours: dans l’ensemble intégral de sa subjectivité spirituelle et matérielle.

Si la distinction entre culture spirituelle et culture matérielle est juste en fonction du caractère et du contenu des produits dans lesquels la culture se manifeste, il faut constater en même temps que, d’une part, les ½uvres de la culture matérielle font apparaître toujours une « spiritualisation » de la matière, une soumission de l’élément matériel aux forces spirituelles de l’homme, c’est-à-dire à son intelligence et à sa volonté, ― et que, d’autre part, les ½uvres de la culture spirituelle manifestent, d’une manière spécifique, une « matérialisation » de l’esprit, une incarnation de ce qui est spirituel.

Dans les ½uvres culturelles, cette double caractéristique semble être également primordiale et également permanente.

Voici donc, en guise de conclusion théorique, une base suffisante pour comprendre la culture à travers l’homme intégral, à travers toute la réalité de sa subjectivité. Voici aussi ― dans le domaine de l’agir ― la base suffisante pour chercher toujours dans la culture l’homme intégral, l’homme tout entier, dans toute la vérité de sa subjectivité spirituelle et corporelle; la base qui est suffisante pour ne pas superposer à la culture ― système authentiquement humain, synthèse splendide de l’esprit et du corps ― des divisions et des oppositions préconçues. En effet, qu’il s’agisse d’une absolutisation de la matière dans la structure du sujet humain, ou, inversement, d’une absolutisation de l’esprit dans cette même structure, ni l’une ni l’autre n’expriment la vérité de l’homme et ne servent sa culture.

9. Je voudrais m’arrêter ici à une autre considération essentielle, à une réalité d’un ordre bien divers. Nous pouvons l’aborder en notant le fait que le Saint-Siège est représenté à l'UNESCO par son Observateur permanent, dont la présence se situe dans la perspective de la nature même du Siège Apostolique. Cette présence est. d’une façon plus large encore, en consonance avec la nature et la mission de l’Église catholique et, indirectement, avec celle de tout le christianisme. Je saisis l’occasion qui m’est offerte aujourd’hui pour exprimer une conviction personnelle profonde.

La présence du Siège Apostolique auprès de votre Organisation ― bien que motivée aussi par la souveraineté spécifique du Saint-Siège ― trouve, par-dessus tout, sa raison d’être dans le lien organique et constitutif qui existe entre la religion en général et le christianisme en particulier, d’une part, et la culture, d’autre part. Cette relation s’étend aux multiples réalités qu’il faut définir comme des expressions concrètes de la culture aux diverses époques de l’histoire et dans tous les points du globe. Il ne sera certainement pas exagéré d’affirmer en particulier que, à travers une multitude de faits, l’Europe tout entière ― de l’Atlantique à l’Oural ― témoigne, dans l’histoire de chaque nation comme dans celle de la communauté entière, du lien entre la culture et le christianisme.

En rappelant cela, je ne veux en aucune manière diminuer l’héritage des autres continents, ni la spécificité et la valeur de ce même héritage qui dérive des autres sources de l’inspiration religieuse, humaniste et éthique. Bien plus, à toutes les cultures de l’ensemble de la famille humaine, des plus anciennes à celles qui nous sont contemporaines, je désire rendre l’hommage le plus profond et sincère. C’est en pensant à toutes les cultures que je veux dire à haute voix ici, à Paris, au siège de l’UNESCO, avec respect et admiration: « Voici l’homme! ». Je veux proclamer mon admiration devant la richesse créatrice de l'esprit humain, devant ses efforts incessants pour connaître et pour affermir l’identité de l’homme: de cet homme qui est présent toujours dans toutes les formes particulières de culture.

10. En parlant au contraire de la place de l’Église et du Siège Apostolique auprès de votre Organisation, je ne pense pas seulement à toutes les ½uvres de la culture dans lesquelles, au cours des deux derniers millénaires, s’exprimait l’homme qui avait accepté le Christ et l’Évangile, ni aux institutions de différentes sortes qui sont nées de la même inspiration dans les domaines de l’éducation, de l’instruction, de la bienfaisance, de l’assistance sociale et en tant d’autres. Je pense surtout, Mesdames et Messieurs, au lien fondamental de l’Évangile, c’est-à-dire du message du Christ et de l’Église, avec l’homme dans son humanité même. Ce lien est en effet créateur de culture dans son fondement même. Pour créer la culture, il faut considérer, jusqu’en ses dernières conséquences et intégralement, l’homme comme une valeur particulière et autonome, comme le sujet porteur de la transcendance de la personne. Il faut affirmer l’homme pour lui-même, et non pour quelque autre motif ou raison: uniquement pour lui-même! Bien plus, il faut aimer l’homme parce qu’il est homme, il faut revendiquer l’amour pour l’homme en raison de la dignité particulière qu’il possède. L’ensemble des affirmations concernant l’homme appartient à la substance même du message du Christ et de la mission de l’Église, malgré tout ce que les esprits critiques ont pu déclarer en la matière, et tout ce qu’ont pu faire les divers courants opposés à la religion en général et au christianisme en particulier.

Au cours de l’histoire, nous avons déjà été plus d’une fois, et nous sommes encore, les témoins d’un processus, d’un phénomène très significatif. Là où ont été supprimées les institutions religieuses, là où les idées et les ½uvres nées de l’inspiration religieuse, et en particulier de l’inspiration chrétienne, on été privées de leur droit de cité, les hommes retrouvent à nouveau ces mêmes données hors des chemins institutionnels, par la confrontation qui s’opère, dans la vérité et l’effort intérieur, entre ce qui constitue leur humanité et ce qui est contenu dans le message chrétien.

Mesdames et Messieurs, vous voudrez bien me pardonner cette affirmation. En la proposant, je n’ai voulu offenser absolument personne. Je vous prie de comprendre que, au nom de ce que je suis, je ne pouvais m’abstenir de donner ce témoignage. Il porte aussi en lui cette vérité ― qui ne peut être passée sous silence ― sur la culture, si l’on cherche en elle tout ce qui est humain, ce en quoi l’homme s’exprime ou par quoi il veut être le sujet de son existence. Et en parlant, je voulais en même temps manifester d’autant plus ma gratitude pour les liens qui unissent l’UNESCO au Siège Apostolique, ces liens dont ma présence aujourd’hui veut être une expression particulière.

11. De tout cela se dégage un certain nombre de conclusions capitales. En effet, les considérations que je viens de faire montrent à l’évidence que la tâche première et essentielle de la culture en général, et aussi de toute culture, est l’éducation. L’éducation consiste en effet à ce que l’homme devienne toujours plus homme, qu’il puisse « être » davantage et pas seulement qu’il puisse « avoir » davantage, et que par conséquent, à travers tout ce qu’il « a », tout ce qu’il « possède », il sache de plus en plus pleinement « être » homme. Pour cela il faut que l’homme sache « être plus » non seulement « avec les autres », mais aussi « pour les autres ».

L’éducation a une importance fondamentale pour la formation des rapports inter-humains et sociaux. Ici aussi, j’aborde un ensemble d’axiomes sur le terrain duquel les traditions du christianisme issues de l’Évangile rencontrent l’expérience éducative de tant d’hommes bien disposés et profondément sages, si nombreux dans tout les siècles de l’histoire. Ils ne manquent pas non plus à notre époque, ces hommes qui se révèlent grands, simplement par leur humanité qu’ils savent partager avec les autres, en particulier avec les jeunes.

En même temps, les symptômes des crises de tous genres auxquelles succombent les milieux et les sociétés par ailleurs les mieux pourvus ― crises qui affectent avant tout les jeunes générations ― témoignent à l’envi que l’½uvre d’éducation de l’homme ne s’accomplit pas seulement à l’aide des institutions, à l’aide des moyens organisés et matériels, fussent-ils excellents. Ils manifestent aussi que le plus important est toujours l’homme, l’homme et son autorité morale qui provient de la vérité de ses principes et de la conformité de ses actions avec ces principes.

12. En tant que l’Organisation mondiale la plus compétente dans tous les problèmes de la culture, l’UNESCO ne peut pas négliger cette autre question absolument primordiale: que faire pour que l’éducation de l’homme se réalise surtout dans la famille?

Quel est l’état de la moralité publique qui assurera à la famille, et surtout aux parents, l’autorité morale nécessaire à cette fin? Quel type d’instruction? Quelles formes de législation soutiennent cette autorité ou, au contraire, l’affaiblissent ou la détruisent? Les causes de succès et d’insuccès dans la formation de l’homme par sa famille se situent toujours à la fois à l’intérieur même du milieu créateur fondamental de la culture qu’est la famille, et aussi à un niveau supérieur, celui de la compétence de l’État et de ses organes, dont elles demeurent dépendantes. Ces problèmes ne peuvent pas ne pas provoquer réflexion et sollicitude dans le forum où se rencontrent les représentants qualifiés des États.

Il n’y a pas de doute que le fait culturel premier et fondamental est l’homme spirituellement mûr, c’est-à-dire l’homme pleinement éduqué, l’homme capable de s’éduquer lui-même et d’éduquer les autres. Il n’y a pas de doute non plus que la dimension première et fondamentale de la culture est la saine moralité: la culture morale.

13. Certes, on trouve dans ce domaine de nombreuses questions particulières, mais l’expérience montre que tout se tient, et que ces questions se situent dans des systèmes évidents de dépendance réciproque. Par exemple, dans l’ensemble du processus de l’éducation, de l’éducation scolaire en particulier, un déplacement unilatéral vers l’instruction au sens étroit du mot n’est-il pas intervenu?

Si l’on considère les proportions prises par ce phénomène, ainsi que l’accroissement systématique de l’instruction qui se réfère uniquement à ce que possède l’homme, n’est-ce pas l’homme lui-même qui se trouve de plus en plus obscurci? Cela entraîne alors une véritable aliénation de l’éducation: au lieu d’½uvrer en faveur de ce que l’homme doit « être », elle travaille uniquement en faveur de ce dont l’homme peut se prévaloir dans le domaine de l’« avoir », de la « possession ».

L’étape ultérieure de cette aliénation est d’habituer l’homme, en le privant de sa propre subjectivité, à être objet de manipulations multiples: les manipulations idéologiques ou politiques qui se font à travers l’opinion publique; celles qui s’opèrent à travers le monopole ou le contrôle, par les forces économiques ou par les puissances politiques, des moyens de communication sociale; la manipulation, enfin, qui consiste à enseigner la vie en tant que manipulation spécifique de soi-même.

Les impératives apparents de notre société  

Il semble que de tels dangers en matière d’éducation menacent surtout les sociétés à civilisation technique plus développée. Ces sociétés se trouvent devant la crise spécifique de l’homme qui consiste en un manque croissant de confiance à l’égard de sa propre humanité, de la signification du fait d’être homme, et de l’affirmation et de la joie qui en dérivent et qui sont source de création.

La civilisation contemporaine tente d’imposer à l’homme une série d’impératifs apparents, que ses porte-parole justifient par le recours au principe du développement et du progrès. Ainsi, par exemple, à la place du respect de la vie, « l’impératif » de se débarrasser de la vie et de la détruire; à la place de l’amour qui est communion responsable des personnes, « l’impératif » du maximum de jouissance sexuelle en dehors de tout sens de la responsabilité; à la place du primat de la vérité dans les actions, le « primat » du comportement en vogue, du subjectif, et du succès immédiat.
En tout cela s’exprime indirectement une grande renonciation systématique à la saine ambition qu’est l’ambition d’être homme. N’ayons pas d’illusions: le système formé sur la base de ces faux impératifs, de ces renoncements fondamentaux, peut déterminer l’avenir de l’homme et l’avenir de la culture.

14. Si, au nom de l’avenir de la culture, il faut proclamer que l’homme a le droit d’« être » plus, et si pour la même raison il faut exiger un sain primat de la famille dans l’ensemble de l’½uvre de l’éducation de l’homme à une véritable humanité, il faut aussi situer dans la même ligne le droit de la Nation; il faut le placer lui aussi à la base de la culture et de l’éducation.

La Nation est en effet la grande communauté des hommes qui sont unis par des liens divers, mais surtout, précisément, par la culture. La Nation existe « par » la culture et « pour » la culture, et elle est donc la grande éducatrice des hommes pour qu’ils puissent « être davantage » dans la communauté.

Elle est cette communauté qui possède une histoire dépassant l’histoire de l’individu et de la famille.

C’est aussi dans cette communauté, en fonction de laquelle toute famille éduque, que la famille commence son ½uvre d’éducation par ce qui est le plus simple, la langue, permettant ainsi à l’homme qui en est à ses débuts d’apprendre à parler pour devenir membre de la communauté qu’est sa famille et sa Nation. En tout ce que je proclame maintenant et que je développerai encore davantage, mes mots traduisent une expérience particulière, un témoignage particulier en son genre.

Je suis fils d’une Nation qui a véçu les plus grandes expériences de l’histoire, que ses voisins ont condamnée à mort à plusieurs reprises, mais qui a survécu et qui est restée elle-même. Elle a conservé son identité, et elle a conservé, malgré les partitions et les occupations étrangères, sa souveraineté nationale, non en s’appuyant sur les ressources de la force physique, mais uniquement en s’appuyant sur sa culture. Cette culture s’est révélée en l’occurrence d’une puissance plus grande que toutes les autres forces.

Ce que je dis ici concernant le droit de la Nation au fondement de sa culture et de son avenir n’est donc l’écho d’aucun « nationalisme », mais il s’agit toujours d’un élément stable de l’expérience humaine et des perspectives humanistes du développement de l’homme. Il existe une souveraineté fondamentale de la société qui se manifeste dans la culture de la Nation. Il s’agit de la souveraineté par laquelle, en même temps, l’homme est suprêmement souverain. Et quand je m’exprime ainsi, je pense également, avec une émotion intérieure profonde, aux cultures de tant de peuples antiques qui n’ont pas cédé lorsqu’ils se sont trouvés confrontés aux civilisations des envahisseurs: et elles restent encore pour l’homme la source de son « être » d’homme dans la vérité intérieure de son humanité.

Je pense aussi avec admiration aux cultures des nouvelles sociétés, de celles qui s’éveillent à la vie dans la communauté de la propre Nation, ― tout comme ma Nation s’est éveillée à la vie il y a dix siècles ― et qui luttent pour maintenir leur propre identité et leurs propres valeurs contre les influences et les pressions de modèles proposés de l’extérieur.

15. En m’adressant à vous, Mesdames et Messieurs, vous qui vous réunissez en ce lieu depuis plus de trente ans maintenant au nom de la primauté des réalités culturelles de l’homme, des communautés humaines, des peuples et des Nations, je vous dis: veillez, par tous les moyens à votre disposition, sur cette souveraineté fondamentale que possède chaque Nation en vertu de sa propre culture.

Protégez-la comme la prunelle de vos yeux pour l’avenir de la grande famille humaine. Protégez-la! Ne permettez pas que cette souveraineté fondamentale devienne la proie de quelque intérêt politique ou économique. Ne permettez pas qu’elle devienne victime des totalitarismes, impérialismes ou hégémonies, pour lesquels l’homme ne compte que comme objet de domination et non comme sujet de sa propre existence humaine.

Pour ceux-là aussi, la Nation ― leur propre Nation ou les autres ― ne compte que comme objet de domination et appât d’intérêts divers, et non comme sujet: le sujet de la souveraineté provenant de la culture authentique qui lui appartient en propre. N’y a-t-il pas, sur la carte de l’Europe et du monde, des Nations qui ont une merveilleuse souveraineté historique provenant de leur culture, et qui sont pourtant en même temps privées de leur pleine souveraineté? N’est-ce pas un point important pour l’avenir de la culture humaine, important surtout à notre époque, quand il est tellement urgent d’éliminer les restes du colonialisme?

16. Cette souveraineté qui existe et qui tire son origine de la culture propre de la Nation et de la société, du primat de la famille dans l’½uvre de l’éducation, et enfin de la dignité personnelle de tout homme, doit rester le critère fondamental dans la manière de traiter ce problème important pour l’humanité d’aujourd’hui qu’est le problème de moyens de communication sociale (de l’information qui leur est liée, et aussi de ce qu’on appelle la « culture de masse »).

Vu que ces moyens sont les moyens « sociaux » de la communication, ils ne peuvent être des moyens de domination sur les autres, de la part des agents du pouvoir politique comme de celle des puissances financières qui imposent leur programme et leur modèle.

Ils doivent devenir le moyen ― et quel important moyen! ― d’expression de cette société qui se sert d’eux, et qui en assure aussi l’existence. Ils doivent tenir compte des vrais besoins de cette société. Ils doivent tenir compte de la culture de la Nation et de son histoire. Ils doivent respecter la responsabilité de la famille dans le domaine de l’éducation. Ils doivent tenir compte du bien de l’homme, de sa dignité. Ils ne peuvent pas être soumis au critère de l’intérêt, du sensationnel et du succès immédiat, mais, en tenant compte des exigences de l’éthique, ils doivent servir à la construction d’une vie « plus humaine ».

17. Genus humanum arte et ratione vivit. On affirme au fond que l’homme est lui-même par la vérité, et devient davantage lui-même par la connaissance toujours plus parfaite de la vérité. Je voudrais ici rendre hommage, Mesdames et Messieurs, à tous les mérites de votre Organisation, et en même temps à l’engagement et à tous les efforts des États et des Institutions que vous représentez, sur la voie de la popularisation de l’instruction à tous les degrés et à tous les niveaux, sur la voie de l’élimination de l’analphabétisme qui signifie le manque de toute instruction même la plus élémentaire, manque douloureux non seulement du point de vue de la culture élémentaire des individus et des milieux, mais aussi du point de vue du progrès socio-économique.

Il y a des indices inquiétants de retard en ce domaine, lié à une distribution des biens souvent radicalement inégale et injuste: pensons aux situations dans lesquelles il existe, à côté d’une oligarchie ploutocratique peu nombreuse, des multitudes de citoyens affamés vivant dans la misère. Ce retard peut être éliminé non pas par la voie de luttes sanguinaires pour le pouvoir, mais surtout par la voie de l’alphabétisation systématique à travers la diffusion et la popularisation de l’instruction. Un effort ainsi orienté est nécessaire si on désire opérer ensuite les changements qui s’imposent dans le domaine socio-économique.

L’homme, qui « est plus » grâce aussi à ce qu’il « a », et à ce qu’il « possède », doit savoir posséder, c’est-à-dire disposer et administrer les moyens qu’il possède, pour son bien propre et pour le bien commun. A cet effet, l’instruction est indispensable.

18. Le problème de l’instruction a toujours été étroitement lié à la mission de l’Église. Au cours des siècles, elle a fondé des écoles à tous les niveaux; elle a donné naissance aux Universités médiévales en Europe: à Paris comme à Sologne, à Salamanque comme à Heidelberg, à Cracovie comme à Louvain. A notre époque aussi elle offre la même contribution partout où son activité en ce domaine est demandée et respectée. Qu’il me soit permis de revendiquer en ce lieu pour les familles catholiques le droit qui appartient à toutes les familles d’éduquer leurs enfants en des écoles qui correspondent à leur propre vision du monde, et en particulier le droit strict des parents croyants à ne pas voir leurs enfants soumis, dans les écoles, à des programmes inspirés par l’athéisme. Il s’agit là en effet d’un des droits fondamentaux de l’homme et de la famille.

19. Le système de l’enseignement est lié organiquement au système des diverses orientations données à la façon de pratiquer et de populariser la science, ce à quoi servent les établissements d’enseignement de haut niveau, les universités et aussi, vu le développement actuel de la spécialisation et des méthodes scientifiques, les instituts spécialisés. Il s’agit là d’institutions dont il serait difficile de parler sans une émotion profonde. Ce sont les bancs de travail, auprès desquels la vocation de l’homme à la connaissance, ainsi que le lien constitutif de l’humanité avec la vérité comme but de la connaissance, deviennent une réalité quotidienne, deviennent, en un certain sens, le pain quotidien de tant de maîtres, coryphées vénérés de la science, et autour d’eux, des jeunes chercheurs voués à la science et à ses applications, comme aussi de la multitude des étudiants qui fréquentent ces centres de la science et de la connaissance.

Nous nous trouvons ici comme aux degrés les plus élevés de l’échelle que l’homme, depuis le début, gravit vers la connaissance de la réalité du monde qui l’entoure, et vers celle des mystères de son humanité. Ce processus historique a atteint à notre époque des possibilités inconnues autrefois; il a ouvert à l’intelligence humaine des horizons insoupçonnés jusque-là. Il serait difficile d’entrer ici dans le détail car, sur le chemin de la connaissance, les orientations de la spécialisation sont aussi nombreuses qu’est riche le développement de la science.

L’UNESCO lieu de rencontre de la culture humaine

20. Votre Organisation est un lieu de rencontre, d’une rencontre qui englobe, dans son sens le plus large, tout le domaine si essentiel de la culture humaine. Cet auditoire est donc l’endroit tout indiqué pour saluer tous les hommes de science, et rendre hommage particulièrement à ceux qui sont ici présents, et qui ont obtenu pour leurs travaux la plus haute reconnaissance et les plus éminentes distinctions mondiales. Qu’il me soit permis dès lors d’exprimer aussi certains souhaits qui, je n’en doute pas, rejoignent la pensée et le c½ur des membres de cette auguste assemblée.

Autant nous édifie dans le travail scientifique ― nous édifie et aussi nous réjouit profondément ― cette marché de la connaissance désintéressée de la vérité que le savant sert avec le plus grand dévouement et parfois au risque de sa santé et même de sa vie, autant doit nous préoccuper tout ce qui est en contradiction avec les principes de désintéressement et d’objectivité, tout ce qui ferait de la science un instrument pour atteindre des buts qui n’ont rien à voir avec elle. Oui, nous devons nous préoccuper de tout ce qui propose et présuppose ces seuls buts scientifiques en exigeant des hommes de science qu’ils se mettent à leur service sans leur permettre de juger et de décider, en toute indépendance d’esprit, de l’honnêteté humaine et éthique de tels buts, ou en les menaçant d’en porter les conséquences quand ils refusent d’y contribuer.

Ces buts non scientifiques dont je parle, ce problème que je pose, ont-ils besoin de preuves ou de commentaires? Vous savez à quoi je me réfère; qu’il suffise de faire allusion au fait que parmi ceux qui furent cités devant les tribunaux internationaux, à la fin de la dernière guerre mondiale, il y avait aussi des hommes de science. Mesdames et Messieurs, je vous prie de me pardonner ces paroles, mais je ne serais pas fidèle aux devoirs de ma charge si je ne les prononçais pas, non pas pour revenir sur le passé, mais pour défendre l’avenir de la science et de la culture humaine; plus encore, pour défendre l’avenir de l’homme et du monde! Je pense que Socrate qui, dans sa rectitude peu commune, a pu soutenir que la science est en même temps vertu morale, devrait en rabattre de sa certitude s’il pouvait considérer les expériences de notre temps.

Adresser la science en défense de la vie de l'homme 

21. Nous nous en rendons compte, Mesdames et Messieurs, l’avenir de l’homme et du monde est menacé, radicalement menacé, en dépit des intentions, certainement nobles, des hommes de savoir, des hommes de science. Et il est menacé parce que les merveilleux résultats de leurs recherches et de leurs découvertes, surtout dans le domaine des sciences de la nature, ont été et continuent d’être exploités ― au préjudice de l’impératif éthique ― à des fins qui n’ont rien à voir avec les exigences de la science, et jusqu’à des fins de destruction et de mort, et ceci à un degré jamais connu jusqu’ici, causant des dommages vraiment inimaginables.

Alors que la science est appelée à être au service de la vie de l’homme, on constate trop souvent qu’elle est asservie à des buts qui sont destructeurs de la vraie dignité de l’homme et de la vie humaine. C’est le cas lorsque la recherche scientifique elle-même est orientée vers ces buts ou quand ses résultats sont appliqués à des fins contraires au bien de l’humanité. Ceci se vérifie aussi bien dans le domaine des manipulations génétiques et des expérimentations biologiques que dans celui des armements chimiques, bactériologiques ou nucléaires.

Deux considérations m’amènent à soumettre particulièrement à votre réflexion la menace nucléaire que pèse sur le monde d’aujourd’hui et qui, si elle n’est pas conjurée, pourrait conduire à la destruction des fruits de la culture, des produits de la civilisation élaborée à travers des siècles par les générations successives d’hommes qui ont cru dans la primauté de l’esprit et qui n’ont ménagé ni leurs efforts ni leurs fatigues. La première considération est celle-ci. Des raisons de géopolitique, des problèmes économiques de dimension mondiale, de terribles incompréhensions, des orgueils nationaux blessés, le matérialisme de notre époque et la décadence des valeurs morales ont mené notre monde à une situation d’instabilité, à un équilibre fragile qui risque d’être détruit d’un moment à l’autre à la suite d’erreurs de jugement, d’information ou d’interprétation.

Une autre considération s’ajoute à cette inquiétante perspective. Peut-on, de nos jours, être encore sûr que la rupture de l’équilibre ne porterait pas à la guerre, et à une guerre qui n’hésiterait pas à recourir aux armes nucléaires? Jusqu’à présent on a dit que les armes nucléaires ont constitué une force de dissuasion qui a empêché l’éclatement d’une guerre majeure, et c’est probablement vrai.

Mais on peut en même temps se demander s’il en sera toujours ainsi. Les armes nucléaires, de quelque ordre de grandeur ou de quelque type qu’elles soient, se perfectionnent chaque année davantage, et elles s’ajoutent à l’arsenal d’un nombre croissant de pays. Comment pourra-t-on être sûr que l’usage d’armes nucléaires, même à des fins de défense nationale ou dans des conflits limités, n’entraînera pas une escalade inévitable, portant à une destruction que l’humanité ne pourra ni envisager, ni accepter? Mais ce n’est pas à vous, hommes de science et de culture, que je dois demander de ne pas fermer les yeux sur ce qu’une guerre nucléaire peut représenter pour l’humanité entière [3].

22. Mesdames et Messieurs, le monde ne pourra pas poursuivre longtemps sur cette voie. A l’homme qui a pris conscience de la situation et de l’enjeu, qui s’inspire aussi du sens élémentaire des responsabilités qui incombent à chacun, une conviction s’impose, qui est en même temps un impératif moral: il faut mobiliser les consciences! Il faut augmenter les efforts des consciences humaines à la mesure de la tension entre le bien et le mal à laquelle sont soumis les hommes à la fin du vingtième siècle. Il faut se convaincre de la priorité de l’éthique sur la technique, du primat de la personne sur les choses, de la supériorité de l’esprit sur la matière [4]. La cause de l’homme sera servie si la science s’allie à la conscience. L’homme de science aidera vraiment l’humanité s’il conserve « le sens de la transcendance de l’homme sur le monde et de Dieu sur l’homme » [5].

Ainsi, saisissant l’occasion de ma présence aujourd’hui au siège de l’UNESCO, moi, fils de l’humanité et Évêque de Rome, je m’adresse directement à vous, hommes de science, à vous qui êtes réunis ici, à vous les plus hautes autorités dans tous les domaines de la science moderne. Et je m’adresse, à travers vous, à vos collègues et amis de tous les pays et de tous les continents.

Je m’adresse à vous au nom de cette menace terrible qui pèse sur l’humanité, et, en même temps, au nom de l’avenir et du bien de cette humanité dans le monde entier. Et je vous supplie: déployons « ous nos efforts pour instaurer et respecter, dans tous les domaines de la science, le primat de l’éthique. Déployons surtout nos efforts pour préserver la famille humaine de l’horrible perspective de la guerre nucléaire!

J’ai abordé ce sujet devant l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations Unies, à New York, le 2 octobre de l’année dernière. Je vous en parle aujourd’hui à vous. Je m’adresse à votre intelligence et à votre c½ur, par-dessus les passions, les idéologies et les frontières. Je m’adresse à tous ceux qui, par leur pouvoir politique ou économique, pourraient être et sont souvent amenés à imposer aux hommes de science les conditions de leur travail et son orientation. Je m’adresse avant tout à chaque homme de science individuellement et à toute la communauté scientifique internationale.

Tous ensemble vous êtes une puissance énorme: la puissance des intelligences et des consciences!

Montrez-vous plus puissants que les plus puissants de notre monde contemporain! Décidez-vous à faire preuve de la plus noble solidarité avec l’humanité: celle qui est fondée sur la dignité de la personne humaine. Construisez la paix en commençant par le fondement: le respect de tous les droits de l’homme, ceux qui sont liés à sa dimension matérielle et économique comme ceux qui sont liés à la dimension spirituelle et intérieure de son existence en ce monde. Puisse la sagesse vous inspirer! Puisse l’amour vous guider, cet amour qui étouffera la menace grandissante de la haine et de la destruction! Hommes de science, engagez toute votre autorité morale pour sauver l’humanité de la destruction nucléaire.

23. Il m’a été donné de réaliser aujourd’hui un des désirs les plus vifs de mon c½ur. Il m’a été donné de pénétrer, ici même, à l’intérieur de l’Aréopage qui est celui du monde entier. Il m’a été donné de vous dire à tous, à vous, membres de l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture, à vous qui travaillez pour le bien et pour la réconciliation des hommes et des peuples à travers tous les domaines de la culture, de l’éducation, de la science et de l’information, de vous dire et de vous crier du fond de l’âme: Oui! l’avenir de l’homme dépend de la culture! Oui! la paix du monde dépend de la primauté de l’Esprit! Oui! l’avenir pacifique de l’humanité dépend de l’amour!

Votre contribution personnelle, Mesdames et Messieurs, est importante, elle est vitale. Elle se situe dans l’approche correcte des problèmes à la solution desquels vous consacrez votre service.

Ma parole finale est celle-ci: Ne cessez pas. Continuez. Continuez toujours.

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 [1] Cfr. Discours à l'O.N.U., nn. 7 et 13.

 [2] Cf. Saint Thomas, commentant Aristote, dans Post. Analyt., n.1.

 [3] Cf. Homélie pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 1980.

 [4] Cf. Redemptor Hominis, n.16.

 [5] Discours à l'Académie Pontificale des Sciences, 10 novembre 1979, n.4.


*AAS 72 (1980), p. 735-752.

Insegnamenti di Giovanni Paolo II, vol. III, 1 p. 1636-1655.

L'Osservatore Romano 3.6.1980 pp.1, 2, 3.

L'Osservatore Romano. Edition hebdomadaire en langue française n. 21 p. 1, 9-11.

La Documentation Catholique n.1788 p.603-609.

 

 


 

 

 

publié le : 06 février 2025

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