[Mt 26, 47-56 ; Mc 14, 43-52 ; Le 22, 47-53 ; Jn 18, 2-11]
La pleine lune se réfléchit sur les feuilles argentées des vieux oliviers. Tout à coup, entends-tu ce qui brutalement déchire ce profond silence ?
Cliquetis d’armes, voix rauques, torches enflammées… Une brigade de police vient l’arrêter. Tel un gangster. Lui, l’Innocent. Après avoir été complètement écrasé, Jésus se redresse. Il est le Seigneur. Il a pleine conscience de tout ce qui va lui arriver, heure après heure. C’est lui qui mène les événements, dirige les opérations, organise sa propre arrestation. C’est lui qui s’avance au devant de Judas et des soldats. De lui-même. Librement. Lui qui prend l’initiative. Lui qui pose la question : « Qui donc cherchez-vous ? »
Rappelle-toi… C’était le premier mot qu’on a entendu sur ses lèvres, ce premier soir, au bord du Jourdain, quand il se retourne vers André et Jean : « Que cherchez-vous ? » [Jn 1, 38]
– « Jésus de Nazareth ! » Il ne se défile pas. Il ne s’enfuit pas. Il ne biaise pas. Il dit : « C’est moi ! »
Les gardes sont saisis par la majesté de son attitude, par la liberté de son comportement, par la sérénité de son visage. A tel point qu’ils en tombent à terre, sidérés. Comme si un éclair avait claqué dans le noir. En bons Juifs, ils connaissent les Écritures. Ils se rappellent le mot – sacré entre tous – que Moïse a entendu dans le Buisson ardent : « Je suis celui qui suis » [Ex 3, 14]. C’est comme si Jésus leur disait : « Le Buisson ardent où Dieu a parlé, c’est mon corps ! Je suis l’être. Je suis Dieu ! »
Ils saisissent. Ils tremblent. Ils tombent…
Viens et vois Jésus ! A cet instant-là, n’est-il pas vraiment l’Enfant-Roi ?
Rien ne me l’a fait mieux comprendre que ce que j’ai vécu une fois avec Martine. À dix-huit ans, elle avait écopé deux ans de détention. Alors qu’il ne lui restait plus que deux mois à purger, elle n’était pas rentrée d’une permission. Recueillie chez des amis, elle était traquée par la police. Pour en sortir, une seule solution : se rendre d’elle-même à la « justice ». Pendant trois jours, ce fut une agonie. Tentée par la mort, plutôt que de retourner dans l’enfer qu’est la sinistre Centrale. Elle finit par consentir. Nous l’avons emmenée à Fleury-Mérogis.
Je n’oublierai jamais cet instant pathétique… Non : magnifique ! Alors que nous étions tous accablés, elle était calme, paisible, presque souriante. Les policiers ont voulu se saisir d’une autre jeune fille qui nous accompagnait. Ce ne pouvait être qu’elle : elle s’était effondrée en sanglotant. Martine s’est alors approchée, pleinement maîtresse d’elle-même, et, d’une voix forte et claire : « Non, c’est moi ! » Les gardiens n’en revenaient pas. Elle était comme une petite reine. C’est elle qui dirigeait les opérations. Dans la liberté royale de celle qui d’avance a tout accepté. Elle a offert les mains aux menottes. Elle est entrée librement dans sa passion.
Quand je suis invité dans une prison, je dis aux détenus : « Jésus t’a précédé, Jésus t’a attendu… Lui aussi a été arrêté, emprisonné, torturé, condamné. »
Regardant Judas droit dans les yeux, Jésus dit : « Mon ami… » Oui, celui dont il a fait « son familier, son intime, partageant le même pain » [Ps 54, 14]. Toute dernière perche qu’il lui tend. Il est toujours à la recherche de sa brebis perdue. Il voit Judas en train de se perdre. À tout prix, au prix de son sang, au prix de son agonie, il veut le sauver. Hier soir, il avait lavé le talon même qui allait se dresser contre lui [Ps 40, 10]. Il lui avait donné son Pain-Corps en cette nuit. Et maintenant, il ose lui dire : « Toi que j’aime encore… » Et ce n’est pas ironie ou sarcasme, cela jaillit du fond de son cœur. « Judas, non, il n’est pas trop tard pour toi. Il est toujours l’heure de recevoir mon pardon ! »
Jésus se laisse embrasser par son ami… Des baisers qui sont des trahisons, cela existe dans la vie…
L’amour que tu as pu attendre de quelqu’un, ou donner à quelqu’un, n’a-t-il jamais connu la déception, le reniement, la trahison ? Être trahi par quelqu’un qu’on aime ! Peu de blessures sont aussi profondes, aussi difficiles à cicatriser. Tout jeune que tu es, tu en sais sans doute quelque chose… Être trahi… Voir sa confiance trahie… Ici, reçois de Jésus-Amour un regard de pardon sur ceux qui t’ont ainsi déçu, renié, trahi…
Jésus a voulu être trahi, mais aussi renié. Et le pire : par celui sur qui il comptait le plus pour son Église : Pierre ! Un instant, Pierre essaie de le défendre, il coupe l’oreille de Malchus. Une dernière fois, Jésus opère une ultime guérison. Il ne tolère pas la souffrance d’un autre, il guérit même ses ennemis.
Et le voici en cette nuit, abandonné de tous. Tous se sauvent, et le petit Jean-Marc qui est là s’enfuit tout nu, lâchant le drap qui le couvre. C’est seul, tout seul que Jésus s’avance vers sa gloire… En pleine nuit, le voici donc arrêté, enchaîné, entraîné menottes aux poignets, jeté en prison pieds et poings liés.
A Jérusalem, on voit encore ce puits gigantesque dans lequel on suspendait, par des cordes passées sous les aisselles, les détenus qui tournoyaient sans fin, pendus dans le noir[1]…
Pendant que Judas s’en va se pendre, Jésus est donc pendu lui aussi, s’offrant pour le sauver. Le grand péché de Judas, ce n’est pas sa trahison, c’est son désespoir. C’est de n’avoir pas cru que Jésus pouvait encore lui pardonner jusqu’à la dernière minute. De n’avoir pas entrevu jusqu’où peut aller la Miséricorde sans limites. Pas un péché, même la trahison, qui ne puisse être pardonné !
Si Judas s’était tourné vers le Seigneur à ce moment-là, il serait devenu un grand saint que l’Église aurait fêté chaque année. Comme saint Pierre qui, lui, a renié, mais ensuite n’a pas refusé le pardon. Car, en cette nuit même, Pierre est lâche, peureux, comme je le suis moi-même si souvent [Mt 26, 69-75].
Et toi ? N’as-tu jamais rougi de Jésus devant des camarades, des filles, des profs…
Moi-même, je l’ai trahi, je l’ai renié ! C’était pendant mon service militaire. J’étais malade à l’hôpital, dans une chambrée de trente lits. Et lorsque l’aumônier est venu m’apporter Jésus, j’ai eu honte d’un Dieu aussi faible, aussi petit, sous la forme d’une petite hostie, tellement ridicule ! Je me suis enfoui sous mes couvertures pour que le prêtre ne me trouve pas. J’ai fui loin de Jésus. Une fraction de seconde après, je me suis ressaisi et je l’ai reçu. C’était un Mardi saint, le jour où l’Église se souvient du reniement de saint Pierre. J’ai renié mon Jésus, mais je sais que même cela, il me l’a pardonné… Oui, qui donc comme Pierre n’a jamais eu honte de lui ?
Et voilà Jésus qui, tôt le matin, passe devant Pierre. Il ne peut pas le prendre dans ses bras : ils sont ligotés. Il ne peut pas courir vers lui pour l’embrasser : ses chevilles sont cerclées de fers. Il ne peut même pas lui parler : on l’a bâillonné… Mais il peut le… regarder. Et un seul rayon de son regard ouvre dans le cœur de Pierre la source de ses larmes. Lui aussi n’a aucun mot pour dire : « Pardonne-moi ! », mais il sanglote comme un enfant. Qui sait s’il ne court pas se jeter dans les bras de Marie… La seule qui pouvait consoler notre pauvre vieux Pierre, si lâche et faible. Comme toi et moi le sommes si souvent… N’est-ce pas ?
Avoue que c’est réconfortant de se retrouver ainsi dans ceux qui n’ont pas vécu glorieusement la Passion, mais pauvrement, mais faiblement ! Quand tu dérapes, quand tu chutes, laisse les yeux de Jésus se poser sur toi… Déverser en toi la tendresse de son pardon : n’est-ce pas un baiser d’amour ?
L’Amour en personne est donc humilié, bafoué, renié, trahi…
Dis-moi franchement, voudrais-tu vraiment d’un autre Dieu ? D’un Dieu qui a été jusqu’à partager ce qui fait le plus mal au monde à un cœur humain, n’es-tu pas content, fier, heureux ?
[1] Marthe Robin l’a ainsi vu, dans une mystérieuse vision intérieure.