Sur l'Espérance chrétienne
30 novembre 2007 LETTRE ENCYCLIQUE
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE
Introduction
1. « SPE SALVI facti sumus » - dans l'espérance nous avons tous été sauvés, dit saint Paul aux Romains et à nous aussi (Rm 8, 24). Selon la foi chrétienne, la « rédemption », le salut n'est pas un simple donné de fait. La rédemption nous est offerte en ce sens que nous a été donnée l'espérance, une espérance fiable, en vertu de laquelle nous pouvons affronter notre présent: le présent, même un présent pénible, peut être vécu et accepté s'il conduit vers un terme et si nous pouvons être sûrs de ce terme, si ce terme est si grand qu'il peut justifier les efforts du chemin. Maintenant, une question s'impose immédiatement: mais de quel genre d'espérance s'agit-il pour pouvoir justifier l'affirmation selon laquelle, à partir d'elle, et simplement parce qu'elle existe, nous sommes rachetés? Et de quel genre de certitude est-il question?
La foi est espérance
2. Avant de nous consacrer à ces questions, aujourd'hui particulièrement fréquentes, nous devons écouter encore un peu plus attentivement le témoignage de la Bible sur l'espérance. De fait « espérance » est un mot central de la foi biblique - au point que, dans certains passages, les mots « foi » et « espérance » semblent interchangeables. Ainsi, la Lettre aux Hébreux lie étroitement à la « plénitude de la foi » (10, 22) « l'indéfectible profession de l'espérance » (10, 23). De même, lorsque la Première Épître de Pierre exhorte les chrétiens à être toujours prêts à rendre une réponse à propos du logos - le sens et la raison - de leur espérance (cf. 3, 15), « espérance » est équivalent de « foi ». Ce qui a été déterminant pour la conscience des premiers chrétiens, à savoir le fait d'avoir reçu comme don une espérance crédible, se manifeste aussi là où est mise en regard l'existence chrétienne avec la vie avant la foi, ou avec la situation des membres des autres religions. Paul rappelle aux Éphésiens que, avant leur rencontre avec le Christ, ils étaient « sans espérance et sans Dieu dans le monde » (cf. Ep 2, 12). Naturellement, il sait qu'ils avaient eu des dieux, qu'ils avaient eu une religion, mais leurs dieux s'étaient révélés discutables et, de leurs mythes contradictoires, n'émanait aucune espérance. Malgré les dieux, ils étaient « sans Dieu » et, par conséquent, ils se trouvaient dans un monde obscur, devant un avenir sombre. « In nihil ab nihilo quam cito recidimus » (Du rien dans le rien, combien souvent nous retombons),1 dit une épitaphe de l'époque - paroles dans lesquelles apparaît sans ambiguïté ce à quoi Paul fait référence. C'est dans le même sens qu'il dit aux Thessaloniciens: vous ne devez pas être « abattus comme les autres, qui n'ont pas d'espérance » (1 Th 4, 13). Ici aussi, apparaît comme élément caractéristique des chrétiens le fait qu'ils ont un avenir: ce n'est pas qu'ils sachent dans les détails ce qui les attend, mais ils savent de manière générale que leur vie ne finit pas dans le néant. C'est seulement lorsque l'avenir est assuré en tant que réalité positive que le présent devient aussi vivable. Ainsi, nous pouvons maintenant dire: le christianisme n'était pas seulement une « bonne nouvelle » - la communication d'un contenu jusqu'à présent ignoré. Dans notre langage, nous dirions: le message chrétien n'était pas seulement « informatif », mais « performatif ». Cela signifie que l'Évangile n'est pas uniquement une communication d'éléments que l'on peut connaître, mais une communication qui produit des faits et qui change la vie. La porte obscure du temps, de l'avenir, a été ouverte toute grande. Celui qui a l'espérance vit différemment; une vie nouvelle lui a déjà été donnée.
3. Maintenant se pose la question suivante: en quoi consiste cette espérance qui, comme espérance, est « rédemption »? En fait: le coeur même de la réponse est donné dans le passage de la Lettre aux Éphésiens cité précédemment: avant leur rencontre avec le Christ, les Éphésiens étaient sans espérance, parce qu'ils étaient « sans Dieu dans le monde ». Parvenir à la connaissance de Dieu, le vrai Dieu, cela signifie recevoir l'espérance. Pour nous qui vivons depuis toujours avec le concept chrétien de Dieu et qui nous y sommes habitués, la possession de l'espérance, qui provient de la rencontre réelle avec ce Dieu, n'est presque plus perceptible. L'exemple d'une sainte de notre temps peut en quelque manière nous aider à comprendre ce que signifie rencontrer ce Dieu, pour la première fois et réellement. Je pense à l'Africaine Joséphine Bakhita, canonisée par le Pape Jean-Paul II. Elle était née vers 1869 - elle ne savait pas elle-même la date exacte - dans le Darfour, au Soudan. À l'âge de neuf ans, elle fut enlevée par des trafiquants d'esclaves, battue jusqu'au sang et vendue cinq fois sur des marchés soudanais. En dernier lieu, comme esclave, elle se retrouva au service de la mère et de la femme d'un général, et elle fut chaque jour battue jusqu'au sang; il en résulta qu'elle en garda pour toute sa vie 144 cicatrices. Enfin, en 1882, elle fut vendue à un marchand italien pour le consul italien Callisto Legnani qui, face à l'avancée des mahdistes, revint en Italie. Là, après avoir été jusqu'à ce moment la propriété de « maîtres » aussi terribles, Bakhita connut un « Maître » totalement différent - dans le dialecte vénitien, qu'elle avait alors appris, elle appelait « Paron » le Dieu vivant, le Dieu de Jésus Christ.
Jusqu'alors, elle n'avait connu que des maîtres qui la méprisaient et qui la maltraitaient, ou qui, dans le meilleur des cas, la considéraient comme une esclave utile. Cependant, à présent, elle entendait dire qu'il existait un « Paron » au-dessus de tous les maîtres, le Seigneur des seigneurs, et que ce Seigneur était bon, la bonté en personne. Elle apprit que ce Seigneur la connaissait, elle aussi, qu'il l'avait créée, elle aussi - plus encore qu'il l'aimait. Elle aussi était aimée, et précisément par le « Paron » suprême, face auquel tous les autres maîtres ne sont, eux-mêmes, que de misérables serviteurs. Elle était connue et aimée, et elle était attendue. Plus encore, ce Maître avait lui-même personnellement dû affronter le destin d'être battu et maintenant il l'attendait « à la droite de Dieu le Père ». Désormais, elle avait une « espérance » - non seulement la petite espérance de trouver des maîtres moins cruels, mais la grande espérance: je suis définitivement aimée et quel que soit ce qui m'arrive, je suis attendue par cet Amour. Et ainsi ma vie est bonne. Par la connaissance de cette espérance, elle était « rachetée », elle ne se sentait plus une esclave, mais une fille de Dieu libre. Elle comprenait ce que Paul entendait lorsqu'il rappelait aux Éphésiens qu'avant ils étaient sans espérance et sans Dieu dans le monde - sans espérance parce que sans Dieu. Aussi, lorsqu'on voulut la renvoyer au Soudan, Bakhita refusa-t-elle; elle n'était pas disposée à être de nouveau séparée de son « Paron ». Le 9 janvier 1890, elle fut baptisée et confirmée, et elle fit sa première communion des mains du Patriarche de Venise. Le 8 décembre 1896, à Vérone, elle prononça ses voeux dans la Congrégation des Soeurs canossiennes et, dès lors - en plus de ses travaux à la sacristie et à la porterie du couvent -, elle chercha surtout dans ses différents voyages en Italie à appeler à la mission: la libération qu'elle avait obtenue à travers la rencontre avec le Dieu de Jésus Christ, elle se sentait le devoir de l'étendre, elle devait la donner aussi aux autres, au plus grand nombre de personnes possible. L'espérance, qui était née pour elle et qui l'avait « rachetée », elle ne pouvait pas la garder pour elle; cette espérance devait rejoindre beaucoup de personnes, elle devait rejoindre tout le monde.
Le concept d'espérance fondée sur la foi, dans le Nouveau Testament et dans l'Église primitive
4. Avant d'affronter la question de savoir si la rencontre avec le Dieu qui, dans le Christ, nous a montré son Visage et qui a ouvert son Coeur peut être aussi pour nous non seulement de type « informatif », mais aussi « performatif », à savoir si elle peut transformer notre vie de manière que nous nous sentions rachetés par l'espérance que cette rencontre exprime, revenons encore à l'Église primitive. Il n'est pas difficile de se rendre compte que l'expérience de la petite esclave africaine Bakhita a été aussi l'expérience de nombreuses personnes battues et condamnées à l'esclavage à l'époque du christianisme naissant. Le christianisme n'avait pas apporté un message social révolutionnaire comme celui de Spartacus, qui, dans des luttes sanglantes, avait échoué. Jésus n'était pas Spartacus, il n'était pas un combattant pour une libération politique, comme Barabbas ou Bar-Khoba. Ce que Jésus, personnellement mort sur la croix, avait apporté était quelque chose de totalement différent: la rencontre avec le Seigneur de tous les seigneurs, la rencontre avec le Dieu vivant, et ainsi la rencontre avec l'espérance qui était plus forte que les souffrances de l'esclavage et qui, de ce fait, transformait de l'intérieur la vie et le monde. Ce qui était advenu de nouveau apparaît avec une plus grande évidence dans la Lettre de saint Paul à Philémon. Il s'agit d'une lettre très personnelle, que Paul écrit dans sa prison et qu'il confie à l'esclave fugitif Onésime pour son maître - Philémon précisément. Oui, Paul renvoie l'esclave à son maître, de chez qui il avait fui, et il le fait non pas en ordonnant, mais en priant: « J'ai quelque chose à te demander pour mon enfant à qui, dans ma prison, j'ai donné la vie du Christ... Je te le renvoie, lui qui est une part de moi-même... S'il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c'est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, bien mieux qu'un esclave, comme un frère bien-aimé » (Phm 10-16). Les hommes qui, selon leur condition sociale, ont entre eux des relations de maîtres et d'esclaves, en tant que membres de l'unique Église, sont devenus frères et soeurs les uns des autres - c'est ainsi que les chrétiens se nomment les uns les autres. En vertu du Baptême, ils avaient été régénérés, ils s'étaient abreuvés du même Esprit et ils recevaient ensemble, côte à côte, le Corps du Seigneur. Même si les structures extérieures demeuraient identiques, cela changeait la société, de l'intérieur. Si la Lettre aux Hébreux dit que les chrétiens n'ont pas ici-bas une demeure stable, mais qu'ils cherchent la demeure future (cf. He 11, 13-16: Ph 3, 20), cela est tout autre qu'un simple renvoi à une perspective future: la société présente est considérée par les chrétiens comme une société imparfaite; ils appartiennent à une société nouvelle, vers laquelle ils sont en chemin et qui, dans leur pèlerinage, est déjà anticipée.
5. Nous devons ajouter encore un autre point de vue. La Première Lettre aux Corinthiens (1, 18-31) nous montre qu'une bonne part des premiers chrétiens appartenaient aux couches sociales basses et, précisément pour cela, étaient disposés à faire l'expérience de la nouvelle espérance, comme nous l'avons vu dans l'exemple de Bakhita. Cependant, depuis les origines, il y avait aussi des conversions dans les couches aristocratiques et cultivées, puisqu'elles vivaient, elles aussi, « sans espérance et sans Dieu dans le monde ». Le mythe avait perdu sa crédibilité; la religion d'État romaine s'était sclérosée en un simple cérémonial, qui était exécuté scrupuleusement, mais qui était seulement réduit désormais à une « religion politique ». Le rationalisme philosophique avait cantonné les dieux dans le champ de l'irréel. Le Divin était vu sous différentes formes dans les forces cosmiques, mais un Dieu que l'on pouvait prier n'existait pas. Paul illustre la problématique essentielle de la religion d'alors de manière particulièrement appropriée, lorsqu'il oppose à la vie « selon le Christ » une vie sous la seigneurie des « éléments du cosmos » (cf. Col 2, 8). Dans cette perspective, un texte de saint Grégoire de Nazianze peut être éclairant. Il dit que le moment où les mages, guidés par l'étoile, adorèrent le nouveau roi, le Christ, marqua la fin de l'astrologie, parce que désormais les étoiles tournaient selon l'orbite déterminée par le Christ.2 De fait, dans cette scène, est inversée la conception du monde d'alors qui, sous une forme différente, est en vogue encore aujourd'hui. Ce ne sont pas les éléments du cosmos, les lois de la matière qui, en définitive, gouvernent le monde et l'homme, mais c'est un Dieu personnel qui gouverne les étoiles, à savoir l'univers; ce ne sont pas les lois de la matière et de l'évolution qui sont l'instance ultime, mais la raison, la volonté, l'amour - une Personne. Et si nous connaissons cette Personne et si elle nous connaît, alors vraiment l'inexorable pouvoir des éléments matériels n'est plus l'instance ultime; alors nous ne sommes plus esclaves de l'univers et de ses lois, alors nous sommes libres. Dans l'antiquité, une telle conscience a déterminé les esprits en recherche sincère. Le ciel n'est pas vide. La vie n'est pas un simple produit des lois et des causalités de la matière, mais, en tout et en même temps, au-dessus de tout, il y a une volonté personnelle, il y a un Esprit qui, en Jésus, s'est révélé comme Amour.3
6. Les sarcophages des débuts du christianisme illustraient de manière visible cette conception devant la mort, face à laquelle la question concernant la signification de la vie devient inévitable. La figure du Christ est interprétée sur les sarcophages antiques surtout au moyen de deux images: celle du philosophe et celle du pasteur. Par philosophie, à l'époque, on n'entendait pas, en général, une discipline académique difficile telle qu'elle se présente aujourd'hui. Le philosophe était plutôt celui qui savait enseigner l'art essentiel: l'art d'être homme de manière droite - l'art de vivre et de mourir. Depuis longtemps déjà, les hommes s'étaient certainement rendu compte qu'une grande partie de ceux qui circulaient comme philosophes, comme maîtres de vie, était seulement des charlatans qui, par leurs paroles, se procuraient de l'argent, tandis qu'ils n'avaient rien à dire sur la vie véritable. On cherchait d'autant plus le vrai philosophe qui saurait indiquer vraiment la voie de la vie. Vers la fin du troisième siècle, nous trouvons pour la première fois à Rome, sur le sarcophage d'un enfant, dans le contexte de la résurrection de Lazare, le Christ comme figure du vrai philosophe qui, dans une main, tient l'Évangile et, dans l'autre, le bâton de voyage du philosophe. Avec son bâton, il est vainqueur de la mort; l'Évangile apporte la vérité que les philosophes itinérants avaient cherchée en vain. Dans cette image, qui est restée dans l'art des sarcophages durant une longue période, il est évident que les personnes cultivées comme les personnes simples reconnaissaient le Christ: il nous dit qui, en réalité, est l'homme et ce qu'il doit faire pour être vraiment homme. Il nous indique la voie et cette voie est la vérité. Il est lui-même à la fois l'une et l'autre, et donc il est aussi la vie dont nous sommes tous à la recherche. Il indique aussi la voie au delà de la mort; seul celui qui est en mesure de faire ainsi est un vrai maître de vie. La même chose est visible dans l'image du pasteur. Comme dans la représentation du philosophe, l'Église primitive pouvait aussi, dans la figure du pasteur, se rattacher à des modèles existant dans l'art romain. Dans ce dernier, le pasteur était en général l'expression du rêve d'une vie sereine et simple, dont les gens avaient la nostalgie dans la confusion de la grande ville. L'image était alors perçue dans le cadre d'un scénario nouveau qui lui conférait un contenu plus profond: « Le Seigneur est mon berger: je ne manque de rien... Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (Ps 22 [23], 1. 4). Le vrai pasteur est Celui qui connaît aussi la voie qui passe par les ravins de la mort; Celui qui marche également avec moi sur la voie de la solitude ultime, où personne ne peut m'accompagner, me guidant pour la traverser: Il a parcouru lui-même cette voie, il est descendu dans le royaume de la mort, il l'a vaincu et il est maintenant revenu pour nous accompagner et pour nous donner la certitude que, avec Lui, on trouve un passage. La conscience qu'existe Celui qui m'accompagne aussi dans la mort et qui, « avec son bâton, me guide et me rassure », de sorte que « je ne crains aucun mal » (Ps 22 [23], 4), telle était la nouvelle « espérance » qui apparaissait dans la vie des croyants.
7. Nous devons encore une fois revenir au Nouveau Testament. Dans le onzième chapitre de la Lettre aux Hébreux (v. 1), on trouve une sorte de définition de la foi, qui relie étroitement cette vertu à l'espérance. Autour de la parole centrale de cette phrase, s'est créée, depuis la Réforme, une discussion entre les exégètes, où semble s'ouvrir aujourd'hui la voie à une interprétation commune. Pour le moment, je laisse cette parole centrale non traduite: la phrase sonne donc ainsi: « La foi est l'hypostasis des biens que l'on espère, la preuve des réalités qu'on ne voit pas ». Pour les Pères et pour les théologiens du Moyen-Âge, il était clair que la parole grecque hypostasis devait être traduite en latin par le terme substantia. La traduction latine du texte, née dans l'Église antique, dit donc: « Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium » - la foi est la « substance » des réalités à espérer; la preuve des réalités qu'on ne voit pas. Utilisant la terminologie de la tradition philosophique dans laquelle il se trouve, Thomas d'Aquin 4 l'explique ainsi: la foi est un « habitus », c'est-à-dire une disposition constante de l'esprit, grâce à laquelle la vie éternelle prend naissance en nous et grâce à laquelle la raison est portée à consentir à ce qu'elle ne voit pas. Le concept de « substance » est donc modifié dans le sens que, par la foi, de manière initiale, nous pourrions dire « en germe » - donc selon la « substance » - sont déjà présents en nous les biens que l'on espère - la totalité, la vraie vie. Et c'est précisément parce que les biens eux-mêmes sont déjà présents que la présence de ce qui se réalisera crée également la certitude: ces « biens » qui doivent venir ne sont pas encore visibles dans le monde extérieur (ils « n'apparaissent » pas), mais en raison du fait que, comme réalité initiale et dynamique, nous les portons en nous, naît déjà maintenant une certaine perception de ces biens. À Luther, pour qui la Lettre aux Hébreux comme telle n'était pas très sympathique, le concept de « substance », dans le contexte de sa vision de la foi, ne disait rien. C'est pourquoi il comprit le terme hypostase/substance non dans le sens objectif (de réalité présente en nous), mais dans le sens subjectif, comme expression d'une disposition et, par conséquent, il dut naturellement comprendre aussi le terme argumentum comme une disposition du sujet. Cette interprétation s'est affermie au vingtième siècle - au moins en Allemagne - même dans l'exégèse catholique, de sorte que la traduction oecuménique du Nouveau Testament en langue allemande, approuvée par les Évêques, dit: « Glaube aber ist: Feststehen in dem, was man erhofft, Überzeugtsein von dem, was man nicht sieht » (La foi consiste à être ferme en ce que l'on espère, à être convaincu de ce que l'on ne voit pas). En soi, cela n'est pas faux, mais ce n'est pas cependant le sens du texte, parce que le terme grec utilisé (elenchos) n'a pas la valeur subjective de « conviction », mais la valeur objective de « preuve ». Donc, l'exégèse protestante récente est justement parvenue à une conviction différente: « Maintenant, on ne peut plus cependant mettre en doute que cette interprétation protestante, devenue classique, est insoutenable ».5 La foi n'est pas seulement une tension personnelle vers les biens qui doivent venir, mais qui sont encore absents; elle nous donne quelque chose. Elle nous donne déjà maintenant quelque chose de la réalité attendue, et la réalité présente constitue pour nous une « preuve » des biens que nous ne voyons pas encore. Elle attire l'avenir dans le présent, au point que le premier n'est plus le pur « pas-encore ». Le fait que cet avenir existe change le présent; le présent est touché par la réalité future, et ainsi les biens à venir se déversent sur les biens présents et les biens présents sur les biens à venir.
8. Cette explication est renforcée ultérieurement et elle se rapporte à la vie concrète si nous considérons le verset 34 du chapitre 10 de la Lettre aux Hébreux qui, en ce qui concerne l'aspect linguistique et le contenu, est lié à la définition d'une foi remplie d'espérance et qui la prépare. Ici, l'auteur parle aux croyants qui ont subi l'expérience de la persécution et il leur dit: « Vous avez pris part aux souffrances des prisonniers; vous avez accepté avec joie la spoliation de vos biens (hyparchonton - Vulgate: bonorum), sachant que vous étiez en possession de biens meilleurs (hyparxin - Vulgate: substantiam) et stables. « Hyparchonta » sont les propriétés, ce qui, dans la vie terrestre, constitue le fondement, à savoir la base, la « substance » pour la vie, sur laquelle on compte. Cette « substance », la sécurité normale dans la vie, a été enlevée aux chrétiens au cours des persécutions. Ils ont supporté ces dernières parce qu'ils considéraient cependant cette substance matérielle comme passagère. Ils pouvaient l'abandonner, parce qu'ils avaient trouvé une « base » meilleure pour leur existence - une base qui demeure et que personne ne peut enlever. On ne peut pas ne pas voir le lien qui court entre ces deux sortes de « substance », entre le fondement, ou base matérielle, et l'affirmation de la foi comme « base », comme « substance » qui demeure. La foi confère à la vie une base nouvelle, un nouveau fondement sur lequel l'homme peut s'appuyer et ainsi le fondement habituel, la fiabilité du rendement matériel, justement se relativise. Il se crée une nouvelle liberté face à ce fondement de la vie, qui est seule apparemment en mesure de l'entretenir, même si sa signification normale n'est certainement pas niée. Cette nouvelle liberté, la conscience de la nouvelle « substance » qui nous a été donnée, ne s'est pas révélée seulement dans le martyre, où les personnes se sont opposées au pouvoir extrême de l'idéologie et de ses organes politiques, et, par leur mort, ont renouvelé le monde. Elle s'est manifestée surtout dans les grands renoncements à partir des moines de l'antiquité jusqu'à François d'Assise et aux personnes de notre époque qui, dans les Ordres modernes et dans les Mouvements religieux, par amour pour le Christ, ont tout laissé pour porter aux hommes la foi et l'amour du Christ, pour aider les personnes qui souffrent dans leur corps et dans leur âme. Là, la nouvelle « substance » s'est montrée réellement comme la « substance »; de l'espérance des personnes touchées par le Christ a jailli l'espérance pour d'autres qui vivaient dans les ténèbres et sans espérance. Là s'est vérifié que cette nouvelle vie possède vraiment la « substance » et qu'elle est une « substance » qui suscite la vie pour les autres. Pour nous qui regardons ces figures, leur agir et leur façon de vivre sont de fait une « preuve » des biens à venir; la promesse du Christ n'est pas seulement une réalité attendue, mais une véritable présence: Il est vraiment le « philosophe » et le « pasteur » qui nous indique ce qu'est la vie et où elle est.
9. Pour comprendre plus en profondeur cette réflexion sur les deux espèces de substance - hypostasis et hyparchonta - et sur les deux modes de vie qu'elles expriment, nous devons réfléchir encore brièvement sur deux paroles concernant cet argument, qui se trouvent dans le dixième chapitre de la Lettre aux Hébreux. Il s'agit des paroles hypomone (10, 36) et hypostole (10, 39). Hypomone se traduit normalement par « patience » - persévérance, constance. Savoir attendre en supportant patiemment les épreuves est nécessaire au croyant pour pouvoir « obtenir la réalisation de la promesse » (cf. 10, 36). Dans l'ambiance religieuse du judaïsme antique, cette parole était utilisée de manière expresse pour parler de l'attente de Dieu qui caractérise Israël: à savoir persévérer dans la fidélité à Dieu, en se fondant sur la certitude de l'Alliance, dans un monde qui est en opposition à Dieu. Ainsi, la parole indique une espérance vécue, une vie fondée sur la certitude de l'espérance. Dans le Nouveau Testament, cette attente de Dieu, le fait d'être du côté de Dieu, prend une nouvelle signification: dans le Christ, Dieu s'est manifesté. Il nous a communiqué désormais la « substance » des biens à venir, et l'attente de Dieu obtient ainsi une nouvelle certitude. Elle est attente des biens à venir à partir d'un présent déjà donné. En présence du Christ, avec le Christ présent, elle est attente que se complète son Corps, dans la perspective de sa venue définitive. Au contraire, par hypostole est exprimé le fait de s'éloigner de celui qui n'ose pas dire ouvertement et avec franchise la vérité, qui est peut-être dangereuse. Se cacher devant les hommes par esprit de crainte par rapport à eux conduit à la « perdition » (He 10, 39). « Ce n'est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d'amour et de sagesse » - c'est ainsi que, par une belle expression, la Seconde Lettre à Timothée (1, 7) caractérise l'attitude fondamentale du chrétien.
La vie éternelle - qu'est-ce que c'est?
10. Jusqu'à présent, nous avons parlé de la foi et de l'espérance dans le Nouveau Testament et aux origines du christianisme; il a cependant toujours été évident que nous ne parlons pas uniquement du passé; la réflexion dans son intégralité intéresse la vie et la mort de l'homme en général, et donc nous intéresse nous aussi, ici et maintenant. Cependant, nous devons à présent nous demander de manière explicite: la foi chrétienne est-elle aussi pour nous aujourd'hui une espérance qui transforme et soutient notre vie? Est-elle pour nous « performative » - un message qui forme de manière nouvelle la vie elle-même, ou est-elle désormais simplement une « information » que, entre temps, nous avons mise de côté et qui nous semble dépassée par des informations plus récentes? Dans la recherche d'une réponse, je voudrais partir de la forme classique du dialogue par lequel le rite du Baptême exprimait l'accueil du nouveau-né dans la communauté des croyants et sa renaissance dans le Christ. Le prêtre demandait d'abord quel nom les parents avaient choisi pour l'enfant, et il poursuivait ensuite par la question: « Que demandez-vous à l'Église? » Réponse: « La foi ». « Et que donne la foi? » « La vie éternelle ». Dans le dialogue, les parents cherchaient pour leur enfant l'accès à la foi, la communion avec les croyants, parce qu'ils voyaient dans la foi la clé de « la vie éternelle ». En fait, aujourd'hui comme hier, c'est de cela dont il s'agit dans le Baptême, quand on devient chrétien: non seulement d'un acte de socialisation dans la communauté, non pas simplement d'un accueil dans l'Église. Les parents attendent plus pour le baptisé: ils attendent que la foi, dont fait partie la corporéité de l'Église et de ses sacrements, lui donne la vie - la vie éternelle. La foi est la substance de l'espérance. Mais alors se fait jour la question suivante: voulons-nous vraiment cela - vivre éternellement? Peut-être aujourd'hui de nombreuses personnes refusent-elles la foi simplement parce que la vie éternelle ne leur semble pas quelque chose de désirable. Ils ne veulent nullement la vie éternelle, mais la vie présente, et la foi en la vie éternelle semble, dans ce but, plutôt un obstacle. Continuer à vivre éternellement - sans fin - apparaît plus comme une condamnation que comme un don. Certainement on voudrait renvoyer la mort le plus loin possible. Mais vivre toujours, sans fin - en définitive, cela peut être seulement ennuyeux et en fin de compte insupportable. C'est précisément cela que dit par exemple saint Ambroise, Père de l'Église, dans le discours funèbre pour son frère Saturus: « La mort n'était pas naturelle, mais elle l'est devenue; car, au commencement, Dieu n'a pas créé la mort; il nous l'a donnée comme un remède [...] à cause de la transgression; la vie des hommes commença à être misérable dans le travail quotidien et dans des pleurs insupportables. Il fallait mettre un terme à son malheur, afin que sa mort lui rende ce que sa vie avait perdu. L'immortalité serait un fardeau plutôt qu'un profit, sans le souffle de la grâce ».6 Auparavant déjà, Ambroise avait dit: « La mort ne doit pas être pleurée, puisqu'elle est cause de salut ».7
11. Quel que soit ce que saint Ambroise entendait dire précisément par ces paroles - il est vrai que l'élimination de la mort ou même son renvoi presque illimité mettrait la terre et l'humanité dans une condition impossible et ne serait même pas un bénéfice pour l'individu lui-même. Il y a clairement une contradiction dans notre attitude, qui renvoie à une contradiction intérieure de notre existence elle-même. D'une part, nous ne voulons pas mourir; surtout celui qui nous aime ne veut pas que nous mourions. D'autre part, nous ne désirons même pas cependant continuer à exister de manière illimitée et même la terre n'a pas été créée dans cette perspective. Alors, que voulons-nous vraiment? Ce paradoxe de notre propre attitude suscite une question plus profonde: qu'est-ce en réalité que la « vie »? Et que signifie véritablement « éternité »? Il y a des moments où nous le percevons tout à coup: oui, ce serait précisément cela - la vraie « vie » - ainsi devrait-elle être. Par comparaison, ce que, dans la vie quotidienne, nous appelons « vie », en vérité ne l'est pas. Dans sa longue lettre sur la prière adressée à Proba, une veuve romaine aisée et mère de trois consuls, Augustin écrivit un jour: dans le fond, nous voulons une seule chose - « la vie bienheureuse », la vie qui est simplement vie, simplement « bonheur ». En fin de compte, nous ne demandons rien d'autre dans la prière. Nous ne marchons vers rien d'autre - c'est de cela seulement dont il s'agit. Mais ensuite, Augustin ajoute aussi: en regardant mieux, nous ne savons pas de fait ce que, en définitive, nous désirons, ce que nous voudrions précisément. Nous ne connaissons pas du tout cette réalité; même durant les moments où nous pensons pouvoir la toucher, nous ne la rejoignons pas vraiment. « Nous ne savons pas ce que nous devons demander », confesse-t-il avec les mots de saint Paul (Rm 8, 26). Nous savons seulement que ce n'est pas cela. Toutefois, dans notre non-savoir, nous savons que cette réalité doit exister. « Il y a donc en nous, pour ainsi dire, une savante ignorance (docta ignorantia) », écrit-il. Nous ne savons pas ce que nous voudrions vraiment; nous ne connaissons pas cette « vraie vie »; et cependant, nous savons qu'il doit exister un quelque chose que nous ne connaissons pas et vers lequel nous nous sentons poussés.8
12. Je pense qu'Augustin décrivait là de manière très précise et toujours valable la situation essentielle de l'homme, la situation d'où proviennent toutes ses contradictions et toutes ses espérances. Nous désirons en quelque sorte la vie elle-même, la vraie vie, qui n'est même pas touchée par la mort; mais, en même temps, nous ne connaissons pas ce vers quoi nous nous sentons poussés. Nous ne pouvons pas nous arrêter de nous diriger vers cela et cependant nous savons que tout ce dont nous pouvons faire l'expérience ou que nous pouvons réaliser n'est pas ce à quoi nous aspirons. Cette « chose » inconnue est la véritable « espérance », qui nous pousse et le fait qu'elle soit ignorée est, en même temps, la cause de toutes les désespérances comme aussi de tous les élans positifs ou destructeurs vers le monde authentique et vers l'homme authentique. L'expression « vie éternelle » cherche à donner un nom à cette réalité connue inconnue. Il s'agit nécessairement d'une expression insuffisante, qui crée la confusion. En effet, « éternel » suscite en nous l'idée de l'interminable, et cela nous fait peur; « vie » nous fait penser à la vie que nous connaissons, que nous aimons et que nous ne voulons pas perdre et qui est cependant, en même temps, plus faite de fatigue que de satisfaction, de sorte que, tandis que d'un côté nous la désirons, de l'autre nous ne la voulons pas. Nous pouvons seulement chercher à sortir par la pensée de la temporalité dont nous sommes prisonniers et en quelque sorte prévoir que l'éternité n'est pas une succession continue des jours du calendrier, mais quelque chose comme le moment rempli de satisfaction, dans lequel la totalité nous embrasse et dans lequel nous embrassons la totalité. Il s'agirait du moment de l'immersion dans l'océan de l'amour infini, dans lequel le temps - l'avant et l'après - n'existe plus. Nous pouvons seulement chercher à penser que ce moment est la vie au sens plénier, une immersion toujours nouvelle dans l'immensité de l'être, tandis que nous sommes simplement comblés de joie. C'est ainsi que Jésus l'exprime dans Jean: « Je vous reverrai, et votre coeur se réjouira; et votre joie, personne ne vous l'enlèvera » (16, 22). Nous devons penser dans ce sens si nous voulons comprendre ce vers quoi tend l'espérance chrétienne, ce que nous attendons par la foi, par notre être avec le Christ.9
L'espérance chrétienne est-elle individualiste?
13. Dans le cours de leur histoire, les chrétiens ont cherché à traduire ce savoir qui ne sait pas en figures représentables, développant des images du « ciel » qui restent toujours éloignées de ce que, précisément, nous connaissons seulement négativement, à travers une non-connaissance. Toutes ces tentatives de représentation de l'espérance ont donné à de nombreuses personnes, au fil des siècles, l'élan pour vivre en se fondant sur la foi et en abandonnant aussi, de ce fait, leurs « hyparchonta », les substances matérielles pour leur existence. L'auteur de la Lettre aux Hébreux, dans le onzième chapitre, a tracé une sorte d'histoire de ceux qui vivent dans l'espérance et du fait qu'ils sont en marche, une histoire qui va d'Abel à son époque. À l'époque moderne, une critique toujours plus dure de cette sorte d'espérance s'est développée: il s'agirait d'un pur individualisme, qui aurait abandonné le monde à sa misère et qui se serait réfugié dans un salut éternel uniquement privé. Dans l'introduction à son oeuvre fondamentale « Catholicisme. Aspects sociaux du dogme », Henri de Lubac a recueilli certaines opinions de ce genre, qui méritent d'être citées: « Ai-je trouvé la joie? Non [...]. J'ai trouvé ma joie. Et c'est terriblement autre chose [...]. La joie de Jésus peut être personnelle. Elle peut appartenir à un seul homme, et il est sauvé. Il est en paix [...] pour maintenant et pour toujours, mais seul. Cette solitude de joie ne l'inquiète pas, au contraire: il est l'élu. Dans sa béatitude, il traverse les batailles une rose à la main ».10
14. Face à cela, de Lubac, en se fondant sur la théologie des Pères dans toute son ampleur, a pu montrer que le salut a toujours été considéré comme une réalité communautaire. La Lettre aux Hébreux parle d'une « cité » (cf. 11, 10.16; 12, 22; 13, 14) et donc d'un salut communautaire. De manière cohérente, le péché est compris par les Pères comme destruction de l'unité du genre humain, comme fragmentation et division. Babel, le lieu de la confusion des langues et de la séparation, se révèle comme expression de ce que, fondamentalement, est le péché. Et ainsi, la « rédemption » apparaît vraiment comme le rétablissement de l'unité, où nous nous retrouvons de nouveau ensemble, dans une union qui se profile dans la communauté mondiale des croyants. Il n'est pas nécessaire que nous nous occupions ici de tous les textes dans lesquels apparaît le caractère communautaire de l'espérance. Restons dans la Lettre à Proba, où Augustin tente d'illustrer un peu cette réalité connue inconnue dont nous sommes à la recherche. Le point de départ est simplement l'expression « vie bienheureuse ». Puis il cite le Psaume 144 [143], 15: « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu ». Et il continue: « Pour faire partie de ce peuple et que nous puissions parvenir [...] à vivre avec Dieu pour toujours, "le but du précepte, c'est l'amour qui vient d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère" (1 Tm 1, 5) ».11 Cette vie véritable, vers laquelle nous cherchons toujours de nouveau à tendre, est liée à l'être dans l'union existentielle avec un « peuple » et, pour toute personne, elle ne peut se réaliser qu'à l'intérieur de ce « nous ». Elle présuppose donc l'exode de la prison de son propre « moi », parce que c'est seulement dans l'ouverture de ce sujet universel que s'ouvre aussi le regard sur la source de la joie, sur l'amour lui-même - sur Dieu.
15. Cette vision de la « vie bienheureuse » orientée vers la communauté vise en fait quelque chose au delà du monde présent, mais c'est précisément ainsi qu'elle a aussi à voir avec l'édification du monde - en des formes très diverses, selon le contexte historique et les possibilités offertes ou exclues par lui. Au temps d'Augustin, lorsque l'irruption de nouveaux peuples menaçait la cohésion du monde, où était donnée une certaine garantie de droit et de vie dans une communauté juridique, il s'agissait de fortifier le fondement véritablement porteur de cette communauté de vie et de paix, afin de pouvoir survivre au milieu des mutations du monde. Jetons plutôt au hasard un regard sur un moment du Moyen-Âge selon certains aspects emblématiques. Dans la conscience commune, les monastères apparaissaient comme des lieux de fuite hors du monde (« contemptus mundi ») et de dérobade à ses responsabilités dans le monde, pour la recherche de son salut personnel. Bernard de Clairvaux, qui, avec son Ordre réformé, fit rentrer une multitude de jeunes dans les monastères, avait sur cette question une vision bien différente. Selon lui, les moines ont une tâche pour toute l'Église et par conséquent aussi pour le monde. Par de nombreuses images, il illustre la responsabilité des moines pour tout l'organisme de l'Église, plus encore, pour l'humanité; il leur applique la parole du Pseudo-Ruffin: « Le genre humain vit grâce à peu de gens; s'ils n'existaient pas, le monde périrait ».12 Les contemplatifs - contemplantes - doivent devenir des travailleurs agricoles - laborantes -, nous dit-il. La noblesse du travail, que le christianisme a héritée du judaïsme, était apparue déjà dans les règles monastiques d'Augustin et de Benoît. Bernard reprend à nouveau ce concept. Les jeunes nobles qui affluaient dans ses monastères devaient se plier au travail manuel. En vérité, Bernard dit explicitement que pas même le monastère ne peut rétablir le Paradis; il soutient cependant qu'il doit, presque comme lieu de défrichage pratique et spirituel, préparer le nouveau Paradis. Un terrain sauvage est rendu fertile - précisément tandis que sont en même temps abattus les arbres de l'orgueil, qu'est enlevé ce qui pousse de sauvage dans les âmes et qu'est préparé ainsi le terrain sur lequel peut prospérer le pain pour le corps et pour l'âme.13 Ne nous est-il pas donné de constater de nouveau, justement face à l'histoire actuelle, qu'aucune structuration positive du monde ne peut réussir là où les âmes restent à l'état sauvage?
La transformation de la foi-espérance chrétienne dans les temps modernes
16. Comment l'idée que le message de Jésus est strictement individualiste et qu'il s'adresse seulement à l'individu a-t-elle pu se développer? Comment est-on arrivé à interpréter le « salut de l'âme » comme une fuite devant la responsabilité pour l'ensemble et à considérer par conséquent que le programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au service des autres? Pour trouver une réponse à ces interrogations, nous devons jeter un regard sur les composantes fondamentales des temps modernes. Elles apparaissent avec une clarté particulière chez Francis Bacon. Qu'une nouvelle époque soit née - grâce à la découverte de l'Amérique et aux nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement -, c'est indiscutable. Cependant, sur quoi s'enracine ce tournant d'une époque? C'est la nouvelle corrélation entre expérience et méthode qui met l'homme en mesure de parvenir à une interprétation de la nature conforme à ses lois et d'arriver ainsi, en définitive, à « la victoire de l'art sur la nature » (victoria cursus artis super naturam).14 La nouveauté - selon la vision de Bacon - se trouve dans une nouvelle corrélation entre science et pratique. Cela est ensuite appliqué aussi à la théologie: cette nouvelle corrélation entre science et pratique signifierait que la domination sur la création, donnée à l'homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait rétablie.15
17. Celui qui lit ces affirmations et qui y réfléchit avec attention y rencontre un passage déconcertant: jusqu'à ce moment, la récupération de ce que l'homme, dans l'exclusion du paradis terrestre, avait perdu était à attendre de la foi en Jésus Christ, et en cela se voyait la « rédemption ». Maintenant, cette « rédemption », la restauration du « paradis » perdu, n'est plus à attendre de la foi, mais de la relation à peine découverte entre science et pratique. Ce n'est pas que la foi, avec cela, fut simplement niée: elle était plutôt déplacée à un autre niveau - le niveau strictement privé et ultra-terrestre - et, en même temps, elle devient en quelque sorte insignifiante pour le monde. Cette vision programmatique a déterminé le chemin des temps modernes et influence aussi la crise actuelle de la foi qui, concrètement, est surtout une crise de l'espérance chrétienne. Ainsi, l'espérance reçoit également chez Bacon une forme nouvelle. Elle s'appelle désormais foi dans le progrès. Pour Bacon en effet, il est clair que les découvertes et les inventions tout juste lancées sont seulement un début, que, grâce à la synergie des sciences et des pratiques, s'ensuivront des découvertes totalement nouvelles et qu'émergera un monde totalement nouveau, le règne de l'homme.16 C'est ainsi qu'il a aussi présenté une vision des inventions prévisibles - jusqu'à l'avion et au submersible. Au cours du développement ultérieur de l'idéologie du progrès, la joie pour les avancées visibles des potentialités humaines demeure une constante confirmation de la foi dans le progrès comme tel.
18. Dans le même temps, deux catégories sont toujours davantage au centre de l'idée de progrès: la raison et la liberté. Le progrès est surtout un progrès dans la domination croissante de la raison et cette raison est considérée clairement comme un pouvoir du bien et pour le bien. Le progrès est le dépassement de toutes les dépendances - il est progrès vers la liberté parfaite. La liberté aussi est perçue seulement comme une promesse, dans laquelle l'homme va vers sa plénitude. Dans les deux concepts - liberté et raison - est présent un aspect politique. En effet, le règne de la raison est attendu comme la nouvelle condition de l'humanité devenue totalement libre. Cependant, les conditions politiques d'un tel règne de la raison et de la liberté apparaissent, dans un premier temps, peu définies. Raison et liberté semblent garantir par elles-mêmes, en vertu de leur bonté intrinsèque, une nouvelle communauté humaine parfaite. Néanmoins, dans les deux concepts-clé de « raison » et de « liberté », la pensée est aussi tacitement toujours en opposition avec les liens de la foi et de l'Église comme avec les liens des systèmes d'État d'alors. Les deux concepts portent donc en eux un potentiel révolutionnaire d'une force explosive énorme.
19. Nous devons brièvement jeter un regard sur les deux étapes essentielles de la concrétisation politique de cette espérance, parce qu'elles sont d'une grande importance pour le chemin de l'espérance chrétienne, pour sa compréhension et pour sa persistance. Il y a avant tout la Révolution française comme tentative d'instaurer la domination de la raison et de la liberté, maintenant aussi de manière politiquement réelle. L'Europe de l'Illuminisme, dans un premier temps, s'est tournée avec fascination vers ces événements, mais face à leurs développements, elle a dû ensuite réfléchir de manière renouvelée sur la raison et la liberté. Les deux écrits d'Emmanuel Kant, où il réfléchit sur les événements, sont significatifs pour les deux phases de la réception de ce qui était survenu en France. En 1792, il écrit son oeuvre: « Der Sieg des guten Prinzips über das böse und die Gründung eines Reiches Gottes auf Erden » (La victoire du principe du bien sur le principe mauvais et la constitution d'un règne de Dieu sur la terre). Il y écrit: « Le passage progressif de la foi d'Église à l'autorité unique de la pure foi religieuse est l'approche du royaume de Dieu ».17 Il nous dit aussi que les révolutions peuvent accélérer les temps de ce passage de la foi d'Église à la foi rationnelle. Le « règne de Dieu », dont Jésus avait parlé, a reçu là une nouvelle définition et a aussi pris une nouvelle présence; il existe, pour ainsi dire, une nouvelle « attente immédiate »: le « règne de Dieu » arrive là où la foi d'Église est dépassée et remplacée par la « foi religieuse », à savoir par la simple foi rationnelle. En 1795, dans l'écrit « Das Ende aller Dinge » (La fin de toutes les choses), apparaît une image transformée. Kant prend alors en considération la possibilité que, à côté du terme naturel de toutes les choses, il s'en trouve aussi une contre nature, perverse. Il écrit à ce sujet: « Si le christianisme devait cesser d'être aimable [...], on verrait nécessairement [...] l'aversion et la révolte soulever contre lui le coeur de la majorité des hommes; et l'antéchrist, qu'on considère de toute façon comme le précurseur du dernier jour, établirait son règne (fondé sans doute sur la peur et l'égoïsme), fût-ce pour peu de temps; et comme le christianisme, destiné à être la religion universelle, serait alors frustré de la faveur du destin, on assisterait à la fin (renversée) de toutes choses au point de vue moral ».18
20. Le dix-neuvième siècle ne renia pas sa foi dans le progrès comme forme de l'espérance humaine et il continua à considérer la raison et la liberté comme des étoiles-guide à suivre sur le chemin de l'espérance. Les avancées toujours plus rapides du développement technique et l'industrialisation qui lui est liée ont cependant bien vite créé une situation sociale totalement nouvelle: il s'est formé la classe des ouvriers de l'industrie et ce que l'on appelle le « prolétariat industriel », dont les terribles conditions de vie ont été illustrées de manière bouleversante par Friedrich Engels, en 1845. Pour le lecteur, il devait être clair que cela ne pouvait pas continuer; un changement était nécessaire. Mais le changement aurait perturbé et renversé l'ensemble de la structure de la société bourgeoise. Après la révolution bourgeoise de 1789, l'heure d'une nouvelle révolution avait sonné, la révolution prolétarienne: le progrès ne pouvait pas simplement avancer de manière linéaire, à petits pas. Il fallait un saut révolutionnaire. Karl Marx recueillit cette aspiration du moment et, avec un langage et une pensée vigoureux, il chercha à lancer ce grand pas nouveau et, comme il le considérait, définitif de l'histoire vers le salut - vers ce que Kant avait qualifié de « règne de Dieu ». Une fois que la vérité de l'au-delà se serait dissipé, il se serait agi désormais d'établir la vérité de l'en deçà. La critique du ciel se transforme en une critique de la terre, la critique de la théologie en une critique de la politique. Le progrès vers le mieux, vers le monde définitivement bon, ne provient pas simplement de la science, mais de la politique - d'une politique pensée scientifiquement, qui sait reconnaître la structure de l'histoire et de la société, et qui indique ainsi la voie vers la révolution, vers le changement de toutes les choses. Avec précision, même si c'est de manière unilatérale et partiale, Marx a décrit la situation de son temps et il a illustré avec une grande capacité d'analyse les voies qui ouvrent à la révolution - non seulement théoriquement: avec le parti communiste, né du manifeste communiste de 1848, il l'a aussi lancée concrètement. Sa promesse, grâce à la précision des analyses et aux indications claires des instruments pour le changement radical, a fasciné et fascine encore toujours de nouveau. La révolution s'est aussi vérifiée de manière plus radicale en Russie.
21. Mais avec sa victoire, l'erreur fondamentale de Marx a aussi été rendue évidente. Il a indiqué avec exactitude comment réaliser le renversement. Mais il ne nous a pas dit comment les choses auraient dû se dérouler après. Il supposait simplement que, avec l'expropriation de la classe dominante, avec la chute du pouvoir politique et avec la socialisation des moyens de production, se serait réalisée la Nouvelle Jérusalem: alors, toutes les contradictions auraient en effet été annulées, l'homme et le monde auraient finalement vu clair en eux-mêmes. Alors tout aurait pu procéder de soi-même sur la voie droite, parce que tout aurait appartenu à tous et que tous auraient voulu le meilleur les uns pour les autres. Ainsi, après la révolution réussie, Lénine dut se rendre compte que, dans les écrits du maître, il ne se trouvait aucune indication sur la façon de procéder. Oui, il avait parlé de la phase intermédiaire de la dictature du prolétariat comme d'une nécessité qui, cependant, dans un deuxième temps, se serait avérée d'elle-même caduque. Cette « phase intermédiaire », nous la connaissons bien et nous savons aussi comment elle s'est développée, ne faisant pas naître un monde sain, mais laissant derrière elle une destruction désolante. Marx n'a pas seulement manqué de penser les institutions nécessaires pour le nouveau monde - on ne devait en effet plus en avoir besoin. Qu'il ne nous en dise rien, c'est la conséquence logique de sa mise en place. Son erreur est plus en profondeur. Il a oublié que l'homme demeure toujours homme. Il a oublié l'homme et il a oublié sa liberté. Il a oublié que la liberté demeure toujours liberté, même pour le mal. Il croyait que, une fois mise en place l'économie, tout aurait été mis en place. Sa véritable erreur est le matérialisme: en effet, l'homme n'est pas seulement le produit de conditions économiques, et il n'est pas possible de le guérir uniquement de l'extérieur, créant des conditions économiques favorables.
22. Ainsi, nous nous trouvons de nouveau devant la question: que pouvons-nous espérer? Une autocritique de l'ère moderne dans un dialogue avec le christianisme et avec sa conception de l'espérance est nécessaire. Dans un tel dialogue, même les chrétiens, dans le contexte de leurs connaissances et de leurs expériences, doivent apprendre de manière renouvelée en quoi consiste véritablement leur espérance, ce qu'ils ont à offrir au monde et ce que, à l'inverse, ils ne peuvent pas offrir. Il convient que, à l'autocritique de l'ère moderne, soit associée aussi une autocritique du christianisme moderne, qui doit toujours de nouveau apprendre à se comprendre lui-même à partir de ses propres racines. Sur ce point, on peut seulement présenter ici certains éléments. Avant tout, il faut se demander: que signifie vraiment « le progrès »; que promet-il et que ne promet-il pas? Déjà à la fin du XIXe siècle, il existait une critique de la foi dans le progrès. Au XXe, Th. W. Adorno a formulé la problématique de la foi dans le progrès de manière drastique: le progrès, vu de près, serait le progrès qui va de la fronde à la mégabombe. Actuellement, il s'agit, de fait, d'un aspect du progrès que l'on ne doit pas dissimuler. Pour le dire autrement, l'ambiguïté du progrès est rendue évidente. Sans aucun doute, le progrès offre de nouvelles possibilités pour le bien, mais il ouvre aussi des possibilités abyssales de mal - possibilités qui n'existaient pas auparavant. Nous sommes tous devenus témoins de ce que le progrès, lorsqu'il est entre de mauvaises mains, peut devenir, et qu'il est devenu, de fait, un progrès terrible dans le mal. Si au progrès technique ne correspond pas un progrès dans la formation éthique de l'homme, dans la croissance de l'homme intérieur (cf. Ep 3, 16; 2 Co 4, 16), alors ce n'est pas un progrès, mais une menace pour l'homme et pour le monde.
23. En ce qui concerne les deux grands thèmes « raison » et « liberté », les questions qui leur sont liées ne peuvent &