19 mai 2005 – Aux Evêques d’Espagne
A l’école de Marie, nous pourrons mieux appréhender le Christ. En la contemplant comme la "femme eucharistique", Elle nous accompagne dans la rencontre avec son Fils, qui est avec nous "tous les jours, jusqu'à la fin du monde" (Mt 28, 20), en particulier dans le Très Saint Sacrement.
26 mai 2005 - Homélie Corpus Domini
En la fête du Corpus Domini, l'Eglise revit le mystère du Jeudi Saint à la lumière de la Résurrection. Le Jeudi Saint également, a lieu une procession eucharistique, au cours de laquelle l'Eglise répète l'exode de Jésus du Cénacle au mont des Oliviers. En Israël, on célébrait la nuit de Pâques à la maison, dans l'intimité de la famille; on rappelait ainsi le souvenir de la première Pâque, en Egypte — la nuit où le sang de l'agneau pascal, aspergé sur l'architrave et sur les chambranles des maisons, protégeait contre l'exterminateur. Jésus, au cours de cette nuit, sort et se remet entre les mains du traître, de l'exterminateur, et c'est précisément ainsi qu'il vainc la nuit, qu'il vainc les ténèbres du mal. Ce n'est qu'ainsi que le don de l'Eucharistie, instituée au Cénacle, trouve son accomplissement: Jésus donne réellement son corps et son sang. En franchissant le seuil de la mort, il devient Pain vivant, véritable manne, nourriture inépuisable pour les siècles des siècles. La chair devient pain de vie.
Lors de la procession du Jeudi Saint, l'Eglise accompagne Jésus au mont des Oliviers: l'Eglise orante éprouve le vif désir de veiller avec Jésus, de ne pas le laisser seul dans la nuit du monde, dans la nuit de la trahison, dans la nuit de l'indifférence d'un grand nombre de personnes. En la fête du Corpus Domini, nous reprenons cette procession, mais dans la joie de la Résurrection. Le Seigneur est ressuscité et il nous précède. Dans les récits de la Résurrection, on trouve un trait commun et essentiel; les anges disent: le Seigneur «vous précède en Galilée; c'est là que vous le verrez» (Mt 28, 7). En considérant cela de plus près, nous pouvons dire que cette action de «précéder» de Jésus implique une double direction. La première est - comme nous l'avons entendu - la Galilée. En Israël, la Galilée était considérée comme la porte vers le monde des païens. Et, de fait, c'est précisément en Galilée, sur le mont, que les disciples voient Jésus, le Seigneur, qui leur dit: «Allez... de toutes les nations faites des disciples» (Mt 28, 19). L'autre direction de l'action de «précéder» de la part du Ressuscité, apparaît dans l'Evangile de saint Jean, dans les paroles de Jésus à Madeleine: «Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père» (Jn 20, 17). Jésus nous précède auprès du Père, monte à la hauteur de Dieu et nous invite à le suivre. Ces deux directions du chemin du Ressuscité ne sont pas en contradiction, mais indiquent ensemble la voie de la «sequela» du Christ. Le véritable objectif de notre chemin est la communion avec Dieu - Dieu lui-même est la maison aux nombreuses demeures (cf. Jn 14, 2ss.). Mais nous ne pouvons monter dans cette demeure qu'en allant «vers la Galilée» - en allant sur les routes du monde, en apportant l'Evangile à toutes les nations, en apportant le don de son amour aux hommes de tous les temps. C'est pourquoi le chemin des apôtres s'est étendu jusqu'aux «extrémités de la terre» (cf. Ac 1, 6ss); ainsi, saint Pierre et saint Paul sont allés jusqu'à Rome, une ville qui était alors le centre du monde connu, véritable «caput mundi».
La procession du Jeudi Saint accompagne Jésus dans sa solitude, vers la «via crucis». La procession du Corpus Domini, en revanche, répond de manière symbolique au mandat du Ressuscité: je vous précède en Galilée. Allez jusqu'aux extrémités de la terre, apportez l'Evangile au monde. Bien sûr, l'Eucharistie est, pour la foi, un mystère d'intimité. Le Seigneur a institué le Sacrement du Cénacle, entouré de sa nouvelle famille, des douze apôtres, préfiguration et anticipation de l'Eglise de tous les temps. C'est pourquoi, dans la liturgie de l'Eglise antique, la distribution de la sainte communion était introduite par les paroles suivantes: Sancta sanctis — le don saint est destiné à ceux qui sont rendus saints. On répondait de cette façon à l'avertissement de saint Paul aux Corinthiens: «Que chacun donc s'éprouve soi-même, et qu'ainsi il mange de ce pain et boive de cette coupe» (1 Co 11, 28). Toutefois, de cette intimité, qui est un don très personnel du Seigneur, la force du sacrement de l'Eucharistie va au-delà des murs de notre Eglise. Dans ce Sacrement, le Seigneur est toujours en marche vers le monde. Cet aspect universel de la présence eucharistique apparaît dans la procession de notre fête. Nous portons le Christ, présent dans la figure du pain, dans les rues de notre ville. Nous confions ces rues, ces maisons - notre vie quotidienne - à sa bonté. Que nos rues soient les routes de Jésus! Que nos maisons soient des maisons pour lui et avec lui! Que notre vie de tous les jours soit empreinte de sa présence. Avec ce geste, nous plaçons sous son regard les souffrances des malades, la solitude des jeunes et des personnes âgées, les tentations, les peurs - toute notre vie. La procession souhaite être une grande bénédiction publique pour notre ville: le Christ est, en personne, la bénédiction divine pour le monde - que le rayonnement de sa bénédiction s'étende sur nous tous!
Dans la procession du Corpus Domini, nous accompagnons le Ressuscité sur son chemin vers le monde entier, comme nous l'avons dit. Et précisément en accomplissant cela, nous répondons également à son mandat: «Prenez, mangez... Buvez-en tous» (Mt 26, 26ss). On ne peut pas «manger» le Ressuscité, présent dans la figure du pain, comme un simple morceau de pain. Manger ce pain signifie communier, signifie entrer dans la communion avec la personne du Seigneur vivant. Cette communion, cet acte de «manger», est réellement une rencontre entre deux personnes, une façon de se laisser pénétrer par la vie de Celui qui est le Seigneur, de Celui qui est mon Créateur et mon Rédempteur. Le but de cette communion, de cet acte de manger, est l'assimilation de ma vie à la sienne, ma transformation et ma conformation à Celui qui est Amour vivant. C'est pourquoi cette communion implique l'adoration, implique la volonté de suivre le Christ, de suivre Celui qui nous précède. Adoration et procession font donc partie d'un unique geste de communion, et répondent à son mandat: «Prenez et mangez».
29 mai 2005 - Homélie Messe à Bari
« Glorifie le Seigneur, Jérusalem, loue ton Dieu, ô Sion » (ps). L’invitation du psalmiste qui trouve un écho également dans la Séquence, exprime très bien le sens de cette célébration eucharistique : nous sommes rassemblés pour louer et bénir le Seigneur.
31 mai 2005 - Méditation Grotte de Lourdes au Vatican
La Vierge nous accompagne chaque jour dans notre prière. En cette Année de l'Eucharistie que nous sommes en train de vivre, Marie nous aide avant tout à découvrir toujours mieux le grand sacrement de l'Eucharistie. Le bien-aimé Pape Jean-Paul II, dans sa dernière Encyclique - Ecclesia de Eucharistia - nous l'a présentée comme "femme eucharistique" tout au long de sa vie (cf. n. 53). "Femme eucharistique" en profondeur, en commençant par son attitude intérieure: depuis l'Annonciation, lorsqu'elle fit le don d'elle-même pour l'incarnation du Verbe de Dieu, jusqu'à la croix et la résurrection; "femme eucharistique" au cours de la période qui a suivi la Pentecôte, lorsqu'elle reçut dans le Sacrement ce Corps qu'elle avait conçu et porté dans son sein.
Aujourd'hui en particulier, à travers la liturgie, nous nous arrêtons pour méditer le mystère de la Visitation de la Vierge à sainte Elisabeth. Marie se rend chez sa cousine âgée Elisabeth, que tous disaient stérile et qui en revanche était parvenue au sixième mois d'une grossesse donnée par Dieu (cf. Lc 1, 36), alors qu'elle porte dans son sein Jésus qui vient d'être conçu. C'est une jeune fille qui n'a pas peur, parce que Dieu est avec elle, Dieu est en elle. D'une certaine façon, nous pouvons dire que son voyage a été - nous sommes heureux de le souligner en cette Année de l'Eucharistie - la première "procession eucharistique" de l'histoire. Marie, tabernacle vivant de Dieu fait chair, est l'arche de l'Alliance, dans laquelle le Seigneur a visité et racheté son peuple. La présence de Jésus la comble d'Esprit Saint. Quand elle entre dans la maison d'Elisabeth, son salut déborde de grâce: Jean frémit dans le sein de sa mère, comme percevant la présence de Celui qu'il devra bientôt annoncer à Israël. Les fils exultent, les mères exultent. Cette rencontre imprégnée par la joie de l'Esprit, trouve son expression dans le chant du Magnificat.
N'est-ce pas également la joie de l'Eglise, qui sans cesse accueille le Christ dans la sainte Eucharistie et l'apporte dans le monde à travers le témoignage de la charité active, emplie de foi et d'espérance? Oui, accueillir Jésus et l'amener aux autres est la véritable joie du chrétien! Chers frères et soeurs, suivons et imitons Marie, une âme profondément eucharistique, et toute notre vie pourra devenir un Magnificat (cf. Ecclesia de Eucharistia, n. 58), une louange de Dieu.
15 juin 2006 – Homélie de la Messe du Corpus-Domini, à Saint Jean de Latran
La veille de sa Passion, au cours de la Cène pascale, le Seigneur prit le pain entre ses mains, - c'est ce que nous venons d'entendre dans l'Evangile - et, ayant prononcé la Bénédiction, le rompit et le leur donna, en disant: "Prenez, ceci est mon corps". Puis, prenant la coupe, il rendit grâces, la leur donna, et ils en burent tous. Et il dit: "Ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui va être répandu pour une multitude" (Mc 14, 22-24). Toute l'histoire de Dieu avec les hommes est résumée dans ces paroles. Ce n'est pas seulement le passé qui est réuni et interprété, mais l'avenir également qui est anticipé - la venue du Royaume de Dieu dans le monde. Ce que dit Jésus, ce ne sont pas simplement des paroles. Ce qu'Il dit est un événement, l'événement central de l'histoire du monde et de notre vie personnelle.
Ces paroles sont inépuisables. En cette heure, je voudrais méditer avec vous uniquement un seul aspect. Jésus, comme signe de sa présence, a choisi le pain et le vin. A travers chacun de ces deux signes, il se donne entièrement, et non pas uniquement une partie de lui. Le Ressuscité n'est pas divisé. Il est une personne qui, à travers les signes, s'approche de nous et s'unit à nous. Mais les signes représentent, à leur façon, chacun un aspect particulier de Son mystère, et, à travers leur manifestation particulière, ils veulent nous parler, afin que nous apprenions à comprendre un peu plus le mystère de Jésus Christ. Au cours de la procession et dans l'adoration, nous regardons l'Hostie consacrée, - le type le plus simple de pain et de nourriture, composé uniquement d'un peu de farine et d'eau. Il apparaît ainsi comme la nourriture des pauvres, auxquels le Seigneur a accordé en premier lieu sa préférence. La prière à travers laquelle l'Eglise, au cours de la liturgie de la Messe, remet ce pain au Seigneur, le définit comme le fruit de la terre et du travail de l'homme. Celui-ci contient les peines de l'homme, le travail quotidien de ceux qui cultivent la terre, sèment et récoltent, et enfin, préparent le pain. Toutefois, le pain n'est pas seulement notre produit, quelque chose que nous fabriquons; c'est le fruit de la terre et donc également un don. Car le fait que la terre porte des fruits n'est pas seulement l'un de nos mérites; seul le Créateur pouvait lui conférer la fertilité. Et à présent, nous pouvons également étendre encore un peu cette prière de l'Eglise, en disant: le pain est fruit à la fois de la terre et du ciel. Il suppose la synergie des forces de la terre et des dons d'en haut, c'est-à-dire du soleil et de la pluie. Et l'eau aussi, dont nous avons besoin pour préparer le pain, nous ne pouvons pas la produire seuls. A une période où l'on parle de désertification et où nous entendons toujours plus de mises en garde contre le danger qu'hommes et bêtes meurent de soif dans les régions privées d'eau - en cette période, nous nous rendons à nouveau compte de la grandeur du don de l'eau également, et combien nous sommes incapables de nous la procurer seuls. Alors, en y regardant de plus près, ce petit morceau d'Hostie blanche, ce pain des pauvres, nous apparaît comme une synthèse de la création. Ciel et terre, mais également activité et esprit de l'homme coopèrent. La synergie des forces qui rend possible, sur notre pauvre planète, le mystère de la vie et l'existence de l'homme, nous est présentée dans toute sa merveilleuse grandeur. Ainsi, nous commençons à comprendre pourquoi le Seigneur choisit ce morceau de pain comme son signe. La création, avec tous ses dons, aspire, au-delà d'elle-même, à quelque chose d'encore plus grand. Au-delà de la synthèse de ses propres forces, au-delà de la synthèse de nature et d'esprit que nous sentons également d'une certaine façon dans le morceau de pain, la création est tendue vers la divinisation, vers les saintes noces, vers l'unification avec le Créateur lui-même.
Mais nous n'avons pas encore expliqué entièrement le message de ce signe du pain. Son mystère le plus profond, le Seigneur l'a évoqué au cours du Dimanche des Rameaux, lorsqu'on lui présenta la requête de certains Grecs de pouvoir le rencontrer. Dans sa réponse à cette question, se trouve la phrase: "En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit" (Jn 12, 24). Dans le pain fait de grains moulus, se cache le mystère de la Passion. La farine, le blé moulu, suppose que le grain est mort et ressuscité. En étant moulu et cuit, il porte ensuite en lui une fois de plus le mystère même de la Passion. Ce n'est qu'à travers la mort qu'arrive la résurrection, qu'arrivent le fruit et la vie nouvelle. Les cultures de la Méditerranée, au cours des siècles précédant le Christ, ont profondément perçu ce mystère. Sur la base de l'expérience de cette mort et de cette résurrection, elles ont conçu des mythes de divinité qui, en mourant et en ressuscitant, donnaient la vie nouvelle. Le cycle de la nature leur semblait comme une promesse divine au milieu des ténèbres de la souffrance et de la mort qui nous sont imposées. Dans ces mythes, l'âme des hommes, d'une certaine façon, se projetait vers le Dieu qui s'est fait homme, qui s'est humilié jusqu'à la mort sur une croix et qui a ouvert ainsi pour nous tous la porte de la vie. Dans le pain et dans son devenir, les hommes ont découvert comme une attente de la nature, comme une promesse de la nature que cela devait exister: le Dieu qui meurt et qui, de cette façon, nous conduit à la vie. Ce qui, dans les mythes, était une attente et qui, dans le grain de blé lui-même, est caché comme signe de l'espérance de la création - cela a réellement eu lieu dans le Christ. A travers sa souffrance et sa mort choisies, Il est devenu pain pour nous tous, et, à travers cela, une espérance vivante et digne de foi: Il nous accompagne dans toutes nos souffrances jusqu'à la mort. Les voies qu'il parcourt avec nous et à travers lesquelles il nous conduit à la vie sont des chemins d'espérance.
Lorsque nous contemplons en adoration l'Hostie consacrée, le signe de la création nous parle. Nous rencontrons alors la grandeur de son don; mais nous rencontrons également la Passion, la Croix de Jésus et sa résurrection. A travers ce regard en adoration, Il nous attire à lui, dans son mystère, au moyen duquel il veut nous transformer comme il a transformé l'Hostie.
L'Eglise des débuts a trouvé un autre symbole dans le pain. La Doctrine des Douze Apôtres, un livre composé aux environs de l'an 100, rapporte dans ses prières l'affirmation: "De même que ce pain que nous rompons, autrefois disséminé sur les collines, a été recueilli pour n'en faire plus qu'un, qu'ainsi ton Eglise soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton Royaume!" (IX, 4). Le pain composé de nombreux grains renferme également un événement d'union: la transformation en pain des grains est un processus d'unification. Nous-mêmes, de nombreux que nous sommes, nous devons devenir un seul pain, un seul corps, nous dit saint Paul (1 Co 10, 17). Ainsi, le signe du pain devient à la fois espérance et devoir.
Le signe du vin nous parle également de façon très semblable. Mais tandis que le pain renvoie à l'aspect quotidien, à la simplicité et au pèlerinage, le vin exprime le caractère exquis de la création: la fête de joie que Dieu veut nous offrir à la fin des temps et que, déjà à présent, il anticipe toujours à nouveau en l'évoquant à travers ce signe. Mais le vin parle également de la Passion: la vigne doit être taillée continuellement pour être ainsi purifiée; le raisin doit mûrir sous le soleil et la pluie et doit être pressé: ce n'est qu'à travers cette passion que mûrit un vin précieux.
En la fête du Corpus Domini, nous regardons surtout le signe du pain. Celui-ci nous rappelle également le pèlerinage d'Israël au cours des quarante années passées dans le désert. L'Hostie est notre manne à travers laquelle le Seigneur nous nourrit - c'est véritablement le pain du ciel à travers lequel Il se donne lui-même. Au cours de la procession, nous suivons ce signe, et ainsi, nous le suivons Lui-même. Et nous le prions: Guide-nous sur les routes de notre histoire! Montre toujours à nouveau le droit chemin à l'Eglise et à ses Pasteurs! Regarde l'humanité qui souffre, qui erre dans l'incertitude parmi tant d'interrogations; vois la faim physique et psychologique qui la tourmente! Donne aux hommes du pain pour le corps et pour l'âme! Donne-leur du travail! Donne-leur la lumière! Donne-toi à eux! Purifie-nous et sanctifie-nous tous! Fais-nous comprendre que ce n'est qu'à travers la participation à ta Passion, à travers le "oui" à la croix, au renoncement, aux purifications que tu nous imposes, que notre vie peut mûrir et atteindre sa pleine réalisation. Rassemble-nous de toutes les extrémités de la terre. Unis ton Eglise, unis l'humanité déchirée! Donne-nous ton salut! Amen!
7 juin 2007 – Homélie Messe Corpus Domini
Il y a quelques instants, nous avons chanté dans la Séquence: "Dogma datur christianis / quod in carnem transit panis / et vinum in sanguinem - C'est un dogme pour les chrétiens: / que le pain se change en son corps, / que le vin devient son sang". Aujourd'hui, nous réaffirmons avec une grande joie notre foi dans l'Eucharistie, le Mystère qui constitue le c½ur de l'Eglise. Dans la récente Exhortation post-synodale Sacramentum caritatis, j'ai rappelé que le Mystère eucharistique "est le don que Jésus Christ fait de lui-même, nous révélant l'amour infini de Dieu pour tout homme" (n. 1). C'est pourquoi la fête du Corpus Domini est une fête particulière et constitue un rendez-vous de foi et de louange pour chaque communauté chrétienne. C'est une fête qui a trouvé son origine dans un contexte historique et culturel précis: elle est née dans le but bien précis de réaffirmer ouvertement la foi du Peuple de Dieu en Jésus Christ vivant et réellement présent dans le Très Saint Sacrement de l'Eucharistie. C'est une fête instituée pour adorer, louer et rendre grâce publiquement au Seigneur, qui "continue de nous aimer "jusqu'au bout", jusqu'au don de son corps et de son sang" (Sacramentum caritatis, n. 1).
La célébration eucharistique de ce soir nous reconduit à l'atmosphère spirituelle du Jeudi Saint, le jour où le Christ, la veille de sa Passion, institua la Très Sainte Eucharistie au Cénacle. Le Corpus Domini constitue ainsi une reprise du mystère du Jeudi Saint, presque en obéissance à l'invitation de Jésus de "proclamer sur les toits" ce qu'Il nous a dit dans le creux de l'oreille (cf. Mt 10, 27). Les Apôtres reçurent le don de l'Eucharistie du Seigneur dans l'intimité de la Dernière Cène, mais il était destiné à tous, au monde entier. Voilà pourquoi il doit être proclamé et exposé ouvertement, afin que chacun puisse rencontrer "Jésus qui passe", comme cela avait lieu sur les route de Galilée, de Samarie et de Judée; afin que chacun, en le recevant, puisse être guéri et renouvelé par la force de son amour. Chers amis, tel est l'héritage perpétuel et vivant que Jésus nous a laissé dans le Sacrement de son Corps et de son Sang. Un héritage qui demande d'être constamment repensé, revécu, afin que, comme le dit le vénéré Paul VI, il puisse "imprimer son efficacité sans limites sur tous les jours de notre vie mortelle" (Audience générale du 24 mai 1967, Insegnamenti, V [1967], p. 779).
Toujours dans l'Exhortation post-synodale, en commentant l'exclamation du prêtre après la consécration: "Il est grand le mystère de la foi!", j'observais: à travers ces paroles, il "proclame le mystère qui est célébré et il manifeste son émerveillement devant la conversion substantielle du pain et du vin en corps et en sang du Seigneur Jésus, réalité qui dépasse toute compréhension humaine" (n. 6). Précisément parce qu'il s'agit d'une réalité mystérieuse qui dépasse notre compréhension, nous ne devons pas nous étonner si, aujourd'hui encore, de nombreuses personnes ont du mal à accepter la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Il ne peut en être autrement. Il en fut ainsi depuis le jour où, dans la synagogue de Capharnaüm, Jésus déclara publiquement être venu pour nous donner en nourriture sa chair et son sang (cf. Jn 6, 26-58). Ce langage apparut "dur" et de nombreuses personnes se retirèrent. A l'époque, comme aujourd'hui, l'Eucharistie demeure "un signe de contradiction" et ne peut manquer de l'être, car un Dieu qui se fait chair et se sacrifie pour la vie du monde met en crise la sagesse des hommes. Mais avec une humble confiance, l'Eglise fait sienne la foi de Pierre et des autres Apôtres, et proclame avec eux, tout comme nous proclamons: "Seigneur, à qui irons-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle" (Jn 6, 68). Renouvelons nous aussi ce soir la profession de foi dans le Christ vivant et présent dans l'Eucharistie. Oui, "c'est un dogme pour les chrétiens, / que le pain se change en son corps / que le vin devient son sang".
A son point culminant, la Séquence, nous a fait chanter: "Ecce panis angelorum, / Factus cibus viatorum: / vere panis filiorum - Le voici, le pain des anges, / il est le pain de l'homme en route, / le vrai pain des enfants de Dieu". Et par la grâce du Seigneur, nous sommes ses enfants. L'Eucharistie est la nourriture réservée à ceux qui, dans le Baptême, ont été libérés de l'esclavage et sont devenus ses enfants; c'est la nourriture qui les soutient sur le long chemin de l'exode à travers le désert de l'existence humaine. Comme la manne pour le peuple d'Israël, ainsi, pour chaque génération chrétienne, l'Eucharistie est la nourriture indispensable qui la soutient tandis qu'elle traverse le désert de ce monde, asséché par les systèmes idéologiques et économiques qui ne promeuvent pas la vie, mais lui portent atteinte; un monde où domine la logique du pouvoir et de l'avoir plutôt que celle du service et de l'amour; un monde où triomphe souvent la culture de la violence et de la mort. Mais Jésus vient à notre rencontre et nous confère la certitude: Lui-même est "le pain de la vie" (Jn 6, 35.48). Il nous l'a répété dans les paroles du Chant à l'Evangile: "Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais" (Jn 6, 52).
Dans le passage évangélique que nous venons de proclamer, saint Luc, nous rapportant le miracle de la multiplication des cinq pains et des deux poissons avec lesquels Jésus nourrit la foule "dans un endroit désert", conclut en disant: "Ils mangèrent et furent tous rassasiés" (cf. Lc 9, 11b-17). Je voudrais souligner en premier lieu ce "tous". Le désir du Seigneur est, en effet, que chaque être humain se nourrisse de l'Eucharistie, car l'Eucharistie est pour tous. Si, dans le Jeudi Saint, est souligné la relation étroite qui existe entre la Dernière Cène et le mystère de la mort de Jésus sur la croix, aujourd'hui fête du Corpus Domini, avec la procession et l'adoration commune de l'Eucharistie, l'attention est attirée sur le fait que le Christ s'est immolé pour l'humanité tout entière. Son passage entre les maisons et dans les rues de notre ville sera pour ceux qui y habitent un don de joie, de vie immortelle, de paix et d'amour.
Dans le passage évangélique, un second élément saute aux yeux: le miracle accompli par le Seigneur contient une invitation explicite à offrir à chacun sa propre contribution. Les deux poissons et les cinq pains indiquent notre contribution pauvre mais nécessaire, qu'Il transforme en don d'amour pour tous. "Le Christ, encore aujourd'hui, - ai-je écrit dans l'Exhortation post-synodale mentionnée - continue à exhorter ses disciples à s'engager personnellement" (n. 88). L'Eucharistie est donc un appel à la sainteté et au don de soi à nos frères, car "la vocation de chacun de nous consiste véritablement à être, avec Jésus, pain rompu pour la vie du monde" (ibid.).
Au terme de la Célébration eucharistique, nous nous rassemblerons en procession, comme pour porter idéalement le Seigneur Jésus à travers toutes les rues et les quartiers de Rome. Nous le plongerons, pour ainsi dire, dans le quotidien de notre vie, afin qu'Il marche où nous marchons, afin qu'Il vive où nous vivons. Nous savons, en effet, comme nous l'a rappelé l'Apôtre Paul dans la Lettre aux Corinthiens, que dans toute Eucharistie, également dans celle de ce soir, nous "annonçons la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne" (cf. 1 Co 11, 26). Nous marchons sur les routes du monde en sachant qu'Il est à nos côtés, soutenus par l'espérance de pouvoir un jour le voir à visage découvert dans la rencontre définitive.
En attendant, dès à présent, nous écoutons sa voix qui répète, comme nous le lisons dans le Livre de l'Apocalypse: "Voici, je me tiens à la porte et je frappe; si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi" (Ap 3, 20). La fête du Corpus Domini veut rendre perceptible, en dépit de notre surdité intérieure, le Seigneur qui frappe à notre porte. Jésus frappe à la porte de notre c½ur et nous demande d'entrer non seulement l'espace d'un jour, mais pour toujours. Nous l'accueillons avec joie, en élevant vers Lui l'invocation commune de la Liturgie: "O bon Pasteur, notre vrai pain, / ô Jésus, aie pitié de nous, [...] Toi qui sais tout et peux tout / toi qui sur terre nous nourris, conduis-nous au banquet du ciel / en compagnie de tes saints".
22 mai 2008 – Homélie de la Messe du Corpus Domini. Saint Jean de Latran
Après le temps fort de l'année liturgique, qui s'est centré sur Pâques et se déroule sur trois mois - d'abord les quarante jours du Carême, puis les cinquante jours du temps pascal -, la liturgie nous fait célébrer trois fêtes qui ont plutôt un caractère "synthétique": la Très Sainte Trinité, puis le Corpus Domini, et enfin le Sacré C½ur de Jésus. Quel est le sens exact de la solennité d'aujourd'hui, du Corps et du Sang du Christ? La célébration elle-même que nous accomplissons nous le dit dans le déroulement de ses gestes fondamentaux: avant tout, nous sommes rassemblés autour de l'autel du Seigneur, pour être ensemble en sa présence; en deuxième lieu, il y a aura la procession, c'est-à-dire le cheminement avec le Seigneur; et enfin l'agenouillement devant le Seigneur, l'adoration, qui débute lors de la messe et accompagne toute la procession, mais culmine dans le moment final de la bénédiction eucharistique, quand nous nous prosternerons devant Celui qui s'est abaissé jusqu'à nous et a donné sa vie pour nous. Arrêtons-nous sur ces trois attitudes, pour qu'elles soient vraiment des expressions de notre foi et de notre vie.
La première action, donc, est celle du rassemblement en présence du Seigneur. C'est ce qu'anciennement on appelait "statio". Imaginons un instant que dans tout Rome, il n'y ait que ce seul autel, et que tous les chrétiens de la ville soient invités à se rassembler ici pour célébrer le Sauveur mort et ressuscité. Cela nous donne l'idée de ce que la célébration eucharistique pouvait être aux origines, à Rome et dans beaucoup d'autres villes touchées par le message évangélique: dans chaque Eglise particulière il n'y avait qu'un seul évêque et autour de lui, autour de l'Eucharistie qu'il célébrait, se constituait la communauté, unique parce qu'il n'y a qu'un Calice béni et qu'un pain rompu, comme nous l'avons écouté dans les paroles de l'apôtre Paul dans la deuxième lecture (cf. 1 Co 10, 16-17). Une autre et célèbre expression paulinienne nous vient en mémoire: "Il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus" (Ga 3, 28). "Tous vous ne faites qu'un"! Dans ces paroles on sent la vérité et la force de la révolution chrétienne, la révolution plus profonde de l'histoire humaine, qu'on expérimente justement autour de l'Eucharistie: ici se rassemblent en présence du Seigneur des personnes différentes par leur âge, leur sexe, leur condition sociale, leurs idées politiques. L'Eucharistie ne peut jamais être un fait privé, réservé à des personnes qui se sont choisies par affinité ou amitié. L'Eucharistie est un culte public, qui n'a rien d'ésotérique, d'exclusif. Même ici, aujourd'hui, nous n'avons pas choisi nous-mêmes qui nous rencontrerons, nous sommes venus et nous nous trouvons les uns aux côtés des autres, réunis par la foi et appelés à devenir un corps unique en partageant le seul pain qui est le Christ. Nous sommes unis au delà de nos différences de nationalité, de profession, de classe sociale, d'idées politiques: nous nous ouvrons les uns aux autres pour devenir un à partir de Lui. Et cela, depuis les origines, a été une caractéristique du christianisme réalisée de manière visible autour de l'Eucharistie, et il faut toujours être attentif afin que les tentations récurrentes de particularisme, même si elles sont de bonne foi, n'aillent pas de fait dans un sens contraire. Le Corpus Domini nous rappelle donc avant tout ceci: qu'être chrétien veut dire se réunir de partout pour être en présence de l'unique Seigneur et devenir un avec Lui et en Lui.
Le deuxième aspect constitutif est le cheminement avec le Seigneur. C'est la réalité manifestée par la procession, que nous vivrons ensemble après la messe, presque comme son prolongement naturel, en nous déplaçant derrière Celui qui est la Voie, le Chemin. Par le don de Lui-même dans l'Eucharistie, le Seigneur Jésus nous libère de nos "paralysies", nous fait nous relever et nous fait "procéder", nous fait donc faire un pas en avant, et puis un autre pas, et ainsi nous nous mettons en chemin, avec la force de ce Pain de la vie. Comme cela arrive au prophète Elie, qui s'était réfugié dans le désert par peur de ses ennemis, et avait décidé de se laisser mourir (cf. 1 R 19, 1-4). Mais Dieu le tira de son sommeil et lui fit trouver près de lui une galette qui venait d'être cuite: "Lève-toi et mange - lui dit-il - autrement le chemin sera trop long pour toi" (1 R 19, 5-7). La procession du Corpus Domini nous enseigne que l'Eucharistie veut nous libérer de tout abattement et de tout inconfort, il veut nous relever, pour que nous puissions reprendre le chemin avec la force que Dieu nous donne à travers Jésus Christ. C'est l'expérience du peuple d'Israël dans l'exode hors d'Egypte, la longue pérégrination à travers le désert, dont a parlé la première lecture. Une expérience qui est constitutive pour Israël, mais demeure exemplaire pour toute l'humanité. En effet, l'expression "l'homme ne vit pas seulement de pain, mais (...) de tout ce qui sort de la bouche de Yahvé" (Dt 8, 3) est une affirmation universelle, qui se réfère à tout homme en tant qu'homme. Chacun peut trouver sa propre voie, s'il rencontre Celui qui est Parole et Pain de vie et se laisse guider par sa présence amicale. Sans le Dieu-avec-nous, le Dieu proche, comment pouvons-nous soutenir le pèlerinage de notre existence, aussi bien individuellement que dans la société et la famille des peuples? L'Eucharistie est le Sacrement du Dieu qui ne nous laisse pas seul sur le chemin, mais se place à nos côtés et nous indique la direction. En effet, il ne suffit pas de marcher devant soi, il faut voir où l'on va! Le "progrès" ne suffit pas, s'il n'y a pas de critères de référence. Et même, si on court en dehors de la route, on risque de finir dans un précipice, ou du moins de s'éloigner plus rapidement du but. Dieu nous a créés libres, mais ne nous a pas laissés seuls: il s'est fait Lui-même "voie" et est venu pour marcher avec nous, pour que notre liberté ait aussi le critère pour discerner la route juste et la parcourir.
A ce point, on ne peut manquer de penser au début du "décalogue", les dix commandements, où il est écrit: "Je suis Yahvé, ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi" (Ex 20, 2-3). Nous trouvons ici le sens du troisième élément constitutif du Corpus Domini: s'agenouiller en adoration devant le Seigneur. Adorer le Dieu de Jésus Christ, qui s'est fait pain rompu par amour, est le remède le plus valable et radical contre les idolâtries d'hier et d'aujourd'hui. S'agenouiller devant l'Eucharistie est une profession de liberté: celui qui s'incline devant Jésus ne peut et ne doit se prosterner devant aucun pouvoir terrestre, aussi fort soit-il. Nous les chrétiens nous ne nous agenouillons que devant Dieu, devant le Très Saint Sacrement, parce qu'en lui nous savons et nous croyons qu'est présent le seul Dieu véritable, qui a créé le monde et l'a tant aimé au point de lui donner son Fils unique (cf. Jn 3, 16). Nous nous prosternons devant un Dieu qui s'est d'abord penché vers l'homme, comme un Bon Samaritain, pour le secourir et lui redonner vie, et il s'est agenouillé devant nous pour laver nos pieds sales. Adorer le Corps du Christ veut dire croire que là, dans ce morceau de pain, se trouve réellement le Christ, qui donne son vrai sens à la vie, à l'univers immense comme à la plus petite créature, à toute l'histoire humaine comme à l'existence la plus courte. L'adoration est une prière qui prolonge la célébration et la communion eucharistique et dans laquelle l'âme continue à se nourrir: elle se nourrit d'amour, de vérité, de paix; elle se nourrit d'espérance, parce que Celui devant lequel nous nous prosternons ne nous juge pas, ne nous écrase pas, mais nous libère et nous transforme.
Voilà pourquoi se rassembler, cheminer, adorer nous remplit de joie. En faisant nôtre l'attitude d'adoration de Marie, dont nous faisons mémoire de manière particulière en ce mois de mai, prions pour nous et pour tous; prions pour toutes les personnes qui vivent dans cette ville, pour qu'elles puissent Te connaître, ô Père, et Celui que Tu as envoyé, Jésus Christ. Et avoir ainsi la vie en abondance. Amen.
11 juin 2009 – Homélie de la Messe du Corpus Domini
"Ceci est mon corps, ceci est mon sang"
Ces paroles que Jésus prononça au cours de la Dernière Cène, sont répétées à chaque fois que se renouvelle le Sacrifice eucharistique. Nous les avons écoutées il y a quelques instants dans l'Evangile de Marc et elles retentissent avec une puissance évocatrice particulière aujourd'hui, en la solennité du Corpus Domini. Elles nous conduisent idéalement au Cénacle, elles nous font revivre le climat spirituel de cette nuit lorsque, célébrant la Pâque avec les siens, le Seigneur anticipa dans le mystère le sacrifice qui devait se consumer le lendemain sur la croix. L'institution de l'Eucharistie nous apparaît ainsi comme une anticipation et une acceptation de la part de Jésus de sa mort. Saint Ephrem de Syrie écrit à ce propos: au cours de la Cène, Jésus s'immola; sur la croix, Il fut immolé par les autres (cf. Hymne sur la crucifixion, 3, 1).
"Ceci est mon sang". Ici la référence au langage sacrificiel d'Israël est clair. Jésus se présente comme le sacrifice véritable et définitif, dans lequel se réalise l'expiation des péchés qui, dans les rites de l'Ancien Testament, n'avait jamais été totalement accomplie. A cette expression s'en ajoutent deux autres très significatives. Tout d'abord, Jésus Christ dit que son sang "est versé pour la multitude" avec une référence compréhensible aux chants du Serviteur, qui se trouvent dans le livre d'Isaïe (cf. chap. 53). Avec l'ajout - "sang de l'alliance" -, Jésus manifeste en outre que, grâce à sa mort, se réalise la prophétie de la nouvelle alliance fondée sur la fidélité et sur l'amour infini du Fils fait homme, une alliance donc plus forte que tous les péchés de l'humanité. L'antique alliance avait été établie sur le Sinaï à travers un rite sacrificiel d'animaux, comme nous l'avons écouté dans la première lecture, et le peuple élu, libéré de l'esclavage d'Egypte, avait promis d'accomplir tous les commandements donnés par le Seigneur (cf. Ex 24, 3).
En vérité, dès le début, Israël, en construisant le veau d'or, se montra incapable de rester fidèle à cette promesse et de même au pacte en question, qu'elle transgressa même très souvent par la suite, adaptant à son c½ur de pierre la Loi qui aurait dû lui enseigner le chemin de la vie. Mais le Seigneur ne manqua pas à sa promesse et, à travers les prophètes, se préoccupa de rappeler la dimension intérieure de l'alliance, et annonça qu'il en aurait écrit une nouvelle dans le c½ur de ses fidèles (cf. Jr 31, 33), les transformant par le don de l'Esprit (cf. Ez 36, 25-27). Et ce fut au cours de la Dernière Cène qu'il établit avec les disciples et avec l'humanité cette nouvelle alliance, la confirmant non pas à travers des sacrifices d'animaux, comme cela avait eu lieu par le passé, mais par son sang, devenu "sang de la nouvelle alliance". Il la fonda donc sur son obéissance, plus forte, comme je l'ai dit, que tous nos péchés.
Cela est bien mis en évidence dans la deuxième lecture, tirée de la Lettre aux Hébreux, dans laquelle le saint auteur déclare que Jésus est "médiateur d'une nouvelle alliance" (9, 15). Il l'est devenu grâce à son sang, ou, plus exactement, grâce au don de lui-même, qui donne sa pleine valeur à l'effusion de son sang. Sur la croix, Jésus est dans le même temps victime et prêtre: victime digne de Dieu car sans tache, et prêtre suprême qui s'offre lui-même, sous l'impulsion de l'Esprit Saint, et intercède pour toute l'humanité. La Croix est donc le mystère d'amour et de salut qui nous purifie - comme le dit la Lettre aux Hébreux - des "½uvres mortes", c'est-à-dire des péchés, et elle nous sanctifie en gravant l'alliance nouvelle dans notre c½ur; l'Eucharistie, en rendant présent le sacrifice de la Croix, nous rend aptes à vivre fidèlement la communion avec Dieu.
Chers frères et s½urs - que je salue avec affection, en commençant par le cardinal-vicaire et les autres cardinaux et évêques ici présents - comme le peuple élu réuni dans l'assemblée du Sinaï, nous aussi, nous voulons répéter ce soir notre fidélité au Seigneur. Il y a quelques jours, en inaugurant le congrès diocésain annuel, j'ai rappelé l'importance de demeurer, comme Eglise, à l'écoute de la Parole de Dieu dans la prière et en scrutant les Ecritures, en particulier à travers la pratique de la lectio divina, c'est-à-dire la lecture méditée et adorante de la Bible. Je sais que de nombreuses initiatives ont été promues à cet égard dans les paroisses, dans les séminaires, dans les communautés religieuses, au sein des confraternités, des associations et des mouvements apostoliques, qui enrichissent notre communauté diocésaine. Aux membres de ces multiples organismes ecclésiaux, j'adresse mon salut fraternel. Votre présence nombreuse à cette célébration, chers amis, met en lumière le fait que notre communauté, caractérisée par une pluralité de cultures et d'expériences diverses, est façonnée par Dieu comme "son" peuple, comme l'unique Corps du Christ, grâce à notre participation sincère à la double table de la Parole et de l'Eucharistie. Nourris du Christ, nous, ses disciples, recevons la mission d'être "l'âme" de notre ville (cf. Lettre à Diognète, 6: ed. Funk, I, o. 400; voir également LG, 38) ferment de renouveau, pain "rompu" pour tous, en particulier pour ceux qui vivent dans des situations de difficulté, de pauvreté, de souffrance physique et spirituelle. Nous devenons témoins de son amour.
Je m'adresse en particulier à vous, chers prêtres, que le Christ a choisis afin qu'avec Lui, vous puissiez vivre votre vie comme sacrifice de louange pour le salut du monde. Ce n'est que de l'union avec Jésus que vous pouvez tirer la fécondité spirituelle qui engendre l'espérance dans votre ministère pastoral. Saint Léon le grand rappelle que "notre participation au corps et au sang du Christ ne tend à rien d'autre qu'à devenir ce que nous recevons" (Sermo 12, De passione 3, 7, PL 54). Si cela est vrai pour tout chrétien, cela l'est à plus forte raison pour nous, prêtres. Devenir Eucharistie! Que cela soit précisément notre désir et notre engagement constant, afin que le don du corps et du sang du Seigneur que nous faisons sur l'autel, s'accompagne du sacrifice de notre existence. Chaque jour, nous puisons au Corps et au Sang du Seigneur l'amour libre et pur qui fait de nous de dignes ministres du Christ et des témoins de sa joie. C'est ce que les fidèles attendent du prêtre: c'est-à-dire l'exemple d'une authentique dévotion pour l'Eucharistie; ils aiment le voir passer de longs moments de silence et d'adoration devant Jésus comme le faisait le saint curé d'Ars, que nous rappellerons de façon particulière lors de l'Année sacerdotale, désormais imminente.
Saint Jean Marie Vianney aimait dire à ses paroissiens: "Prenez la communion... Il est vrai que vous n'en êtes pas dignes, mais vous en avez besoin" (Bernard Nodet, Le curé d'Ars. Sa pensée - Son coeur, éd. Xavier Mappus, Paris 1995, p. 119). Avec la conscience d'être inadéquats à cause des péchés, mais ayant besoin de nous nourrir de l'amour que le Seigneur nous offre dans le sacrement eucharistique, nous renouvelons ce soir notre foi dans la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Il ne faut pas considérer cette foi comme acquise! Aujourd'hui, il existe le risque d'une sécularisation insidieuse également au sein de l'Eglise, qui peut se traduire en un culte eucharistique formel et vide, dans des célébrations privées de la participation du c½ur qui s'exprime dans la vénération et le respect de la liturgie. La tentation est toujours forte de réduire la prière à des moments superficiels et hâtifs, en se laissant submerger par les activités et par les préoccupations terrestres. Lorsque, dans peu de temps, nous répéterons le Notre Père, notre prière par excellence, nous dirons: "Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour", en pensant naturellement au pain de chaque jour pour nous et pour tous les hommes. Mais cette demande contient également quelque chose de plus profond. Le terme grec epioúsios, que nous traduisons par "de ce jour", pourrait également faire référence au pain "supra-substantiel", au pain "du monde à venir". Certains Pères ont vu ici une référence à l'Eucharistie, le pain de la vie éternelle, du nouveau monde, qui nous est déjà donné aujourd'hui dans la Messe afin que, dès à présent, le monde à venir commence en nous. Avec l'Eucharistie donc, le ciel descend sur terre, le demain de Dieu se fond avec le présent et le temps est comme embrassé par l'éternité divine.
Chers frères et s½urs, comme chaque année, au terme de la Messe, se déroulera la traditionnelle procession eucharistique et nous élèverons, à travers nos prières et nos chants, une imploration commune au Seigneur présent dans l'hostie consacrée. Nous lui dirons au nom de toute la Ville: reste avec nous Jésus, fais-nous don de ta personne et donne-nous le pain qui nous nourrit pour la vie éternelle! Libère ce monde du poison du mal, de la violence et de la haine qui empoisonne les consciences, purifie-le par la puissance de ton amour miséricordieux. Et toi, Marie, qui as été femme "eucharistique" toute ta vie durant, aide-nous à marcher unis vers l'objectif céleste, nourris par le Corps et par le Sang du Christ, pain de vie éternelle et remède de l'immortalité divine. Amen!
3 juin 2010 – Homélie de la Messe du Corpus Domini
Le sacerdoce du Nouveau Testament est étroitement lié à l'Eucharistie. C'est pourquoi aujourd'hui, en la solennité du Corpus Domini, presque au terme de l'Année sacerdotale, nous sommes invités à méditer sur la relation entre l'Eucharistie et le Sacerdoce du Christ. C'est dans cette direction que nous orientent également la première lecture et le psaume responsorial, qui présentent la figure de Melchisédech. Le bref passage du Livre de la Genèse (cf. 14, 18-20) affirme que Melchisédech, roi de Shalem, était « prêtre du Dieu Très Haut », et pour cette raison « apporta du pain et du vin » et « bénit Abraham », qui venait de vaincre une bataille; Abraham lui-même lui donna le dixième de chaque chose. Le psaume, à son tour, contient dans la dernière strophe une expression solennelle, un serment de Dieu lui-même, qui déclare au Roi Messie: « Tu es prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisédech » (Ps 110, 4); ainsi le Messie est proclamé non seulement Roi, mais également Prêtre. C'est de ce passage que s'inspire l'auteur de la Lettre aux Hébreux pour son discours ample et articulé. Et nous lui avons fait écho dans le refrain: « Tu es prêtre pour toujours, Christ Seigneur »: comme une profession de foi, qui acquiert une signification particulière en la fête d'aujourd'hui. C'est la joie de la communauté, la joie de l'Eglise entière, qui, en contemplant et en adorant le Très Saint Sacrement, reconnaît en celui-ci la présence réelle et permanente de Jésus Prêtre souverain et éternel.
La deuxième lecture et l'Evangile portent en revanche l'attention sur le mystère eucharistique. C'est de la Première Lettre aux Corinthiens (cf. 11, 23-26) qu'est tiré le passage fondamental où saint Paul rappelle à cette communauté la signification et la valeur de la « Cène du Seigneur », que l'apôtre avait transmises et enseignées, mais qui risquaient de se perdre. L'Evangile est, en revanche, le récit du miracle des pains et des poissons, rapporté par saint Luc: un signe attesté par tous les évangélistes et qui préannonce le don que le Christ fera de lui-même, pour donner la vie éternelle à l'humanité. Ces deux textes mettent en relief la prière du Christ, alors qu'il rompt le pain. Il y a naturellement une nette différence entre les deux moments: lorsqu'il partage les pains et les poissons pour les foules, Jésus remercie le Père céleste pour sa providence, certain qu'il ne fera pas manquer de nourriture à toutes ces personnes. Au cours de la Dernière Cène, en revanche, Jésus transforme le pain et le vin en son propre Corps et Sang, afin que les disciples puissent se nourrir de Lui et vivre en communion intime et réelle avec Lui.
La première chose qu'il est nécessaire de toujours se rappeler est que Jésus n'était pas un prêtre selon la tradition hébraïque. Sa famille n'était pas sacerdotale. Il n'appartenait pas à la descendance d'Aaron, mais à celle de Juda, et juridiquement la voie du sacerdoce lui était donc fermée. La personne et l'activité de Jésus de Nazareth ne se situent pas dans le sillage des antiques prêtres, mais davantage dans celui des prophètes. Et dans ce sillage, Jésus prit ses distances d'une conception rituelle de la religion, critiquant l'ordre qui accordait de la valeur aux préceptes humains liés à la pureté rituelle plutôt qu'à l'observance des commandements de Dieu, c'est-à-dire à l'amour pour Dieu et pour son prochain qui, comme le dit le Seigneur, « vaut mieux que toutes les offrandes et tous les sacrifices » (Mc 12, 33). Même à l'intérieur du Temple de Jérusalem, lieu sacré par excellence, Jésus accomplit un geste purement prophétique, lorsqu'il chasse les changeurs et les marchands d'animaux, toutes ces choses servant pour l'offrande des sacrifices traditionnels. Jésus n'est donc pas reconnu comme un Messie sacerdotal, mais prophétique et royal. Même sa mort, que nous chrétiens appelons à juste titre « sacrifice », n'avait rien des sacrifices antiques, elle était même tout le contraire: l'exécution d'une condamnation à mort, par crucifixion, la plus infamante, qui eut lieu à l'extérieur des murs de Jérusalem.
Alors, dans quel sens Jésus est-il prêtre? C'est précisément l'Eucharistie qui nous le dit. Nous pouvons repartir de ces simples mots, qui décrivent Melchisédech: il « apporta du pain et du vin » (Gn 14, 18). C'est ce qu'a fait Jésus lors de la Dernière Cène: il a offert du pain et du vin, et en ce geste il a résumé toute sa personne et toute sa mission. Dans cet acte, dans la prière qui le précède et dans les paroles qui l'accompagnent se trouve tout le sens du mystère du Christ, tel que l'exprime la Lettre aux Hébreux dans un passage décisif, qu'il est nécessaire de reporter: « Pendant les jours de sa vie mortelle – écrit l'auteur en se référant à Jésus –, il a présenté, avec un grand cri et dans les larmes, sa prière et sa supplication à Dieu qui pouvait le sauver de la mort; et, parce qu'il s'est soumis en tout, il a été exaucé. Bien qu'il soit le Fils, il a pourtant appris l'obéissance par les souffrances de sa Passion; et ainsi, conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel. Car Dieu l'a proclamé grand prêtre selon le sacerdoce de Melchisédech » (5, 8-10). Dans ce texte, qui fait clairement référence à l'agonie spirituelle de Gethsémani, la passion du Christ est présentée comme un prière et comme une offrande. Jésus affronte son « heure », qui le conduit à la mort sur la croix, plongé dans une profonde prière, qui consiste en l'union de sa propre volonté avec celle du Père. Cette double et unique volonté est une volonté d'amour. Vécue dans cette prière, l'épreuve tragique que Jésus affronte est transformée en offrande, en sacrifice vivant.
La Lettre aux Hébreux dit que Jésus « fut exaucé ». Dans quel sens? Au sens où Dieu le Père l'a libéré de la mort et l'a ressuscité. Il a été exaucé précisément en raison de son abandon total à la volonté du Père: le dessein d'amour de Dieu a pu s'accomplir parfaitement en Jésus, qui, ayant obéi jusqu'à la fin extrême de la mort sur la croix, est devenu « cause de salut » pour tous ceux qui Lui obéissent. C'est-à-dire qu'il est devenu grand Prêtre pour avoir lui-même pris sur lui tout le péché du monde, comme « Agneau de Dieu ». C'est le Père qui lui confère ce sacerdoce au moment même où Jésus traverse le passage de sa mort et résurrection. Ce n'est pas un sacerdoce selon ce que prescrit la loi mosaïque (cf. Lv 8-9), mais selon l'ordre de Melchisédech, selon un ordre prophétique, qui dépend seulement de sa relation particulière avec Dieu.
Revenons à l'expression de la Lettre aux Hébreux qui dit: « Bien qu'il soit le Fils, il a pourtant appris l'obéissance par les souffrances de sa Passion ». Le sacerdoce du Christ comporte la souffrance. Jésus a vraiment souffert, et il l'a fait pour nous. Il était le Fils et il n'avait pas besoin d'apprendre à obéir, mais nous oui, nous en avions et nous en avons toujours besoin. C'est pourquoi le Fils a pris notre humanité et s'est laissé « éduquer » pour nous dans le creuset de la souffrance, il s'est laissé transformer par elle, comme le grain de blé qui, pour porter du fruit, doit mourir dans la terre. A travers ce processus, Jésus a été « rendu parfait », en grec teleiotheis. Nous devons nous arrêter sur ce terme, car il est très significatif. Il indique l'accomplissement d'un chemin, c'est-à-dire le propre chemin d'éducation et de transformation du Fils de Dieu à travers la souffrance, à travers la passion douloureuse. C'est grâce à cette transformation que Jésus Christ est devenu « prêtre suprême » et peut sauver tous ceux qui se confient à Lui. Le terme de teleiotheis, traduit justement par « rendu parfait », appartient à une racine verbale qui, dans la version grecque du Pentateuque, c'est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible, est toujours utilisée pour indiquer la consécration des antiques prêtres. Cette découverte est très précieuse, car elle nous dit que la passion a été pour Jésus une consécration sacerdotale. Il n'était pas prêtre selon la Loi, mais il l'est devenu de manière existentielle dans sa Pâque de passion, de mort et de résurrection: il s'est offert lui-même en expiation et le Père, l'exaltant au-dessus de toute créature, l'a constitué Médiateur universel de salut.
Revenons, dans notre méditation, à l'Eucharistie, qui d'ici peu sera au centre de notre assemblée liturgique. Dans celle-ci, Jésus a anticipé son Sacrifice, un Sacrifice non rituel, mais personnel. Lors de la Dernière Cène, il agit animé par cet « esprit éternel » avec lequel il s'offrira ensuite sur la Croix (cf. He 9, 14). En rendant grâces et en bénissant, Jésus transforme le pain et le vin. C'est l'amour divin qui transforme: l'amour avec lequel Jésus accepte à l'avance de se donner entièrement pour nous. Cet amour n'est autre que l'Esprit Saint, l'Esprit du Père et du Fils, qui consacre le pain et le vin et transforme leur substance en Corps et en Sang du Seigneur, rendant présent dans le sacrement le même Sacrifice qui s'accomplit ensuite de manière sanglante sur la Croix. Nous pouvons donc conclure que le Christ est un prêtre véritable et agissant, car il est rempli de la force de l'Esprit Saint, il est comblé de toute la plénitude de l'amour de Dieu, et cela précisément « la nuit où il fut trahi », précisément à l'« heure des ténèbres » (cf. Lc 22, 53). C'est cette force divine, la même qui réalisa l'Incarnation du Verbe, qui transforme la violence extrême et l'injustice extrême en acte suprême d'amour et de justice. Telle est l'½uvre du sacerdoce du Christ, que l'Eglise a hérité et prolongé dans l'histoire, sous la double forme du sacerdoce commun des baptisés et de celui ordonné des ministres, pour transformer le monde avec l'amour de Dieu. Tous, prêtres et fidèles, nous nous nourrissons de la même Eucharistie, nous nous prosternons tous pour l'adorer, car dans celle-ci est présent notre Maître et Seigneur, est présent le véritable Corps de Jésus, Victime et Prêtre, salut du monde. Venez, exultons avec des chants de joie! Venez, adorons! Amen
23 juin 2011 – Homélie de la Messe du Corpus Domini
La fête du Corpus Domini est inséparable du Jeudi Saint, de la Messe in Cena Domini, au cours de laquelle on célèbre solennellement l’institution de l’Eucharistie. Alors que dans la soirée du Jeudi Saint on revit le mystère du Christ qui s’offre à nous dans le pain rompu et dans le vin versé, aujourd’hui, en la fête du Corpus Domini, ce même mystère est proposé à l’adoration et à la méditation du Peuple de Dieu, et le Très Saint Sacrement est porté en procession dans les rues des villes et des villages, pour montrer que le Christ ressuscité marche parmi nous et nous guide vers le Royaume des cieux. Ce que Jésus nous a donné dans l’intimité du Cénacle, nous le manifestons aujourd’hui ouvertement, car l’amour du Christ n’est pas réservé à certains, mais il est destiné à tous. Dans la Messe in Cena Domini du Jeudi Saint, j’ai souligné que dans l’Eucharistie a lieu la transformation des dons de cette terre — le pain et le vin — ayant pour but de transformer notre vie et d’inaugurer ainsi la transformation du monde. Ce soir, je voudrais reprendre cette perspective.
Tout part, pourrait-on dire, du c½ur du Christ, qui lors de la Dernière Cène, à la veille de sa passion, a remercié et loué Dieu et, en agissant ainsi, avec la puissance de son amour, a transformé le sens de la mort vers laquelle il allait. Le fait que le Sacrement de l’autel ait assumé le nom d’«Eucharistie» — «action de grâce» — exprime précisément cela: que la transformation de la substance du pain et du vin dans le Corps et le Sang du Christ est le fruit du don que le Christ a fait de lui-même, le don d’un Amour plus fort que la mort, un Amour divin qui l’a fait ressusciter d’entre les morts. Voilà pourquoi l’Eucharistie est nourriture de vie éternelle, Pain de la vie. Du c½ur du Christ, de sa «prière eucharistique» à la veille de sa passion, naît ce dynamisme qui transforme la réalité dans ses dimensions cosmique, humaine et historique. Tout procède de Dieu, de la toute-puissance de son Amour Un et Trine, incarné en Jésus. Le c½ur du Christ est plongé dans cet Amour; c’est pourquoi il sait rendre grâce et louer Dieu également face à la trahison et à la violence, et de cette manière il change les choses, les personnes et le monde.
Cette transformation est possible grâce à une communion plus forte que la division, la communion de Dieu lui-même. Le mot «communion», que nous utilisons également pour désigner l’Eucharistie, résume en lui la dimension verticale et la dimension horizontale du don du Christ. L’expression «prendre la communion», qui se réfère à l’acte de manger le Pain eucharistique, est belle et très éloquente. En effet, quand nous accomplissons cet acte, nous entrons en communion avec la vie même de Jésus, dans le dynamisme de cette vie qui se donne à nous et pour nous. De Dieu, à travers Jésus, jusqu’à nous: une unique communion se transmet dans la sainte Eucharistie. Nous l’avons entendu il y a peu, dans la deuxième lecture, dans les paroles de l’apôtre Paul adressées aux chrétiens de Corinthe: «La coupe d’action de grâce que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang du Christ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ? Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain» (1 Co 10, 16-17).
Saint Augustin nous aide à comprendre la dynamique de la communion eucharistique lorsqu’il fait référence à une sorte de vision qu’il eut, dans laquelle Jésus lui dit: «Je suis la nourriture des forts. Grandis et tu m’auras. Tu ne me transformeras pas en toi, comme la nourriture du corps, mais ce sera toi qui sera transformé en moi» (Conf. VII, 10, 18). Alors que la nourriture corporelle est donc assumée par notre organisme et contribue à son entretien, dans le cas de l’Eucharistie il s’agit d’un Pain différent: ce n’est pas nous qui l’assimilons, mais c’est lui qui nous assimile, de sorte que nous devenons conformes à Jésus Christ, membres de son corps, une seule chose avec Lui. Ce passage est décisif. En effet, c’est précisément parce que c’est le Christ qui, dans la communion eucharistique, nous transforme en Lui, que notre caractère individuel, dans cette rencontre, est ouvert, libéré de son égocentrisme et inséré dans la Personne de Jésus, qui à son tour est plongée dans la communion trinitaire. Ainsi l’Eucharistie, alors qu’elle nous unit au Christ, nous ouvre également aux autres, nous rend membres les uns des autres: nous ne sommes plus divisés, mais une seule chose en Lui. La communion eucharistique m’unit à la personne qui est à mes côtés, et avec laquelle je n’ai peut-être même pas un bon rapport, mais également aux frères éloignés, dans toutes les parties du monde. D’ici, de l’Eucharistie, dérive donc le sens profond de la présence sociale de l’Eglise, comme en témoignent les grands saints sociaux, qui ont toujours été de grandes âmes eucharistiques. Qui reconnaît Jésus dans la sainte Hostie, le reconnaît dans son frère qui souffre, qui a faim et soif, qui est étranger, nu, malade, emprisonné; et il est attentif à chaque personne, il s’engage, de manière concrète, pour tous ceux qui sont dans le besoin. Du don d’amour du Christ provient donc notre responsabilité particulière de chrétiens dans la construction d’une société solidaire, juste, fraternelle. A notre époque en particulier, où la mondialisation nous rend toujours plus dépendants les uns des autres, le christianisme peut et doit faire en sorte que cette unité ne se construise pas sans Dieu, c’est-à-dire sans le véritable Amour, ce qui laisserait place à la confusion, à l’individualisme, à la domination de tous contre tous. L’Evangile vise depuis toujours à l’unité de la famille humaine, une unité qui n’est pas imposée de l’extérieur, ni par des intérêts idéologiques ou économiques, mais bien à partir du sens de responsabilité des uns envers les autres, car nous nous reconnaissons membres d’un même corps, du corps du Christ, car nous avons appris et nous apprenons constamment du Sacrement de l’Autel que le partage, l’amour sont la voie de la véritable justice.
Revenons à présent à l’acte de Jésus lors de la Dernière Cène. Que s’est-il passé à ce moment? Lorsqu’Il dit: Ceci est mon corps qui est donné pour vous, ceci est mon sang versé pour vous et pour une multitude, que se passe-t-il? Dans ce geste, Jésus anticipe l’événement du Calvaire. Il accepte par amour toute la passion, avec son tourment et sa violence, jusqu’à la mort en croix; en l’acceptant de cette manière, il la transforme en un acte de donation. Telle est la transformation dont le monde a le plus besoin, car elle le rachète de l’intérieur, elle l’ouvre aux dimensions du Royaume des cieux. Mais ce renouvellement du monde, Dieu veut toujours le réaliser à travers la même voie suivie par le Christ, cette voie qui, d’ailleurs, est Lui-même. Il n’y a rien de magique dans le christianisme. Il n’y a pas de raccourcis, mais tout passe à travers la logique humble et patiente du grain de blé qui meurt pour donner la vie, la logique de la foi qui déplace les montagnes avec la force douce de Dieu. C’est pourquoi Dieu veut continuer à renouveler l’humanité, l’histoire et l’univers à travers cette chaîne de transformations dont l’Eucharistie est le sacrement. A travers le pain et le vin consacrés, dans lesquels sont réellement présents son Corps et son Sang, le Christ nous transforme, en nous assimilant à Lui: il nous fait participer à son opération de rédemption, en nous rendant capables, par la grâce de l’Esprit Saint, de vivre selon sa logique même de donation, comme des grains de blés unis à Lui et en Lui. C’est ainsi qu’on les sème et que mûrissent dans les sillons de l’histoire l’unité et la paix, qui sont l’objectif auquel nous tendons, selon le dessein de Dieu.
Sans illusions, sans utopies idéologiques, nous marchons sur les routes du monde, en portant en nous le Corps du Seigneur, comme la Vierge Marie dans le mystère de la Visitation. Avec l’humilité de savoir que nous sommes de simples grains de blé, nous conservons la ferme certitude que l’amour de Dieu, incarné dans le Christ, est plus fort que le mal, que la violence et que la mort. Nous savons que Dieu prépare pour tous les hommes des cieux nouveaux et une terre nouvelle, où règnent la paix et la justice — et dans la foi nous entrevoyons le monde nouveau, qui est notre véritable patrie. Ce soir aussi, alors que le soleil se couche sur notre bien-aimée ville de Rome, nous nous mettons en marche: avec nous il y a Jésus Eucharistie, le Ressuscité, qui a dit: «Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde» (Mt 28, 20). Merci, Seigneur Jésus! Merci de ta fidélité, qui soutient notre espérance. Reste avec nous, car le soir vient. «Bon Pasteur, Pain véritable, ô Jésus, aies pitié de nous, défends-nous, conduis-nous vers les biens éternels, dans la terre des vivants!» Amen
7 juin 2012 – Homélie Corpus Domini
Ce soir, je voudrais méditer avec vous sur deux aspects, liés entre eux, du Mystère eucharistique: le culte de l’Eucharistie et son caractère sacré. Il est important de les prendre à nouveau en considération pour les préserver des visions incomplètes du Mystère lui-même, comme celles que l’on a pu constater dans un passé récent.
Avant tout, une réflexion sur la valeur du culte eucharistique, en particulier de l’adoration du Très Saint Sacrement. C’est l’expérience que nous vivrons aussi ce soir, après la messe, avant la procession, pendant son déroulement et à son terme. Une interprétation unilatérale du concile Vatican ii avait pénalisé cette dimension en réduisant en pratique l’Eucharistie au moment de la célébration. En effet, il a été très important de reconnaître le caractère central de la célébration, à travers laquelle le Seigneur convoque son peuple, le rassemble autour de la double table de la Parole et du Pain de vie, le nourrit et l’unit à lui dans l’offrande du Sacrifice. Cette mise en valeur de l’assemblée liturgique dans laquelle le Seigneur agit et réalise son mystère de communion, demeure naturellement valable, mais elle doit être replacée dans un juste équilibre. En effet — comme c’est souvent le cas — pour souligner un aspect, on finit par en sacrifier un autre. Ici, l’accent mis sur la célébration de l’Eucharistie s’est fait aux dépends de l’adoration, en tant qu’acte de foi et de prière adressée au Seigneur Jésus, réellement présent dans le Sacrement de l’autel. Ce déséquilibre a aussi eu des répercussions sur la vie spirituelle des fidèles. En effet, si l’on concentre tout le rapport avec Jésus Eucharistie dans le seul moment de la Sainte Messe, on risque de vider de sa présence le reste du temps et de l’espace existentiels. Et ainsi, l’on perçoit moins le sens de la présence constante de Jésus au milieu de nous et avec nous, une présence concrète, proche, au milieu de nos maisons, comme « C½ur battant » de la ville, du pays, du territoire avec ses différentes expressions et activités. Le Sacrement de la Charité du Christ doit pénétrer toute la vie quotidienne.
En réalité, c’est une erreur que d’opposer la célébration et l’adoration, comme si elles étaient concurrentes. C’est justement le contraire : le culte du Saint Sacrement constitue comme le « milieu » spirituel dans lequel la communauté peut célébrer l’Eucharistie d’une manière juste et vraie. C’est seulement lorsqu’elle est précédée, accompagnée et suivie de cette attitude intérieure de foi et d’adoration que l’action liturgique peut exprimer toute sa signification et sa valeur. La rencontre avec Jésus dans la Messe se réalise vraiment et pleinement lorsque la communauté est en mesure de reconnaître que, dans le Sacrement, il habite dans sa maison, nous attend, nous invite à sa table, et puis, après que l’assemblée s’est dispersée, qu’il reste avec nous, par sa présence discrète et silencieuse, et nous accompagne de son intercession, en continuant à recueillir nos sacrifices spirituels et à les offrir au Père.
A ce propos, je voudrais souligner l’expérience que nous allons vivre ensemble aussi ce soir. Au moment de l’adoration, nous sommes tous sur le même plan, agenouillés devant le Sacrement de l’Amour. Le sacerdoce commun et le sacerdoce ministériel se trouvent réunis dans le culte eucharistique. C’est une expérience très belle et très significative que nous avons vécue à différentes reprises dans la basilique Saint-Pierre, ainsi que lors des inoubliables veillées avec les jeunes — je me souviens par exemple de celles de Cologne, de Londres, de Zagreb, de Madrid. Il est évident pour tous que ces moments de veillée eucharistique préparent la célébration de la Messe, préparent les c½urs à la rencontre, si bien qu’elle en devient elle aussi plus féconde. Etre tous en silence de façon prolongée devant le Seigneur présent dans son Sacrement, est l’une des expériences les plus authentiques de notre être Eglise, qui est accompagnée de façon complémentaire par celle de célébrer l’Eucharistie, en écoutant la Parole de Dieu, en chantant, en s’approchant ensemble de la table du Pain de vie. Communion et contemplation ne peuvent pas être séparées, elles vont de pair. Pour communier vraiment avec une autre personne, je dois la connaître, savoir rester auprès d’elle en silence, l’écouter, la regarder avec amour. Le vrai amour et la vraie amitié vivent toujours de cette réciprocité de regards, de silences intenses, éloquents, pleins de respect, et de vénération, afin que la rencontre soit vécue en profondeur, de façon personnelle et non pas superficielle. Et hélas, s’il manque cette dimension, même la communion sacramentelle peut devenir, de notre part, un geste superficiel. En revanche, dans la vraie communion, préparée par l’entretien de la prière et de la vie, nous pouvons dire au Seigneur des paroles de confiance, comme celles qui viennent de résonner dans le psaume responsorial : « Je suis ton serviteur fils de ta servante, / tu as défait mes liens. / Je t'offrirai le sacrifice d'action de grâces, / j'appellerai le nom du Seigneur » (Ps 115, 16-17).
Je voudrais maintenant passer brièvement au deuxième aspect: le caractère sacré de l’Eucharistie. Là aussi, on a, dans un passé récent, senti les conséquences d’un certain malentendu sur le message authentique de la Sainte Ecriture. La nouveauté chrétienne concernant le culte a été influencée par une certaine mentalité sécularisée des années soixante et soixante-dix du siècle dernier. Il est vrai, et cela reste toujours valable, que le centre du culte n’est plus désormais dans les rites et dans les sacrifices anciens, mais dans le Christ lui-même, dans sa personne, dans sa vie, dans son mystère pascal. Et cependant, on ne doit pas déduire de cette nouveauté fondamentale que le sacré n’existe plus, mais qu’il a trouvé son accomplissement en Jésus Christ, Amour divin incarné. La Lettre aux Hébreux que nous avons écoutée ce soir dans la seconde lecture, nous parle justement de la nouveauté du sacerdoce du Christ, « grand prêtre des biens à venir » (He 9, 11), mais il ne dit pas que le sacerdoce est terminé. Le Christ « est médiateur d’une nouvelle alliance » (He 9, 15), scellée dans son sang, qui purifie « notre conscience des ½uvres mortes » (He 9, 14). Il n’a pas aboli le sacré, mais il l’a porté à son accomplissement, en inaugurant un culte nouveau, qui est certes pleinement spirituel, mais qui cependant, tant que nous sommes en chemin dans le temps, se sert encore de signes et de rites, qui ne disparaîtront qu’à la fin, dans la Jérusalem céleste, là où il n’y aura plus aucun temple (cf. Ap 21, 22). Grâce au Christ, le caractère sacré est plus vrai, plus intense, et, comme il advient pour les commandements, plus exigeant aussi ! L’observance rituelle ne suffit pas, mais il faut la purification du c½ur, et l’engagement de la vie.
Je voudrais aussi souligner que le sacré a une fonction éducative et que sa disparition appauvrit inévitablement la culture, en particulier la formation des nouvelles générations. Si, par exemple, au nom d’une foi sécularisée qui n’aurait plus besoin des signes sacrés, on abolissait la procession du Corpus Domini dans la ville, le profil spirituel de Rome se trouverait « aplati » et notre conscience personnelle et communautaire s’en trouverait affaiblie. Ou bien, pensons à une mère et à un père qui, au nom de la foi désacralisée, priveraient leurs enfants de tout rituel religieux: ils finiraient en réalité par laisser le champ libre aux innombrables succédanés présents dans la société de consommation, à d’autres rites et à d’autres signes, qui pourraient devenir plus facilement des idoles. Dieu, notre Père, n’a pas agi ainsi avec l’humanité : il a envoyé son Fils dans le monde, non pour abolir, mais pour porter le sacré aussi à son accomplissement. Au sommet de cette mission, lors de la Dernière Cène, Jésus a institué le sacrement de son Corps et de son Sang, le Mémorial de son Sacrifice pascal. En agissant ainsi, il s’est mis lui- même à la place des sacrifices anciens, mais il l’a fait à l’intérieur d’un rite, qu’il a commandé aux apôtres de perpétuer, comme le signe suprême du véritable Sacré, qui est Lui-même. C’est avec cette foi, chers frères et s½urs, que nous célébrons aujourd’hui et chaque jour le Mystère eucharistique et que nous l’adorons comme le centre de notre vie et le c½ur du monde